17 juin (suite).
Au dîner, le comte se montra aussi brillant que d’ordinaire et nous amusa par le récit de ses aventures de voyage et de sa jeunesse mouvementée. Laura et moi l’écoutions vraiment avec autant d’attention, et, si inconcevable que cela puisse sembler, avec autant d’admiration que Mrs Fosco elle-même. Nous étions toutes les trois sous le charme. Les femmes peuvent résister à l’amour d’un homme, à sa célébrité, à son argent, mais elles sont vaincues quand il sait leur parler.
Après le dîner, le comte se retira dans la bibliothèque et Laura proposa une flânerie dans le parc. Mrs Fosco s’excusa, prétextant des cigarettes à rouler, son mari en étant dépourvu et n’aimant que celles qu’elle lui préparait. Laura et moi sortîmes. L’air était suffocant, les fleurs se fanaient tristement et la terre était desséchée. Le soleil se couchait derrière les grands arbres immobiles.
– De quel côté allons-nous ? demandai-je.
– Vers le lac, Marian. La bruyère, le sable et les sapins y sont si jolis ; ils me rappellent Limmeridge House.
Ce fut avec un réel soulagement que nous nous assîmes dans le vieux hangar, où il faisait un peu moins étouffant.
Un brouillard blanchâtre planait sur le lac et les cimes des arbres situés de l’autre côté formaient comme une forêt flottant sur les nuages. Le silence était tragique, pas une feuille ne bougeait, pas un oiseau ne chantait, pas une grenouille ne coassait !
– Quel paysage désolé et mélancolique, dit Laura d’un air pensif, mais c’est le seul endroit où nous sommes sûres d’être seules… Je vous ai promis de vous dire la vérité sur ma vie conjugale, Marian. C’est le premier secret que j’aie jamais eu pour vous, mais ce sera le dernier. Si je me suis tue, je vous l’ai dit, c’était pour ne pas vous faire de la peine, et aussi, peut-être, par fierté. Que voulez-vous, il est pénible pour une femme de devoir reconnaître que l’homme à qui elle a donné toute sa vie est justement celui qui apprécie le moins ce don. Si vous étiez mariée, Marian, et surtout si vous étiez heureuse en ménage, vous comprendriez ce que je ressens.
Je lui pris la main avec tendresse.
– Combien de fois vous ai-je entendue vous moquer de votre « pauvreté » et vous réjouir de ma richesse ? Bénissez cette « pauvreté », Marian, elle vous laisse indépendante et vous épargne le sort qui m’est réservé. Vous ne devez pas vous chagriner si je vous dis que je fus tout de suite déçue. Un jour, à Rome, nous étions allés à cheval voir la tombe de Cecilia Metella. Le ciel était beau et pur, les ruines antiques avaient un air grandiose. La pensée qu’un mari avait autrefois élevé ce monument, par amour pour sa femme disparue, me rendait plus tendre envers celui qui était mon époux.
» – Construiriez-vous une tombe comme celle-là pour moi, Percival, si je venais à mourir ? demandai-je émue. Avant notre mariage, vous me disiez m’aimer tendrement et maintenant !… Je m’arrêtai, Marian, car il ne m’écoutait pas. J’abaissai ma voilette pour cacher les pleurs qui me montaient aux yeux malgré moi.
» Je croyais qu’il n’avait pas entendu ma question, mais, en m’aidant à remonter à cheval, il me dit d’un air sarcastique :
» – Si je construis une tombe pour vous, ce sera avec votre argent. Je me demande si Cecilia Metella a payé la sienne elle-même !
» Je ne répondis pas, j’avais le cœur gros et je pleurais.
» – Vous êtes toutes les mêmes, vous autres femmes ! Il vous faut toujours des compliments. Soit, je me sens justement très bien disposé ce matin. Considérez donc que le compliment est fait !
» Les hommes se rendent-ils compte du mal qu’ils peuvent faire ?… Pleurer encore m’eût fait du bien, mais, devant son mépris, mes larmes s’arrêtèrent de couler, mon cœur se durcit et, depuis ce jour-là, Marian, jamais plus je ne me suis empêchée de penser à Hartright. C’est le souvenir des jours heureux que j’ai connus grâce à lui qui me soutient et me réconforte. Je sais que c’est mal, ma chérie, mais vous n’étiez pas près de moi. Je songeais à lui quand Percival m’abandonnait, le soir, pour rejoindre ses amis de théâtre. Je songeais à ce qu’aurait été ma vie si j’avais été pauvre et avais eu le bonheur de devenir sa femme. Je me voyais, en simple robe de percale, travaillant en l’attendant. Je l’aimais d’autant plus que je devais travailler pour lui. Puis il rentrait fatigué et je lui servais les plats qu’il préférait, et j’étais si heureuse ! Oh ! j’espère qu’il n’est pas assez malheureux pour se souvenir de moi comme je me souviens de lui !
En disant ces paroles, sa voix était redevenue douce et tendre, son visage avait repris sa beauté, ses yeux, retrouvé leur éclat. On eût dit qu’elle ne regardait plus la sombre étendue de Blackwater Park, mais les collines familières du Cumberland qui lui seraient soudain apparues sous le ciel menaçant.
– Ne parlons pas de Walter ! dis-je vivement. Épargnez-nous à toutes deux cette douleur ravivée, voulez-vous ?
Laura se leva en me regardant avec tendresse :
– Je préfère ne plus jamais en parler que de vous chagriner, Marian.
– C’est dans votre intérêt que je parle ainsi, Laura. Si votre mari vous entendait…
– Cela ne le surprendrait pas !
Je sursautai.
– Que voulez-vous dire ? Vous m’effrayez !
– C’est cependant vrai, Marian. À Limmeridge, je lui avais avoué la vérité – mais ce qui restait encore de mon secret, il l’a découvert à Rome. Nous étions allés à une petite soirée offerte aux Anglais par des amis de sir Percival, Mr et Mrs Markland. Celle-ci avait une réputation de peintre émérite et, à la demande de quelques invités, nous montra ses œuvres. La façon dont je tournai mes compliments, d’ailleurs sincères, la surprit et elle me demanda si je dessinais aussi.
» – Autrefois, je dessinais un peu, répondis-je, mais j’ai complètement abandonné depuis mon mariage.
» – Si vous aimez le dessin, vous devez recommencer, reprit-elle, et, dans ce cas, je vous recommanderai particulièrement un professeur.
» Je tâchai de détourner la conversation, mais Mrs Markland insista.
» – J’ai essayé beaucoup de maîtres de dessin, continua-t-elle, mais le meilleur de tous était sans conteste un certain Mr Hartright. C’est un jeune homme réservé et plein de tact, je crois que vous l’aimeriez.
» Songez à l’effet que me firent ces paroles, Marian ! Je fis tout ce que je pus pour garder mon sang-froid, feignant de regarder les albums ; mais lorsque je levai les yeux, je vis le regard de mon mari fixé sur moi.
» – Excellente idée, dit-il, d’un ton ironique. Nous irons trouver Mr Hartright dès notre retour en Angleterre. Je suis sûr que lady Glyde l’aimera beaucoup !
» Je rougis violemment.
» Nous rentrâmes de bonne heure à l’hôtel. Dans la voiture, Percival ne dit pas un mot, mais, une fois dans notre petit salon, il ferma la porte à clé et me poussa vers une chaise.
» – Depuis le matin où, à Limmeridge, vous me fîtes votre audacieuse confession, j’ai désiré connaître le nom de l’homme que vous aviez aimé. Je l’ai lu sur votre visage, ce soir. C’était donc Hartright, votre maître de dessin ! Vous vous en repentirez et lui aussi, jusqu’à la fin de vos jours !… Maintenant, allez vous coucher et rêvez de lui si vous voulez… avec les marques de mon fouet sur son épaule.
» Depuis lors, chaque fois qu’il est en colère, il fait allusion, sur un ton sarcastique, à la confession que j’ai faite devant vous, Marian, et pas moyen qu’il se taise ! Voilà… Quand il s’emportera encore, vous comprendrez maintenant pourquoi il me dit que je l’ai épousé par vertu !
Et c’était moi qui avais éloigné l’homme que ma sœur aimait, pour la jeter dans les bras de cet individu brutal et méchant qui s’appelait sir Percival Glyde !
À travers les remords qui me lancinaient, j’entendais la voix de Laura me réconforter, moi qui n’aurais mérité que ses reproches !
– Il se fait tard, Marian, et il va faire noir sous les sapins ! Marian, il va faire si noir ! fit-elle bientôt.
– Donnez-moi encore une minute pour me reprendre, Laura, rien qu’une minute.
L’obscurité devenait dense et sinistre autour de nous.
– Nous sommes loin de la maison, murmura-t-elle, apeurée. Retournons, Marian !
Puis, s’arrêtant brusquement :
– Regardez ! là-bas ! s’écria-t-elle effrayée.
Du doigt, elle me montrait une ombre qui se déplaçait lentement dans le brouillard, de l’autre côté du lac, puis qui, soudain, disparut. Dans l’état d’énervement où nous nous trouvions toutes les deux, nous dûmes attendre quelques instants avant de nous mettre en marche.
– Croyez-vous que c’était un homme ? demanda Laura.
– Cela ressemblait à une démarche féminine.
– Vous êtes sûre que ce n’était pas un homme portant un long manteau ?
– Il est difficile de bien distinguer dans l’obscurité…
– Attendez, Marian ! J’ai peur… je ne vois même pas le chemin. Si cette ombre nous suivait ?…
– Mais non, Laura ! Le lac n’est pas éloigné du village et tout le monde peut venir s’y promener.
Nous étions dans le bois de sapins où l’obscurité était telle qu’on ne voyait plus à 1 mètre. Je pris le bras de Laura et nous marchâmes aussi vite que possible.
– Chut ! murmura-t-elle en s’arrêtant brusquement, j’ai entendu des pas derrière nous !
– Ce sont des feuilles mortes ou des branches cassées !
– Nous sommes en plein été, Marian, et il n’y a pas un souffle de vent. Écoutez !
Il me semblait aussi entendre des pas qui nous suivaient.
– Qu’importe ! répondis-je en l’entraînant. Dans un instant, nous serons en vue de la maison.
Nous hâtâmes le pas et, dès que nous fûmes sorties du bosquet, nous nous arrêtâmes pour reprendre notre souffle. Derrière nous, un profond et douloureux soupir se fit entendre, tandis que, cette fois, des pas légers s’éloignaient dans la nuit.
Nous arrivâmes enfin dans le hall éclairé, Laura me regarda, le visage blême et les yeux hagards.
– Je suis à moitié morte de peur, dit-elle. Qui cela pouvait-il être ?
– Nous essayerons de le savoir demain, chérie, mais, en attendant, n’en parlez à personne.
– Pourquoi ?
– Parce que le silence est sûr et que nous avons besoin de sécurité dans cette maison.
Laura monta dans sa chambre, tandis que j’entrais d’un air tout naturel dans la bibliothèque sous prétexte d’y chercher un livre.
Le comte, installé confortablement dans un fauteuil, lisait, le col de sa chemise entrouvert. À ses côtés, comme un enfant bien sage, la comtesse faisait des cigarettes. Ni l’un ni l’autre n’était sorti ce soir. Je savais déjà ce que je voulais savoir.
Le comte bondit, plein de confusion, en s’efforçant de renouer sa cravate.
– Je vous en prie, ne vous dérangez pas, je venais seulement chercher un livre.
– Tous les malheureux hommes de ma corpulence souffrent de la chaleur, dit-il en s’éventant gravement. Je voudrais être à la place de ma charmante femme qui est aussi fraîche, en ce moment, qu’un poisson dans le vivier.
– Je n’ai jamais trop chaud, mademoiselle, me déclara-t-elle avec la timidité d’une femme qui reconnaîtrait une de ses qualités.
– Êtes-vous sortie avec lady Glyde, ce soir ? demanda le comte.
– Oui, nous avons été prendre un peu l’air.
– Ah ! De quel côté ?
– Du côté du lac ; nous nous sommes assises dans le vieux hangar.
– Ah ! Vraiment ? Pas d’aventure ? Pas de découverte ?
En d’autres circonstances, j’aurais mal supporté cette curiosité. Mais ce soir, au contraire, elle m’apportait la preuve que le comte et sa femme étaient parfaitement étrangers à l’apparition mystérieuse du lac.
– Non, rien, répondis-je brièvement, essayant de me dérober à son regard perçant.
Mrs Fosco vint à son aide.
– Comte, vous laissez miss Halcombe debout ! fit-elle sur un ton de reproche.
Tandis que le comte s’empressait pour m’avancer un siège, je m’excusai et je sortis.
Rencontrant la femme de chambre de Laura qui montait chez sa maîtresse, je me renseignai aussitôt sur la façon dont le personnel avait passé la soirée. Personne n’était sorti. Alors, qui était l’ombre du lac ? Pour moi, je persistais à croire que j’avais vu la silhouette d’une femme.