17 juin.
Au moment où j’arrivais devant ma porte, sir Percival me rappela.
– Il faut que je vous demande de redescendre, miss Halcombe, dit-il, c’est la faute de Fosco.
J’entrai dans la bibliothèque où je vis Laura debout près de la table et Mrs Fosco assise à côté d’elle. Le comte s’avança vers moi :
– Excusez-moi, mademoiselle, mais comme je sais que les Anglais se méfient en général de mes compatriotes, je fais une objection à ce que Mrs Fosco et moi soyons témoins tous les deux de la signature de lady Glyde.
– Objection qui ne tient pas debout ! grogna sir Percival.
– Possible ! reprit le comte. Pour la loi anglaise peut-être, mais la conscience de Fosco refuse net, fit-il en étalant ses gros doigts sur sa poitrine et en saluant gravement comme s’il voulait présenter sa conscience à l’assemblée. J’ignore quel document lady Glyde doit signer et je ne désire pas le savoir. Mais l’avenir peut obliger sir Percival à devoir faire appel à ses témoins et il est souhaitable que ceux-ci soient indépendants les uns des autres. Or, cela ne peut être si ma femme est témoin en même temps que moi, parce qu’elle et moi n’avons qu’une seule et même opinion, qui est mon opinion. Je ne veux pas qu’on me reproche un jour d’avoir fait pression sur Mrs Fosco, et que, par conséquent son témoignage soit nul. Je propose donc que les témoins soient vous, miss Halcombe, en tant que sœur de lady Glyde, et moi, en tant qu’ami de sir Percival. Je suis un peu jésuite peut-être, mais pardonnez-moi mes scrupules.
Ce disant, il s’inclina et recula de deux pas. Les scrupules du comte pouvaient être honorables, mais son ton me déplut, aussi résolus-je d’être prudente.
– Vous pouvez compter sur moi, répondis-je avec calme, si, de mon côté, je ne trouve aucune raison d’avoir de scrupules.
Sir Percival me regarda en fronçant les sourcils, comme s’il voulait me répliquer quelque chose ; mais, au même moment, son attention fut attirée par Mrs Fosco qui se levait pour sortir après que son mari, d’un seul coup d’œil, lui en eut donné l’ordre.
– Restez, je vous en prie, lui dit sir Percival.
Mrs Fosco regarda à nouveau son mari, comprit à nouveau ce qu’il attendait d’elle, déclara qu’elle préférait se retirer et sortit d’un pas décidé. Le comte alluma une cigarette, puis s’approcha des pots de fleurs qui ornaient la fenêtre et s’appliqua à envoyer des bouffées de fumée sur les feuilles afin de tuer chaque insecte qu’il y voyait.
Sir Percival se dirigea alors vers une armoire qu’il ouvrit et en retira un parchemin plié qu’il déposa sur la table devant sa femme. Le dépliant à demi, il trempa la plume dans l’encre et la tendit à Laura.
– Signez votre nom ici, dit-il en désignant le bas du parchemin. Fosco et miss Halcombe signeront ensuite. Allons, Fosco, ce n’est pas le moment de contempler la nature !
Le comte jeta sa cigarette et s’approcha de la table, le regard fixé sur le visage de sir Percival.
Laura aussi regarda son mari, qui ressemblait plus à un bagnard qu’à un gentleman, tant son expression était sinistre.
– Signez ici ! répéta-t-il brusquement.
– Que dois-je signer ? demanda froidement Laura.
– Je n’ai pas le temps de vous expliquer, répondit-il nerveusement, le dog-cart est à la porte et je dois partir. D’ailleurs, vous ne pourriez comprendre : c’est une pure formalité et c’est bourré de mots techniques. Allons, signez et finissons-en !
– Je désire savoir de quoi il s’agit avant de signer !
– Balivernes ! Les femmes ne connaissent rien en affaires, vous n’y comprendriez rien !
– En tout cas, laissez-moi essayer. Lorsque Mr Gilmore me propose une affaire, il me l’explique toujours auparavant et… je comprends !
– Évidemment ! Mr Gilmore est votre serviteur, il est obligé de vous l’expliquer. Moi, je suis votre mari et je n’ai pas ce devoir. Combien de temps comptez-vous encore me faire attendre ? Je suis pressé, vous dis-je ! Voulez-vous signer, oui ou non ?
– Si ma signature me rend responsable, je veux savoir de quoi ! répondit Laura avec fermeté.
Sir Percival blêmit de rage.
– Dites plutôt que vous n’avez pas confiance en moi ! Mais dites-le donc, vous qui tenez toujours à dire la vérité !
Le comte mit la main sur l’épaule de sir Percival, mais celui-ci la secoua avec impatience.
– Contrôlez votre sacré caractère, Percival ! Lady Glyde a raison !
– Raison ! Une femme qui se méfie de son mari !
– C’est injuste et méchant de m’accuser de méfiance, sir Percival, dit Laura ; demandez à Marian si je n’ai pas le droit de désirer savoir à quoi je m’engage avant de signer.
– Je n’ai pas besoin de l’avis de miss Halcombe, rétorqua sir Percival avec grossièreté, elle n’a rien à voir dans cette affaire !
Laura m’envoya un tel regard de détresse que je résolus d’intervenir.
– Excusez-moi, sir Percival, dis-je avec calme, mais en tant que témoin j’estime que j’ai quelque chose à voir dans l’affaire. La demande de ma sœur est tout à fait régulière et, pour ma part, je ne prendrai pas la responsabilité de garantir sa signature si elle ne connaît pas le document que vous désirez lui faire signer.
– Voilà une déclaration assez nette, ma parole ! s’écria sir Percival furibond. La prochaine fois que vous vous inviterez chez un homme, miss Halcombe, je vous recommande de le remercier de son hospitalité en prenant le parti de sa femme contre lui, c’est très élégant !
Je sursautai, comme si j’avais reçu un soufflet en plein visage. Si j’avais été un homme, je l’aurais giflé et j’aurais quitté la maison pour ne jamais y remettre les pieds. Mais je n’étais qu’une femme… et j’aimais Laura de tout mon cœur.
Je parvins à me maîtriser, tandis que celle-ci se précipitait vers moi et m’embrassait.
– Oh ! Marian, si ma mère avait vécu, elle n’aurait pas fait plus pour moi !
– Revenez ici et signez ! ordonna sir Percival.
– Dois-je le faire, Marian ? me demanda Laura à l’oreille.
– Non, chérie ! Le droit est pour vous : ne signez rien sans lire.
Le comte, qui avait tout observé en silence, s’interposa encore une fois.
– Percival ! dit-il. Si vous oubliez que vous vous adressez à des dames, moi je m’en souviens !
Sir Percival le regarda avec colère, tandis que le comte appuyait fortement sa main sur son épaule, en répétant avec fermeté :
– Soyez assez bon pour ne pas l’oublier, Percival !
Puis sir Percival se dégagea lentement de la main de fer qui pesait sur lui et, tel un animal dompté, il détourna les yeux et parla d’une voix sourde.
– Je ne désire offenser personne, mais l’entêtement de ma femme ferait perdre patience à un saint. Je lui dis que ce n’est qu’une formalité, alors pourquoi se méfie-t-elle de moi ? Encore une fois, lady Glyde, voulez-vous signer ce parchemin ?
Laura retourna vers la table et reprit la plume.
– Je signerai avec plaisir si vous me traitez comme un être raisonnable. Peu m’importe le sacrifice que vous me demandez, s’il n’affecte que moi et n’entraîne aucun mal…
– Qui parle de sacrifice ? s’écria sir Percival redevenu furieux.
– Je voulais simplement dire que je ne refuserai aucune concession que je puisse faire honorablement. Si j’ai des scrupules de signer aveuglément, pourquoi me jugez-vous avec autant de sévérité ? Il m’est pénible de constater que vous avez été beaucoup plus indulgent pour les scrupules du comte Fosco.
– Scrupules ! vociféra sir Percival hors de lui. Vos scrupules vraiment ! Il est un peu tard pour en avoir ! Je croyais que vous aviez surmonté toutes les faiblesses en m’épousant par vertu !
Laura laissa retomber la plume et le regarda avec une expression de mépris que je ne lui avais encore jamais vue, puis lui tourna le dos. Les paroles brutales que lui avait lancées son mari avaient certes une signification cachée que, pour ma part, je ne comprenais pas.
J’entendis le comte murmurer tout bas : « Espèce d’idiot ! »
Laura se dirigeait vers la porte, quand sir Percival la rappela à nouveau.
– Alors, vous refusez absolument de signer ? demanda-t-il d’une voix altérée.
– Après ce que vous venez de me dire, répondit Laura avec froideur, je refuse de signer avant d’avoir lu chaque ligne de ce document. Venez, Marian, nous sommes déjà restées trop longtemps ici.
– Un moment ! interrompit Mr Fosco, avant que sir Percival n’eût le temps de répliquer, un moment, je vous en prie, lady Glyde.
J’arrêtai Laura en lui disant tout bas :
– Ne vous faites pas un ennemi du comte, pour l’amour du Ciel !
Sir Percival, assis devant la table, le coude sur le parchemin, avait la tête appuyée dans ses mains, tandis que le comte se trouvait devant nous, maître de la situation.
– Lady Glyde, commença-t-il, excusez-moi si j’ose faire une suggestion, et croyez bien que c’est avec le plus profond respect et la plus grande amitié que je m’adresse à la maîtresse de cette maison.
Se tournant vers sir Percival, il interrogea :
– Est-il absolument nécessaire que cet acte soit signé aujourd’hui ?
– Selon mes désirs et mes projets, oui, mais vous voyez bien que cette considération n’influence pas lady Glyde.
– Répondez directement à ma question, voulez-vous ? La signature peut-elle être remise à demain, oui ou non ?
– Oui, à la rigueur, si vous le voulez !
– Alors, qu’attendez-vous pour partir, mon ami ?
Sir Percival fronça les sourcils et lâcha un juron.
– Je n’aime pas beaucoup le ton que vous prenez avec moi, Fosco.
– Je ne fais que vous conseiller pour votre bien, répondit le comte d’un air dédaigneux. Mon ton vous surprend ? C’est parce que c’est celui d’un homme qui sait se conduire et garder son sang-froid. Avez-vous jamais eu à regretter mes conseils ?… Croyez-moi, allez faire votre promenade… le dog-cart est devant la porte… Nous reparlerons de cela à votre retour.
Sir Percival regarda sa montre, hésitant, visiblement partagé entre le désir d’entreprendre son voyage mystérieux et celui d’obtenir la signature de Laura.
– Il est facile d’avoir raison quand je n’ai pas le temps de répondre, dit-il en se levant. Je m’en vais, Fosco, je suis votre conseil ; non que j’en aie besoin ou qu’il me paraisse bon, mais je ne puis plus rester ici !
Puis, s’adressant à sa femme :
– Si vous ne me donnez pas votre réponse demain !… mur-mura-t-il d’une voix menaçante, tandis que le reste de la phrase se perdait dans le bruit de l’armoire qu’il refermait à clé, après y avoir replacé le document.
Prenant son chapeau et ses gants, il alla vers la porte.
– Pensez à demain ! dit-il encore à Laura.
Quand il fut sorti, le comte s’approcha de nous.
– Vous l’avez vu dans un de ses plus mauvais jours, miss Halcombe. Moi qui suis son vieil ami, je suis confus pour lui et je vous promets que demain il ne recommencera plus !
Laura serra mon bras de façon significative. Elle souffrait d’entendre l’ami de son mari excuser la conduite de celui-ci dans sa propre maison.
Je remerciai le comte et nous nous dirigeâmes vers le hall. Là, nous entendîmes les roues du dog-cart grincer sur le gravier. Sir Percival était parti !
– Je me demande s’il va chez Mrs Catherick, fit Laura, songeuse. La gouvernante ne vous a-t-elle pas dit que le bruit courait qu’Anne Catherick était dans les environs ? Ne pensez-vous qu’il parte à sa recherche ?
– Je l’ignore et je préfère ne pas le savoir, Laura. Venez vous reposer dans ma chambre.
Nous nous installâmes près de la fenêtre ouverte.
– J’ai honte, Marian chérie, quand je pense à ce que vous avez dû supporter pour moi tout à l’heure !
– C’est si peu de chose, Laura !
– Vous avez entendu ce qu’il m’a dit, mais vous n’avez pas compris, n’est-ce pas ? Et vous n’avez pas compris pourquoi je lui ai tourné le dos ! C’est qu’il y a beaucoup de choses que je ne vous ai pas dites, de peur de vous chagriner. Vous ne savez pas comme il m’a traitée, malgré la scène à laquelle vous venez d’assister. Vous l’avez entendu parler de mes scrupules, Marian, et sur quel ton ! Un jour, je vous raconterai tout, mais pas maintenant… j’ai un tel mal de tête, et je sens que je suis toute prête à éclater en sanglots… J’aurais dû signer, comme il me le demandait. Je crois que je le ferai demain, car, maintenant que vous avez pris mon parti contre lui, c’est à vous qu’il ferait de violents reproches, si je refusais encore… Ah ! si au moins nous avions un ami pour nous aider !
– Nous devons prendre nos responsabilités nous-mêmes et regarder la situation avec calme, répondis-je, sachant qu’elle pensait à Hartright comme j’y pensais moi-même !
D’après les paroles de l’avocat de sir Percival et ce que Laura savait des embarras financiers de son mari, il était facile d’en déduire que le contrat à signer avait pour objet un emprunt d’argent.
Ce que nous ignorions, c’était la nature de cet acte et jusqu’à quel point la responsabilité de Laura serait engagée. J’avais la conviction que cette transaction devait être malhonnête et frauduleuse, non pas parce que sir Percival avait refusé de nous donner la moindre explication – car ce refus aurait pu uniquement provenir de son caractère tyrannique – mais bien à cause du changement qui s’était opéré entre le sir Percival de Limmeridge House, aimable, poli, galant, et le sir Percival de Blackwater Park, brutal et grossier. Après réflexion, je décidai d’écrire à Mr Kyrie, le remplaçant de Mr Gilmore. J’exposai toute la situation et demandai un conseil par retour du courrier. Comme j’écrivais l’adresse, Laura me fit remarquer que la réponse n’arriverait plus avant le retour de sir Percival. J’ajoutai un P. S., priant Mr Kyrie de m’envoyer la réponse par messager, au train de 11 h du matin le lendemain, et j’insistai pour que le pli ne soit remis qu’à moi-même.
– Dans le cas où sir Percival reviendrait avant 2 h, dis-je à Laura, la meilleure chose à faire pour vous est de partir avec un livre ou votre ouvrage dans le parc, toute la matinée, et de ne revenir qu’après l’arrivée du messager. Moi, j’attendrai celui-ci, afin qu’il n’y ait pas d’erreur possible. Descendons maintenant afin de ne pas attirer l’attention.
– L’attention de qui ? Du comte Fosco ?
– Peut-être !
– Vous commencez à le détester autant que moi, Marian ?
– Non, pas vraiment, mais je le crains.
– Vous le craignez, après l’attitude qu’il vient de prendre en notre faveur ?
– Oui. Je me méfie davantage de son amabilité que des colères de sir Percival. Quoi qu’il arrive, ne vous en faites pas un ennemi, je vous le répète !
Tandis que Laura entrait au salon, je me dirigeai vers le sac postal pendu à un mur du hall. La porte donnant sur le parc était ouverte et je vis le comte et la comtesse qui m’observaient.
Cette dernière rentra précipitamment et me pria de lui accorder quelques minutes d’entretien. Assez étonnée, je déposai ma lettre dans le sac et la rejoignis. Me prenant par le bras avec une familiarité inaccoutumée, elle m’entraîna sur le gazon qui entourait le vivier devant la maison.
Le comte s’inclina pour nous laisser passer et rentra aussitôt, en refermant la porte du hall derrière lui.
Je m’attendais à recevoir une confidence extraordinaire de Mrs Fosco, mais elle m’assura seulement de sa sympathie. Son mari l’avait mise au courant de la scène de la bibliothèque, lui avait dit les manières grossières que sir Percival avait eues envers moi, et elle était bien décidée à quitter la maison, en guise de protestation, si une chose pareille se produisait encore. Je trouvai cette démarche fort étrange venant d’une personne aussi réservée, surtout après les paroles qu’elle et moi avions échangées le matin même, dans le hangar, mais la moindre des politesses m’obligeait quand même à la remercier. Le sujet étant épuisé, je voulus rentrer, mais Mrs Fosco m’en empêcha. La plus silencieuse des femmes se mit à bavarder sans arrêt et durant plus d’une demi-heure. J’étais excédée !… S’en aperçut-elle ? Je l’ignore ! Mais elle s’interrompit brusquement, et, après avoir jeté un coup d’œil rapide vers la porte du hall, elle lâcha mon bras et redevint glaciale.
En rentrant, je me trouvai face à face avec le comte, au moment où il déposait une lettre dans le sac postal. Il me demanda avec un calme parfait où j’avais laissé sa femme et alla la rejoindre.
Obéissant à une impulsion mystérieuse, je m’élançai vers le sac postal avec l’intention de reprendre ma lettre pour la cacheter. En l’examinant, je m’aperçus qu’elle n’était qu’à moitié fermée et me demandai si j’avais oublié de la coller convenablement, à moins que… Non ! Je ne voulais pas croire une chose ignominieuse. Je frémirais à écrire ma pensée ! Cependant, je me décidai à prendre désormais deux précautions au lieu d’une. Rester en bonne intelligence avec le comte et être sur le qui-vive lorsque le messager arriverait le lendemain.