En baie de Somme

Ce doux pays, plat et blond, serait-il moins simple que je l’ai cru d’abord ? J’y découvre des mœurs bizarres : on y pêche en voiture, on y chasse en bateau… « Allons, au revoir, la barque est prête, j’espère vous rapporter ce soir un joli rôti de bécassines… » Et le chasseur s’en va, encaqué dans son ciré jaune, le fusil en bandoulière… « Mes enfants, venez vite ! voilà les charrettes qui reviennent ! je vois les filets tout pleins de limandes pendus aux brancards ! » Étrange, pour qui ignore que le gibier s’aventure au-dessus de la baie et la traverse, du Hourdel au Crotoy, du Cotroy à Saint-Valery ; étrange, pour qui n’a pas grimpé dans une de ces carrioles à larges roues, qui mènent les pêcheurs tout le long des vingt-cinq kilomètres de la plage, à la rencontre de la mer…

Beau temps. On a mis tous les enfants à cuire ensemble sur la plage. Les uns rôtissent sur le sable sec, les autres mijotent au bain-marie dans les flaques chaudes. La jeune maman, sous l’ombrelle de toile rayée, oublie délicieusement ses deux gosses et s’enivre, les joues chaudes, d’un roman mystérieux, habillé comme elle de toile écrue…

– Maman !…

– …

– Maman, dis donc, maman !…

Son gros petit garçon, patient et têtu, attend, la pelle aux doigts, les joues sablées comme un gâteau…

– Maman, dis donc, maman…

Les yeux de la liseuse se lèvent enfin, hallucinés, et elle jette dans un petit aboiement excédé :

– Quoi ?

– Maman, Jeannine est noyée.

– Qu’est-ce que tu dis ?

– Jeannine est noyée, répète le bon gros petit garçon têtu.

Le livre vole, le pliant tombe…

– Qu’est-ce que tu dis, petit malheureux ? ta sœur est noyée ?

– Oui. Elle était là, tout à l’heure, elle n’y est plus. Alors je pense qu’elle s’est noyée.

La jeune maman tourbillonne comme une mouette et va crier… quand elle aperçoit la « noyée » au fond d’une cuve de sable, où elle fouit comme un ratier…

– Jojo ! tu n’as pas honte d’inventer des histoires pareilles pour m’empêcher de lire ? Tu n’auras pas de chou à la crème à quatre heures !

Le bon gros écarquille des yeux candides.

– Mais c’est pas pour te taquiner, maman ! Jeannine était plus là, alors je croyais qu’elle était noyée.

– Seigneur ! il le croyait ! et c’est tout ce que ça te faisait ?

Consternée, les mains jointes, elle contemple son gros petit garçon, par-dessus l’abîme qui sépare une grande personne civilisée d’un petit enfant sauvage…

* * *

Mon petit bull a perdu la tête. Aux trousses du bécasseau et du pluvier à collier, il s’arrête, puis part follement, s’essouffle, plonge entre les joncs, s’enlise, nage et ressort bredouille, mais ravi et secouant autour de lui une toison imaginaire… Et je comprends que la mégalomanie le tient et qu’il se croit devenu épagneul…

La Religieuse et le chevalier Piedrouge devisent avec l’Arlequin. La Religieuse penche la tête, puis court, coquette, pour qu’on la suive, et pousse de petits cris… Le chevalier Piedrouge, botté de maroquin orange, siffle d’un air cynique, tandis que l’Arlequin, fuyant et mince, les épie…

Ô lecteur vicieux, qui espérez une anecdote dans le goût grivois et suranné, détrompez-vous : je vous conte seulement les ébats de trois jolis oiseaux de marais.

Ils ont des noms charmants, ces oiseaux de la mer et du marécage. Des noms qui fleurent la comédie italienne, voire le roman héroïque – comme le Chevalier Combattant, ce guerrier d’un autre âge, qui porte plastron et collerette hérissée, et cornes de plumes sur le front. Plastron vulnérable, cornes inoffensives, mais le mâle ne ment pas à son nom, car les Chevaliers Combattants s’entretuent sous l’œil paisible de leurs femelles, harem indifférent accroupi en boule dans le sable…

* * *

Dans un petit café du port, les pêcheurs attendent, pour repartir, le flot qui monte et déjà chatouille sournoisement la quille des bateaux, échoués de biais sur le sable au bas du quai. Ce sont des pêcheurs comme partout, en toile goudronnée, en tricot bleu, en sabots camus. Les vieux ont le collier de barbe et la pipe courte… C’est le modèle courant, vulgarisé par la chromolithographie et l’instantané.

Ils boivent du café et rient facilement, avec ces clairs yeux vides de pensée qui nous charment, nous autres terriens. L’un d’eux est théâtralement beau, ni jeune ni vieux, crépu d’une toison et d’une barbe plus pâles que sa peau tannée, avec des yeux jaunes, des prunelles de chèvre rêveuse qui ne clignent presque jamais.

La mer est montée, les bateaux dansent dans la baie, au bout de leurs amarres, et trinquent du ventre. Un à un, les pêcheurs s’en vont, et serrent la patte du beau gars aux yeux d’or : « À revoir, Canada. » À la fin, Canada reste seul dans le petit café, debout, le front aux vitres, son verre d’eau-de-vie à la main… Qu’attend-il ? Je m’impatiente et me décide à lui parler :

– Ils vont loin comme ça ?

Son geste lent, son vaste regard désignent la haute mer :

– Par là-bas. Y a bien de la crevette ces jours-ci. Y a bien de la limande et du maquereau, et de la sole… Y a bien un peu de tout…

– Vous ne pêchez pas aujourd’hui, vous ?

Les prunelles d’or se tournent vers moi, un peu méprisantes :

– Je ne suis pas pêcheur, ma petite dame. Je travaille (sic) avec le photographe pour les cartes postales. Je suis « type local ».

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