18 juin.
J’ai passé une très mauvaise nuit !
Tout ce que Laura m’avait raconté me revenait en tête, et je me suis levée ce matin plus résolue que jamais à rester indifférente aux insultes et aux insolences de sir Percival, par amour de Laura !
Celle-ci est partie tout de suite après le petit déjeuner, ce matin, chercher la petite broche que je lui avais donnée à son mariage et qu’elle a perdue hier soir. C’est une excuse toute trouvée à son absence, si sir Percival revient avant que j’aie reçu la réponse de Mr Kyrie.
Une heure vient de sonner et je me demande si je fais mieux d’attendre l’arrivée du messager ici ou aller à sa rencontre.
La méfiance que j’éprouve envers tous les habitants de cette maison me pousse à adopter la seconde solution. Le comte est dans la salle à manger en train d’apprendre des tours à ses canaris. Si je ne veux pas être vue, c’est le moment ou jamais de sortir.
4 heures.
Les trois heures qui viennent de s’écouler ont changé complètement le cours des événements. Je n’ose affirmer si c’est pour un bien ou un mal.
Je me disposais donc à aller me poster près de la grille, pour attendre le messager. En sortant, je croisai Mrs Fosco tournant sans arrêt autour du vivier. Par prudence, je lui demandai si elle comptait se promener avant le lunch. Elle me sourit amicalement et me dit qu’elle préférait rester près de la maison. Je fis quelques pas, puis, me retournant, je vis qu’elle était déjà rentrée dans le hall.
En moins d’un quart d’heure, j’avais atteint la loge du concierge. Pendant vingt minutes, je fis les cent pas sur le chemin, bordé de hautes haies vives, sans voir âme qui vive. Enfin, j’aperçus un fiacre venant de la gare et lui fis signe d’arrêter. Je vis apparaître à la portière une tête d’homme respectable.
– Je m’excuse, monsieur, mais n’allez-vous pas à Blackwater ?
– Oui, madame.
– Vous avez une lettre pour miss Halcombe ?
– Oui, madame.
– Vous pouvez me la remettre, je suis miss Halcombe.
L’homme souleva son chapeau, sortit de la voiture et me remit le pli.
Je le lus avidement.
« Chère madame,
» Votre lettre m’a causé une très grande inquiétude et je vais tâcher d’y répondre aussi clairement que possible.
» Considérant le récit que vous me faites vous-même et ce que je connais de la situation de lady Glyde d’après son contrat de mariage, j’en arrive à la déduction que sir Percival désire faire un emprunt sur les 20 000 livres de la fortune de lady Glyde. Il désire que celle-ci partage la responsabilité de l’acte, afin qu’elle ne puisse lui reprocher de l’avoir trompée et que sa signature soit contre elle.
» Si lady Glyde signait un tel acte, les dépositaires de sa fortune pouvaient avancer librement à sir Percival la somme qu’il désirerait sur les 20 000 livres. Si ce prêt n’était pas remboursé et si lady Glyde avait des enfants, la fortune de ceux-ci serait amputée de cette somme. En résumé, cette transaction serait une fraude vis-à-vis d’eux.
» Dans ces circonstances, je conseille à lady Glyde de déclarer qu’elle désire me soumettre l’acte avant de le signer. Aucune objection ne peut être faite si cette transaction est honorable, puisque, dans ce cas, il est certain que je l’approuverai.
» En vous assurant de mon dévouement sincère, je reste, madame, votre fidèle serviteur.
William Kyrie. »
Je lus cette lettre avec soulagement, car elle donnait à Laura une excuse valable pour se soustraire à la signature. Le messager attendait que j’aie fini ma lecture.
– Voulez-vous dire que j’ai très bien compris et que je remercie beaucoup ! dis-je. Il n’y a rien d’autre à communiquer pour l’instant.
J’avais à peine prononcé ces mots et je tenais la lettre encore ouverte que, devant moi, parut le comte Fosco qui semblait sortir de terre.
La soudaineté de son apparition dans cet endroit m’étonna profondément. Le messager me salua avant de remonter en voiture dans le fiacre, mais j’étais tellement troublée que je lui rendis à peine son salut. La pensée que j’étais découverte par le comte Fosco m’avait pétrifiée.
– Rentrez-vous aussi, miss Halcombe ? demanda-t-il de l’air le plus naturel du monde.
J’acquiesçai.
– Me permettez-vous de vous accompagner ? Prenez mon bras, je vous prie ! Vous paraissez surprise de me voir !
Je pris son bras en réprimant l’horreur qu’il m’inspirait.
– J’ai cru vous entendre jouer avec vos oiseaux, quand je suis sortie, comte, répondis-je aussi calmement que possible.
– Certainement, mademoiselle ! Mais mes enfants ailés sont aussi capricieux que les autres enfants. Ce matin, ils étaient dans leurs mauvais jours, et comme ma femme m’a dit vous avoir vue partir seule en promenade, la tentation de vous rejoindre a été trop forte. À mon âge, on peut avouer ces choses-là, voyez-vous ! Après tout, même la compagnie d’un gros vieux comme Fosco vaut mieux que pas de compagnie du tout, n’est-ce pas ? Je m’étais trompé de chemin et je revenais tout déçu, mais je vous trouve… Mon vœu le plus cher – puis-je vous le dire – est réalisé !
Il sortit ce discours d’une traite, ce qui me permit de reprendre mon sang-froid. Comme il ne faisait aucune allusion à la lettre que je tenais en main, j’eus la conviction qu’il connaissait ma démarche auprès de l’avocat et cela par des moyens peu avouables. J’étais certaine aussi que, connaissant la manière dont je venais de recevoir la réponse de Mr Kyrie, il en savait assez pour le moment et qu’il ne cherchait plus qu’à endormir les soupçons que je pouvais avoir. Je fus assez sage pour ne pas le décevoir en lui donnant quelque explication plausible, et assez femme pour laisser ma main sur son bras, malgré toute la crainte et la répulsion qu’il m’inspirait.
En arrivant devant la maison, nous vîmes le dog-cart que le groom ramenait à l’écurie. Sir Percival vint à notre rencontre d’un air bourru.
– Ah ! en voilà déjà deux de retour ! Que veut dire cette maison abandonnée et où est lady Glyde ?
Je lui expliquai qu’elle était allée à la recherche d’une broche perdue hier.
– Broche ou pas broche, grommela-t-il sur un ton maussade, je lui conseille de ne pas oublier que je l’attends dans une demi-heure pour la signature !
Comme je dégageais mon bras et montais les marches du perron, le comte s’inclina avec galanterie, puis, s’adressant au maître de céans, il lui dit gaiement :
– Dites-moi, Percival, avez-vous fait une promenade agréable ? La pauvre Brown Molly n’est pas trop fatiguée ?
– Que Brown Molly et la promenade aillent au diable ! Je désire mon lunch !
– Et moi, je désire d’abord vous parler, répondit le comte.
– Si vous désirez de nouveau m’assommer avec vos scrupules infernaux, je préfère mon lunch, Fosco !
Avant de répondre ainsi à son ami, sir Percival avait mis les mains dans les poches, ce qui marquait bien sa boudeuse hésitation.
– Venez ici, sur le gazon, reprit le comte avec fermeté.
L’autre descendit le perron. Le comte le prit par le bras et l’emmena vers la pièce d’eau. Ils s’entretenaient de la signature, sans aucun doute ; ils parlaient de Laura et de moi. Mon inquiétude était à son comble.
Je me promenai de long en large dans la maison, la lettre de Mr Kyrie dans mon corsage (je n’aurais même pas osé, tant je me méfiais de tout à présent, la mettre sous clé) et énervée de ne pas voir revenir Laura. Mais les épreuves par lesquelles j’avais passé depuis le matin et la grande chaleur avaient épuisé mes forces : au lieu d’aller à la recherche de Laura, je me laissai tomber sur le canapé le plus proche, dans le salon.
Le comte rentra au bout de cinq minutes à peine.
– Excusez-moi si je vous dérange, mademoiselle, mais je suis porteur de bonnes nouvelles. Sir Percival, qui est très versatile, comme vous le savez, a changé d’avis et la signature du contrat est remise à plus tard. C’est un grand soulagement pour nous tous, je crois. Présentez, je vous prie, mes félicitations avec mes respects à lady Glyde, en le lui annonçant.
Avant que je fusse remise de ma surprise, le comte avait disparu. J’eus une certitude de plus ; sachant que j’avais écrit à Mr Kyrie et que celui-ci m’avait déjà répondu, il avait, lui-même, fait en sorte que son ami changeât d’avis.
J’aurais voulu courir à la rencontre de Laura pour la prévenir ; mais j’étais si fatiguée que je dus m’étendre encore sur le canapé.
Le plus grand calme régnait dans la maison ; on n’entendait que le bourdonnement des insectes, par-delà la fenêtre ouverte. Sombrant bientôt dans un demi-sommeil, je rêvai de Walter Hartright. Je n’avais pas pensé à lui de toute la journée, Laura n’avait pas fait devant moi la moindre allusion à lui – et pourtant je le vis comme si les jours anciens étaient revenus, et, tous les deux, nous étions à nouveau à Limmeridge House.
Mais il m’apparaissait parmi des sauvages que je ne distinguais pas bien. Tous étaient étendus sur les marches d’un temple en ruine. D’immenses arbres tropicaux aux troncs étouffés par les lianes et d’affreuses idoles de pierre grimaçantes à travers les branches entouraient le temple, et jetaient des ombres lugubres sur les malheureux dont les corps recouvraient littéralement les marches. De blanches vapeurs s’élevaient du sol et retombaient sur eux en semant la mort. Prise de peur et de pitié pour Walter, je fis un effort surhumain pour parler et je le suppliai de fuir. « Revenez, revenez ! Souvenez-vous de la promesse que vous lui avez faite et que vous m’avez faite ! Revenez avant que la peste vous tue ! » Le visage empreint d’un calme serein il me regarda et me répondit : « Je reviendrai, mais il faut attendre. La nuit où j’ai rencontré la femme égarée sur la grand-route a décidé que je serais l’instrument d’un dessein encore caché. Ici, perdu dans la forêt sauvage, ou là, rentré dans mon pays natal, je continue à suivre la route obscure qui me conduit, et qui vous conduit, vous et votre sœur aimée, vers le Jugement de Dieu et le but inévitable. Attendez… Regardez… La peste qui fauche les autres m’épargnera. »
Puis je le vis encore dans la forêt, ses infortunés compagnons étant à présent très peu nombreux. Le temple et les idoles avaient disparu, et, à leur place, on apercevait entre les arbres de petits hommes à la mine sombre, effrayante, armés d’arcs et de flèches. Une fois encore, je tremblai pour Walter. Une fois encore, il se tourna vers moi, le visage impassible : « Un pas de plus, dit-il, sur la route obscure. Attendez… Regardez… Les flèches qui blessent les autres m’épargneront. »
Enfin, il m’apparut sur un navire – l’épave d’un navire – échoué sur le rivage d’une île déserte. Les barques mises à la mer emportaient les autres passagers vers la terre ; lui restait seul et allait sombrer avec le navire. Je lui criai de sauter dans la dernière barque, de faire un ultime effort pour survivre. Toujours très calme, il me répondit : « Une autre étape du voyage… Attendez… La mer qui peut engloutir les autres m’épargnera. »
Après cela, je le vis agenouillé près d’une tombe de marbre blanc, et l’ombre d’une femme voilée se dressant de dessous la lourde dalle s’immobilisait à ses côtés. Sur ses traits, le calme extraordinaire avait fait place à l’expression du chagrin. Mais la terrible certitude de ses paroles restait la même. « De plus en plus sombre, disait-il, mais toujours en avant ! La mort prend ceux qui sont bons, ceux qui sont jeunes, ceux qui sont beaux – mais elle m’épargne. Lentement et par étapes, j’arriverai au but. »
Mon cœur saignait.
À ce moment, je fus réveillée en sentant une main sur mon épaule, la main de Laura. Celle-ci était à genoux près de moi. Sur son visage je lus l’agitation et ses yeux me regardaient d’un air égaré.
– Qu’est-il arrivé, Laura ? m’écriai-je, affolée.
– Marian ! L’ombre du lac… les pas derrière nous, hier soir… je l’ai vue… je lui ai parlé !
– Mais de qui s’agit-il, Dieu du ciel ?
– D’Anne Catherick !
Je fus tellement bouleversée en entendant ce nom, après le rêve que je venais de faire, que je fus incapable d’articuler un mot.
Laura, trop préoccupée de ce qui lui était arrivé, ne remarqua pas mon émoi.
– J’ai vu Anne Catherick et lui ai parlé. Oh ! Marian ! J’ai tant de choses à vous raconter !… Mais pas ici… Venez dans ma chambre !
Me prenant par la main, elle m’emmena dans son boudoir, dont elle ferma la porte à clé. Quoique encore un peu abasourdie, je me rendis compte que les complications tant redoutées étaient arrivées.
– Anne Catherick ! répétais-je, épouvantée, Anne Catherick !…
Laura me fit asseoir dans un fauteuil et me montra son corsage où brillait la broche. Dans mon trouble, je n’avais pas encore remarqué le bijou. Le voir, le toucher, cela me ramenait à la réalité, mettait de l’ordre dans mes pensées.
– Regardez, Marian ! C’est elle qui l’a retrouvée.
– Où ?
– Dans le hangar. Mais par où vais-je commencer ? Comment vais-je tout me rappeler ? Elle m’a parlé d’une façon si étrange… elle semblait si malade… et elle m’a quittée si brusquement !
– Parlez bas, Laura chérie, la fenêtre est ouverte et donne sur un sentier du jardin. Calmez-vous. N’oubliez pas qu’Anne Catherick est un sujet dangereux sous le toit de votre mari. Où l’avez-vous vue ?
– Au hangar, Marian. Tout le long du chemin qui y conduit, j’avais examiné le sol avec soin pour retrouver ma broche, mais en vain. Dans le hangar, je m’étais mise à genoux afin de regarder sur le plancher lorsque j’entendis une voix derrière moi qui murmurait : « Miss Fairlie » ! J’étais plus surprise qu’effrayée d’entendre prononcer mon cher vieux nom de jeune fille que je croyais ne plus jamais entendre. La voix était douce et bonne. Je me retournai brusquement et vis devant moi une jeune femme que je ne connaissais pas.
– Comment était-elle vêtue ? demandai-je vivement.
– Elle portait une jolie robe blanche sur laquelle était jeté un vieux châle foncé. Son chapeau de paille brune était aussi misérable que le châle. Je fus étonnée du contraste entre la robe si fraîche et le reste de ses vêtements, et elle s’en aperçut.
» – Ne regardez ni mon châle ni mon chapeau, dit-elle d’une voix saccadée. Lorsque je ne puis porter du blanc, je mets n’importe quoi. Ne regardez que ma robe, d’elle je ne suis pas honteuse.
» Avant que j’eusse pu la rassurer un peu, elle me tendit la broche. J’étais si heureuse que je m’avançai vers elle pour la remercier.
» – Êtes-vous assez contente pour m’accorder un petit plaisir ? me demanda-t-elle.
» – Certainement, tout ce que vous désirez ! répondis-je.
» – Alors, laissez-moi épingler moi-même votre broche, puisque je l’ai trouvée.
» La requête était si inattendue et faite avec tant d’ardeur que je reculai de deux pas.
» – Ah ! reprit-elle tristement. Votre mère me l’aurait permis, elle !
» Il y avait tant de reproches dans sa voix et dans son regard que je fus honteuse de ma méfiance. Je lui pris la main et la mis sur mon corsage.
» – Attachez-la, dis-je doucement. Vous avez connu ma mère ? Y a-t-il longtemps ? Et vous, vous ai-je déjà vue ?
» La main qui épinglait la broche s’arrêta net.
» – Ne vous souvenez-vous pas d’un beau jour d’été à Limmeridge ? me demanda-t-elle. Votre mère conduisait à l’école deux petites filles qu’elle tenait par la main. Ce tableau, je l’ai revu, toute ma vie, en pensée ! Vous étiez l’une des petites filles et j’étais l’autre. La jolie et intelligente miss Fairlie et la pauvre sotte Anne Catherick étaient plus rapprochées alors qu’elles ne le sont aujourd’hui !
– En entendant son nom, Laura, vous êtes-vous souvenue d’elle ?
– Tandis qu’elle était tout près, je l’examinai, me rappelant vos paroles de Limmeridge, quant à notre ressemblance, et je vis que c’était vrai. Son visage pâle et fatigué était celui que j’aurais eu après une longue maladie ! Cette découverte me donna un tel choc que je fus incapable d’articuler une parole. Je crains qu’elle n’ait été blessée par mon silence, car elle reprit d’une voix lointaine :
» – Vous n’avez ni le visage ni le cœur de votre mère. Elle était bonne et son cœur était celui d’un ange, miss Fairlie !
» – J’ai beaucoup d’affection pour vous, quoique je l’exprime mal, repris-je doucement. Mais dites-moi, pourquoi continuez-vous à m’appeler miss Fairlie ?
» – Parce que j’aime le nom de Fairlie et déteste celui de Glyde, répondit-elle avec violence, tandis qu’une expression de folie haineuse passait dans ses yeux.
» – Je croyais que vous ignoriez mon mariage, fis-je, me rappelant la lettre qu’elle m’avait écrite à Limmeridge, et cherchant à la calmer un peu.
» – Ignorer votre mariage ! dit-elle en soupirant avec amertume. Alors que c’est à cause de cela que je suis ici ! je veux me réconcilier avec vous avant d’aller rejoindre votre mère dans la tombe !
» Ce disant, elle s’éloigna de moi et surveilla les alentours en écoutant avec attention. Quand elle se retourna pour me parler à nouveau, elle demeura dans l’embrasure de la porte, une main sur chaque chambranle.
» – M’avez-vous vue hier soir près du lac ? M’avez-vous entendue marcher derrière vous dans le bois ? Il y a des jours et des jours que j’attends pour vous parler, miss Fairlie, à vous seule… et pour cela, j’ai quitté la seule amie que j’aie au monde, j’ai risqué d’être reprise et à nouveau enfermée à l’asile.
» Elle m’effrayait, Marian, mais en même temps j’avais pitié d’elle, et j’eus le courage de lui demander de s’asseoir près de moi. Elle refusa, disant qu’elle devait veiller à ce que personne ne nous surprenne. Puis elle ajouta :
» – J’étais hier ici. Je vous ai entendues parler, vous et votre compagne, de votre mari et dire que vous n’aviez aucun moyen de l’empêcher de vous insulter. Je ne sais que trop ce que cela signifie ! Pourquoi, mon Dieu, vous ai-je laissé l’épouser ? Par peur ! Oh ! Cette terrible peur ! s’écria-t-elle en sanglotant désespérément.
J’essayai de la calmer.
» – Mais qu’auriez-vous pu faire pour empêcher mon mariage ? lui demandai-je.
» Elle me regarda d’un air hagard.
» – J’aurais dû avoir le courage de venir vous trouver à Limmeridge et de vous sauver avant qu’il ne soit trop tard. J’aurais dû surmonter ma peur lorsque j’ai su qu’il allait venir chez vous… Je n’ai osé écrire que cette lettre qui a fait plus de mal que de bien ! Oh ! Cette peur !…
– Mais quelle était la raison de cette peur, Laura ? fis-je.
– Je le lui demandai. Elle me répondit en me posant une question : « N’auriez-vous pas peur d’un homme qui vous aurait enfermée dans une maison de folles et voudrait vous y interner à nouveau ? »
» Comme je lui demandais ensuite si elle n’avait plus peur maintenant, elle prit un air mélancolique :
» – Regardez-moi, miss Fairlie ! Pourquoi aurais-je encore peur, je suis mourante, murmura-t-elle en souriant pour la première fois. Croyez-vous que je retrouverai votre mère au Ciel et qu’elle me pardonnera si je répare tout le mal que j’ai fait ? Cette pensée ne m’a pas quittée tout le temps que je me suis cachée, par crainte de votre mari, tout le temps que j’ai été malade.
» Je la suppliai de m’expliquer ce qu’elle voulait dire, mais elle me regarda fixement en disant tout bas : « Pourrais-je réparer le mal ? Vous avez des amis qui vous défendront… et… si vous connaissiez le secret, il aurait peur de vous et n’oserait plus vous traiter comme il m’a traitée !… Il vous traiterait avec bonté… et ce serait grâce à moi… » Elle s’arrêta tout à coup et, appuyant la tête contre le chambranle de la porte, elle ajouta avec exaltation : « Oh ! si je pouvais au moins être enterrée près de votre mère !… et me réveiller avec elle au jour de la résurrection !… »
» C’était horrible de l’entendre, Marian, et je tremblais de tous mes membres.
» – Il n’y a pas d’espoir que je repose sous la croix de marbre blanc que j’ai lavée de mes mains et rendue si pure, si blanche ! Hélas, non ! soupira-t-elle. (Son visage était décomposé. Elle sembla vouloir faire un effort pénible.) Que disais-je ? me demanda-t-elle. Quand je pense à votre mère, miss Fairlie, j’oublie tout !
» Je tâchai aussi doucement que possible de lui rappeler ses paroles.
» – Ah ! oui, dit-elle, je me souviens ! Vous ne pouvez empêcher votre mari de vous insulter et je dois vous dire la chose pour laquelle je suis venue ici… ! Je dois réparer le mal que je vous ai fait en ne parlant pas plus tôt…
» – De quoi s’agit-il donc ? demandai-je avec insistance.
» – Du secret dont votre cruel mari a si peur. Je l’ai menacé un jour de le dévoiler et je l’ai effrayé. Vous ferez la même chose… (Puis, d’un air hagard, elle continua tandis que son visage s’assombrissait :) Ma mère connaissait le secret et a dépéri pendant la moitié de sa vie à cause de lui. Lorsque je fus plus grande, elle me l’a révélé et, le lendemain, votre mari me…
» Elle s’arrêta de nouveau, et mettant un doigt sur ses lèvres, elle écouta attentivement en disant tout bas « Chut ! Chut ! » et s’en alla doucement.
» Je me levai pour la suivre, mais elle revint sur ses pas.
» – Le secret ? lui demandai-je, haletante, dites-moi le secret !
» Elle me prit le bras et, me regardant d’un air affolé elle dit dans un souffle :
» – Pas maintenant, nous ne sommes pas seules, nous sommes surveillées. Venez ici demain à la même heure, toute seule… N’oubliez pas… Toute seule !
» Me repoussant avec violence, elle s’enfuit en courant.
– Oh ! Laura, encore une chance de perdue ! Si j’avais été près de vous, elle ne nous aurait pas échappé !… N’avez-vous pas couru après elle ?
– Comment aurais-je pu, Marian ? J’étais terrifiée.
– Mais lorsque vous avez repris votre sang-froid ?
– Je suis revenue au plus vite pour tout vous raconter.
Cette personne qui les surveillait, était-elle réelle ou était-ce un effet de l’imagination d’Anne Catherick ? Comment le savoir ? En attendant, nous avions perdu celle-ci une seconde fois. Un espoir nous restait : qu’elle vînt au rendez-vous, le lendemain.
– Êtes-vous sûre de m’avoir tout dit, Laura, chaque petite chose a son importance.
– Je crois que oui, Marian, je n’ai pas votre mémoire, mais Anne Catherick m’a tellement impressionnée que je pense n’avoir rien oublié. Mais dites-moi, Marian, que dois-je faire ?
– N’a-t-elle pas fait, par hasard, allusion à l’endroit où elle habite en ce moment ?
– Non, je ne me souviens pas…
– N’a-t-elle pas parlé d’une compagne ou d’une amie – une certaine Mrs Cléments ?
– Oh ! En effet, j’oubliais… Elle m’a dit que Mrs Cléments aurait voulu l’accompagner sur les bords du lac, après l’avoir suppliée en vain de ne pas s’y aventurer seule.
– Et elle ne vous a pas expliqué où elle était allée en quittant Todd’s Corner ?
– Non, de cela je suis certaine.
– Ni ce qu’avait été sa maladie ?
– Non, pas un mot… Oh ! Marian, que dois-je faire ? Conseillez-moi !
– Allez sans faute au rendez-vous demain, chérie, car votre bonheur dépend peut-être de ce qu’elle vous dira. Je vous suivrai à distance, soyez tranquille. Anne Catherick a échappé à Walter Hartright et à vous, mais elle ne m’échappera pas, à moi !
– Vous croyez vraiment à l’existence de ce secret dont mon mari redoute tellement la découverte ? Si ce n’était pourtant qu’une imagination de cette pauvre femme qui paraissait si étrange ?
– Je ne crois à rien, Laura, mais je constate la conduite de votre mari. En rapprochant ses actes des paroles d’Anne Catherick, je conclus qu’il doit y avoir un secret !
Ne voulant pas en dire plus long, je quittai la chambre. Je restais sous l’impression de mon cauchemar, et le récit de Laura ne faisait qu’accroître mon effroi. Je revoyais Hartright tel que je l’avais vu lorsque nous nous étions fait nos adieux, puis tel qu’il m’était apparu en rêve, et je me demandais vers quel abîme les événements nous entraînaient.
Je descendis pour inspecter les abords de la maison, car la façon dont Anne Catherick s’était enfuie me donnait l’envie de savoir comment le comte Fosco avait passé son temps, et de me rendre compte, si possible, des résultats auxquels avait pu aboutir le voyage de sir Percival. N’ayant rien découvert à l’extérieur, je traversai toutes les pièces vides du rez-de-chaussée. En remontant chez Laura, je vis Mrs Fosco et lui demandai d’un air indifférent si elle savait où avaient disparu ces messieurs. Elle me répondit qu’il y avait plus d’une heure que le comte, avec sa galanterie coutumière, l’avait prévenue qu’il partait faire une grande promenade à pied avec sir Percival.
Une grande promenade à pied ! Cela me parut bizarre, car cela n’était assurément pas dans leurs habitudes. Sir Percival n’aimait que les promenades à cheval, et quant au comte, il ne s’éloignait jamais de la maison, sinon lorsque le désir lui prenait de me tenir compagnie !
Je ne fis aucune réflexion à ce sujet, et entrai chez Laura.
Elle me parla aussitôt de la signature en question. Notre conversation angoissée au sujet d’Anne Catherick nous avait fait oublier à toutes deux que sir Percival nous attendait dans la bibliothèque.
– Soyez tranquille à ce propos, lui dis-je. Pour le moment du moins, car sir Percival a changé d’avis : la signature de l’acte est remise à plus tard.
– Remise à plus tard ? Qui vous l’a dit ?
– Le comte Fosco, et je pense que c’est grâce à lui que votre mari a pris cette soudaine décision.
– Est-ce possible, Marian ? Si, comme nous le supposons, ma signature doit permettre à sir Percival d’entrer en possession d’une certaine somme dont il a un besoin urgent, comment peut-il différer la chose ?
– Peut-être, Laura, avons-nous le moyen de comprendre cette attitude. Auriez-vous oublié la conversation que j’ai surprise entre sir Percival et son avocat, dans le hall ?
– Non, certes. Mais je ne vois pas…
– Il était question de deux choses : ou bien vous donniez votre signature, ou bien l’avocat obtenait des traites à trois mois et ainsi gagnait du temps. C’est à ceci que sir Percival s’est en définitive décidé, et nous pouvons espérer n’être plus mêlées, pour quelque temps du moins, à ses difficultés pécuniaires.
– Oh ! Marian, c’est trop beau pour être vrai !
En consultant mon journal, je vis que mes souvenirs étaient exacts. Ce fut pour Laura et pour moi un grand soulagement. Mais quelle misérable situation est la nôtre si nous accueillons comme un réel bienfait la clarté de ma mémoire !
Le dîner et la soirée se sont passés sans incidents, mais j’ai remarqué que sir Percival était beaucoup plus aimable avec sa femme. Il lui demanda si elle avait eu de récentes nouvelles de son oncle, quand elle comptait inviter la bonne Mrs Vesey à Blackwater Park et il eut mille attentions rappelant son odieuse comédie de Limmeridge avant le mariage.
Après le dîner, il simula une sieste, tandis que ses yeux mi-clos nous observaient faussement.
Pas un instant, je n’ai douté qu’il soit allé à Welmingham, chez Mrs Catherick, mais, maintenant, je crains bien qu’il n’y soit pas allé en vain, qu’il y ait appris certaines choses. Si je savais où trouver Anne, je me lèverais demain avec le soleil et j’irais l’avertir.
Le comte se montra fort prévenant. Ayant prié Laura de se mettre au piano, il apprécia son talent, non pas en amateur comme le pauvre Hartright, mais en réel connaisseur.
Nous nous séparâmes plus tard que d’habitude. Le vent étant levé, le comte me dit en me souhaitant le bonsoir : « Il y aura du changement demain, miss Halcombe ! »