Même jour.
En entendant le bruit de la clé à l’intérieur de la chambre de Laura, l’idée me vint de fermer ma porte également. J’examinai ma table de travail avec méfiance et remarquai que mon cachet était soigneusement remis dans le tiroir, ce que, dans mon désordre habituel, je ne faisais jamais. Bien que la chose m’étonnât, il se pouvait, après tout, que je l’eusse, machinalement, rangé là. Je fermai la porte à clé et descendis.
Mrs Fosco examinait attentivement le baromètre dans le hall.
– Il descend encore ! Nous aurons de la pluie ! me dit-elle.
Son visage avait repris sa froideur naturelle, mais le doigt qui désignait le baromètre tremblait encore. Avait-elle déjà eu le temps de prévenir son mari des paroles de Laura ? Je voulais en avoir le cœur net, car, malgré les manières polies de la comtesse, j’hésitais à croire qu’elle eût pardonné à sa nièce le fameux legs de 10 000 livres, et je redoutais les conséquences de son ressentiment. J’étais décidée à réparer, si possible, l’offense qu’avait pu lui faire Laura.
– Lorsque vous avez été assez aimable pour me rapporter mon mouchoir, commençai-je, je crains que vous n’ayez entendu les mots un peu violents de Laura. J’espère que vous n’y avez attaché aucune importance et que vous ne les avez pas répétés au comte Fosco ?
– Je n’y ai en effet attaché aucune importance, répondit-elle d’un ton aigre, mais, comme je n’ai aucun secret pour mon mari, qui, me voyant triste, m’en a demandé la cause, je la lui ai dite.
Je m’étais, hélas ! attendue à cette réponse, et pourtant un frisson me passa dans le dos.
– Puis-je vous prier, madame, vous et votre mari, de songer dans quelle situation se trouve ma sœur, et quel état d’esprit est le sien ? Elle ne se possède plus et j’espère que vous lui pardonnerez ces paroles !
– Certainement ! s’écria le comte en sortant de la bibliothèque. Lady Glyde m’a fait une injure que je déplore, mais que je pardonne. N’en parlons plus, mademoiselle.
– Vous êtes très bon, dis-je en le regardant. Vous me soulagez…
Je ne pus achever ma phrase, il me fixait de ses yeux perçants et me souriait de son sourire menteur et dangereux. Deviner sa duplicité et sentir en même temps que je m’abaissais devant ce couple dans le but de me concilier sa bienveillance, voilà qui me troublait affreusement.
– Je vous supplie de ne pas insister, mademoiselle, reprit-il. Je suis réellement offensé que vous ayez jugé nécessaire d’en dire autant !
Sur ce, il me baisa la main. Je frissonnai de dégoût, de mépris pour moi-même, et cependant j’essayai de sourire.
Feindre plus longtemps fût devenu impossible (et ce sentiment mêlé me relevait un peu dans ma propre estime) si la jalousie de la comtesse n’était venue à mon secours. Ses yeux flamboyèrent tout à coup, ses joues devinrent cramoisies, et elle s’écria :
– Comte ! Vos formes de galanterie ne sont pas appréciées des Anglaises !
– Pardonnez-moi, mon ange ! Mais vous, la plus aimée et la meilleure des Anglaises, vous les appréciez !
Laissant retomber ma main, il prit celle de sa femme et la porta à ses lèvres.
Je montai à ma chambre. Si j’avais eu alors le loisir de penser, mes pensées eussent été bien amères. Mais, heureusement pour ce qui me restait de sang-froid et de courage, il me fallut tout de suite passer à l’action. J’écrivis mes deux lettres puis me rendis chez Laura.
– Personne ne vous a dérangée, chérie ?
– Non, Marian, mais j’ai entendu un froissement de robe dans l’antichambre.
Mrs Fosco, je le compris tout de suite, avait donc fait un petit tour d’inspection et, si elle était passée devant ma chambre, elle avait dû entendre le grincement de ma plume sur le papier tandis que j’écrivais. Une raison de plus pour ne pas déposer mes lettres dans le sac postal.
– Craignez-vous de nouveaux dangers ? fit Laura en me voyant songeuse.
– Non, chérie, à peine quelques difficultés pour remettre les lettres en sécurité entre les mains de Fanny.
– Oh ! Marian, je vous en prie, ne courez pas de risques !
– N’ayez aucune crainte ! Voyons… Quelle heure est-il ?
Il était 5 h 30. J’avais le temps d’aller jusqu’à l’auberge et d’être rentrée avant le dîner.
– Refermez votre porte, Laura ; je serai revenue dans une heure. Courage ! Demain, un homme intelligent et dévoué défendra votre cause, chérie !… Si on me demande, dites que je suis allée faire une promenade.
Je ne savais pas si sir Percival était dans la maison ou non. En descendant, j’entendis le chant des canaris dans la bibliothèque, le comte qui leur parlait ; et par la porte entrouverte, je vis, à ma grande surprise, qu’il était en train de prouver à la gouvernante la docilité des oiseaux en lui montrant tous les tours qu’il leur avait appris. Sans aucun doute, il l’avait invitée à venir dans la bibliothèque : jamais elle n’y serait entrée d’elle-même. Les moindres actes de cet homme, j’en étais persuadée, cachaient une intention. Que signifiait cela ?
Je trouvai Mrs Fosco en promenade autour du vivier, selon son habitude. Comment allait-elle m’accueillir après le mouvement de jalousie dont j’avais été la cause, une heure à peine auparavant ? Mais son mari l’avait sans doute calmée, car elle me parla avec sa politesse coutumière. Je lui demandai où était sir Percival. Elle me répondit qu’il était sorti depuis deux heures.
– Quel cheval a-t-il pris ?
– Aucun ! Il est parti à pied afin de poursuivre ses recherches au sujet de cette Anne Catherick. À propos, savez-vous si elle est dangereusement folle ?
– Je l’ignore, comtesse.
– Rentrez-vous ?
– Oui, je crois qu’il est presque l’heure de s’habiller pour le dîner.
Nous rentrâmes. Mrs Fosco se dirigea vers la bibliothèque, et j’en profitai pour prendre mon manteau et mon chapeau. Je remarquai que les canaris s’étaient tus. Je sortis sans voir personne, les deux lettres au fond de ma poche.
En allant au village, je m’attendais à rencontrer sir Percival ; mais, devant lui, j’étais certaine de ne pas perdre ma présence d’esprit, car lui-même s’emportait trop facilement ; et savoir où il était allé me tranquillisait plutôt. Tant qu’il ne songeait qu’à retrouver Anne Catherick, Laura et moi pouvions respirer un peu. Pour notre bien à toutes trois, j’espérais de tout mon cœur qu’Anne lui échapperait encore.
Je marchai aussi vite que la chaleur me le permettait, me retournant de temps à autre pour m’assurer que je n’étais pas suivie. Je ne vis qu’un lourd chariot vide, dont les roues grinçaient horriblement. Comme je m’arrêtais pour le laisser passer – car la route était étroite et bordée d’arbres touffus – il me sembla voir les pieds d’un homme marchant derrière, alors que le charretier se trouvait devant, conduisant ses chevaux. Je suppose que mon impression était fausse, puisque, après le passage du chariot, la route était déserte.
J’atteignis l’auberge sans voir âme qui vive et constatai avec plaisir que Fanny avait reçu un accueil cordial.
Je montai dans sa chambre où, après avoir calmé un nouveau torrent de larmes, je lui expliquai ce que j’attendais d’elle.
– Fanny, je vais vous charger d’une mission de confiance. Voici deux lettres que vous allez garder sur vous. Celle avec le timbre, vous la mettrez à la poste en arrivant à Londres, demain ; l’autre, vous la remettrez vous-même à Mr Fairlie dès votre arrivée à Limmeridge. Ne les confiez à personne ; elles sont de la plus grande importance pour votre maîtresse.
Fanny mit les deux lettres dans son corsage en me disant :
– Elles resteront là jusqu’à ce que j’aie exécuté vos ordres, mademoiselle, comptez sur moi.
– Ne manquez surtout pas votre train demain matin et dites à la gouvernante de Limmeridge House que vous êtes à mon service jusqu’à ce que lady Glyde puisse vous reprendre. Nous nous reverrons bientôt. Allons, courage et ne manquez pas votre train !
– Merci, mademoiselle, merci de tout cœur. Voulez-vous présenter mes respects à ma maîtresse et lui dire que je suis désolée de la quitter. Mon Dieu ! Mon Dieu !
Je coupai court aux effusions et m’encourus. J’arrivai un quart d’heure avant le dîner, de sorte que j’eus le temps de m’habiller en hâte et de dire deux mots à Laura.
– Les lettres sont entre les mains de Fanny ! Descendez-vous pour dîner ? lui demandai-je.
– Oh ! non, pas pour tout l’or du monde !
– Personne n’est venu ?…
– Oui, sir Percival, il y a quelques instants. Il m’a effrayée en donnant un violent coup de poing sur la porte et en criant :
» – Avez-vous réfléchi et êtes-vous décidée à me dire la vérité ? Je vous forcerai à la dire tôt ou tard ! Dites-moi où est Anne Catherick !
» – Je vous certifie que je l’ignore ! m’écriai-je.
» – Bien ! Je briserai votre entêtement par n’importe quel moyen ! répondit-il avec colère, et il partit.
Anne était encore sauvée pour aujourd’hui ! Comme la cloche du dîner se faisait entendre, je descendis après avoir promis à Laura de revenir auprès d’elle dans la soirée.
Sir Percival offrit le bras à Mrs Fosco pour passer dans la salle à manger, et le comte m’offrit le sien. Il paraissait avoir très chaud et n’était pas habillé avec le soin habituel. M’avait-il suivie ? Il parut ennuyé pendant tout le repas ; toutefois, comme toujours, il se montra très aimable à mon égard, ce qui ne laissait pas de m’inquiéter. Quel que fût son dessein, il avait adopté, depuis son arrivée ici, une ligne de conduite bien définie : des façons polies envers moi, respectueuses envers Laura et, envers sir Percival, une fermeté qui triomphait toujours des colères inopportunes de ce dernier. Lorsque Mrs Fosco se leva, il voulut nous accompagner au salon.
– Pourquoi diable partez-vous, Fosco ? demanda sir Percival. J’ai à vous parler !
– Je m’en vais parce que j’ai assez bu et mangé, répondit le comte. Soyez assez bon pour excuser mes façons étrangères de sortir de table avec les dames.
– Balivernes ! Un autre verre de vin ne vous fera aucun mal ! Rasseyez-vous comme un Anglais et bavardons !
– Pas pour le moment, Percival, pas pour le moment ! Plus tard dans la soirée, je vous prie.
– Aimable façon de faire envers un maître de maison ! murmura sir Percival maussade.
C’était la seconde fois que le comte évitait de se trouver en tête à tête avec son ami. La remarque de celui-ci laissa le comte parfaitement indifférent et il quitta la salle à manger avec nous.
Nous étions au salon depuis quelques minutes à peine quand il alla dans le hall et revint avec le sac postal. C’était l’heure habituelle où celui-ci était expédié vers la gare.
– Pas de lettre pour la poste, miss Halcombe ? demanda-t-il en me tendant le sac.
Mrs Fosco s’arrêta de verser le thé pour écouter ma réponse.
– Non, comte, merci, pas de lettre aujourd’hui.
Ayant remis le sac au domestique, il s’assit au piano et joua des airs napolitains. Sa femme, d’ordinaire si calme, prépara le thé aussi vite que je l’aurais fait moi-même, avala sa tasse en hâte et s’éclipsa.
Je me levai pour la suivre, me méfiant de ce qu’elle pouvait faire si elle rencontrait Laura et, d’autre part, ne tenant pas à rester seule avec son mari. Mais le comte me retint en me priant de lui verser une autre tasse de thé. J’essayai de nouveau de m’échapper lorsque je la lui eus tendue, mais il me demanda mon avis sur une question musicale, tandis que lui-même s’installait au piano. J’eus beau lui dire que je ne connaissais rien à la musique, rien n’y fit.
– Les Anglais et les Allemands, déclara-t-il, indigné, sont toujours à se moquer des Italiens sous prétexte qu’ils sont incapables ni de composer ni de goûter aucun genre de musique élevée. Les Anglais parlent sans cesse de leurs oratorios, et les Allemands de leurs symphonies. Oublient-ils mon compatriote, l’immortel Rossini ? Qu’est-ce donc que Moïse en Égypte , sinon un oratorio sublime qui fut joué sur une scène de théâtre au lieu d’être chanté dans une salle de concert ? Qu’est-ce donc que l’ouverture de Guillaume Tell, sinon une symphonie sous un autre nom ? Avez-vous jamais entendu son Moïse ? Écoutez cet air, et puis celui-ci, et celui-ci encore… Et dites-moi si l’on a jamais rien composé de plus grandiose dans le genre sacré ?
Sans attendre un mot de réponse, il se mit à faire vibrer le piano sous son jeu puissant, à chanter avec un fervent enthousiasme, cependant que, le visage tourné vers moi, il me regardait dans les yeux. Il s’interrompait de temps à autre pour m’annoncer d’un air très fier le titre des différentes parties :
– Le Chœur des Égyptiens dans les Ténèbres, mademoiselle !… Récitatif de Moïse apportant les Tables de la Loi !… Prière des Israélites au passage de la mer Rouge !… Ah ! N’est-ce pas sublime ?
Le piano tremblait, sur la table, les tasses à thé s’entrechoquaient…
Il y avait quelque chose de terrible, de diabolique, dans le plaisir délirant qu’il prenait à jouer et à chanter, dans l’air triomphant avec lequel il m’observait tandis que je reculais de plus en plus vers la porte.
Sir Percival me libéra enfin en ouvrant la porte de la salle à manger et en demandant quel était ce bruit infernal. Le comte quitta aussitôt le piano en s’écriant :
– Oh ! si Percival arrive, le charme est rompu !
Et il se précipita vers le jardin en chantant encore le Récitatif de Moïse. J’entendis sir Percival l’appeler en vain par la fenêtre ; il faisait la sourde oreille. La conversation que sir Percival désirait était à nouveau remise à plus tard. Il fallait attendre le bon plaisir du comte.
Pendant tout ce temps, où était Mrs Fosco ?
Je montai d’abord m’assurer qu’elle n’était pas chez Laura, mais celle-ci ne l’avait pas vue et n’avait pas entendu le moindre froissement de robe. Vers 10 h, ayant encore quelques lignes à écrire dans mon journal, je la quittai en lui recommandant de fermer sa porte à clé et descendis au salon avant de remonter dans ma chambre.
Sir Percival bâillait dans un fauteuil, le comte lisait et Mrs Fosco, cramoisie, s’éventait avec vigueur. Elle semblait pour la première fois souffrir de la chaleur.
– Je crains que vous ne vous sentiez pas très bien, comtesse, lui dis-je en entrant.
– Je me faisais la même réflexion en vous regardant, me répondit-elle sèchement. Vous êtes si pâle, ma chère !
Quelle appellation familière et quel air insolent !
– J’ai mal à la tête, dis-je froidement.
– Ah ! vraiment ! Manque d’exercice, je suppose ! Vous auriez dû faire une promenade avant le dîner, cela vous aurait fait du bien !
– Venez fumer un cigare, Fosco, interrompit sir Percival en se levant.
– Avec plaisir, quand ces dames seront montées chez elles, cher ami ! répondit le comte avec courtoisie.
– Excusez-moi, comtesse, si je donne l’exemple ce soir ; j’ai un tel mal de tête ! prétextai-je pour m’esquiver.
Elle me regarda avec le même sourire narquois, en me disant bonsoir. Sir Percival, trop occupé à fixer Mrs Fosco, ne me salua même pas ; visiblement, il était impatient de la voir s’en aller à son tour. Mais elle ne se levait pas encore. Le comte souriait derrière son livre. C’était la comtesse, cette fois, qui retardait la conversation entre les deux amis.