Même jour.
En sécurité dans ma chambre, j’ouvris mon journal et me disposai à écrire.
Pendant 10 minutes, j’essayai en vain de fixer mon esprit. Impossible ! J’étais hantée par cette entrevue que sir Percival cherchait à avoir avec le comte depuis le matin et qui allait enfin avoir lieu en pleine nuit.
Laissant ma bougie allumée, je passai dans mon petit salon dont je refermai la porte, et me dirigeai vers la fenêtre grande ouverte. La nuit était noire et calme ; ni lune ni étoile n’éclairaient le firmament. Me sentant lasse, j’allais me retirer pour me coucher lorsqu’une odeur de tabac monta jusqu’à moi. Intriguée, je scrutai l’obscurité et vis se déplacer sous ma fenêtre un petit rond lumineux qui avança jusque sous la fenêtre de ma chambre à coucher où ma bougie était toujours allumée. Quelques instants après, je vis une seconde étincelle s’avancer vers la première et je devinai que sir Percival venait de rejoindre le comte. Tous deux avaient dû marcher sur le gazon, sinon j’aurais certainement entendu le pas lourd de sir Percival – celui du comte étant fort léger, j’aurais pu ne pas l’entendre, même sur le gravier.
La voix de sir Percival perça le silence :
– Qu’y a-t-il encore ? demanda-t-il à voix basse. Pourquoi ne rentrez-vous pas ?
– Je désire voir d’abord disparaître la lumière de cette fenêtre, répondit doucement le comte.
– En quoi vous gêne-t-elle ?
– Cela prouve qu’elle n’est pas couchée. Elle est assez intelligente pour se douter de quelque chose et assez audacieuse pour descendre et venir écouter. Patience, Percival, patience !
– Quelles sottises ! Vous parlez toujours de patience !
– Je vais vous dire autre chose, si vous le désirez. Mon bon ami, vous êtes sur le bord d’un précipice et si je vous laisse encore faire une gaffe vis-à-vis des femmes, je vous assure, parole d’honneur, qu’elles vous pousseront au fond !
– Que voulez-vous dire ?
– Je vous l’expliquerai quand cette lumière sera éteinte et que j’aurai inspecté toutes les chambres contiguës à la bibliothèque, la cage d’escalier y compris.
Ils s’en allèrent lentement, mais le peu que j’avais surpris de leur conversation m’avait décidée, coûte que coûte, à entendre leur entretien. Je savais donc qu’il aurait lieu dans la bibliothèque. Je devais donc ou bien me cacher dans une des chambres du rez-de-chaussée et risquer d’être découverte, ou bien parvenir à me glisser par ma fenêtre, sans bruit, sur le toit de la véranda qui longeait toute la maison et me faufiler entre les pots de fleurs jusqu’au-dessus de la bibliothèque. J’adoptai la dernière solution, car si ces messieurs, selon leur habitude, mettaient leurs fauteuils près de la fenêtre ouverte, je ne perdrais pas un mot de leur conversation. (Tout le monde sait qu’une conversation assez longue ne peut jamais se tenir à voix basse.)
Doucement, je rentrai dans ma chambre. Je mis une vieille jupe de flanelle sombre et un manteau foncé de voyage dont je rabattis le capuchon ; je déposai les allumettes près du bougeoir avant d’éteindre la bougie et, revenant dans mon petit salon, j’enjambai ma fenêtre avec précaution. Collée contre le mur, j’avançai lentement sur la galerie étroite. Je devais passer devant cinq fenêtres avant d’atteindre mon but. La première était celle de la chambre à provisions, la deuxième et la troisième l’appartement de Laura, la quatrième la chambre de sir Percival et la cinquième celle de la comtesse Fosco. Les autres, devant lesquelles je n’avais pas à passer, étaient celles de l’appartement du comte. Toutes ces fenêtres étaient sombres, excepté celles de la comtesse où brillait une faible lueur. Mrs Fosco veillait encore !
Il était trop tard pour reculer, et je n’avais pas le temps d’attendre ! Je m’en remis à ma chance, à ma prudence et à l’obscurité.
En avançant, je m’aperçus que le store était baissé et que seule la partie supérieure de la fenêtre était ouverte. Soudain, je vis l’ombre de la comtesse passer sur l’écran clair que formait le store, puis repasser lentement. Elle ne m’avait certainement pas entendue approcher, sinon elle se serait arrêtée devant la fenêtre, si même elle n’avait pas eu assez de courage pour l’ouvrir et regarder au-dehors.
Avec mille précautions, je parvins sans bruit au-dessus de la bibliothèque. Je m’assis tant bien que mal entre les pots de fleurs et attendis. Des portes claquèrent. La lueur d’une cigarette se dirigea à nouveau vers ma chambre, puis disparut à nouveau sous la véranda.
– Allez-vous enfin rester tranquille, sacrebleu ! grogna sir Percival.
– Ouf ! ce qu’il fait chaud ! répondit le comte en soupirant.
J’entendis le grincement des fauteuils que l’on traînait près de la fenêtre. La chance était pour moi ! L’horloge sonnait 11 h 45 quand ils s’installèrent enfin. Hantée par la lumière qui brillait toujours à la fenêtre de Mrs Fosco, j’eus de la peine à fixer mon attention au début.
J’entendis le comte dire qu’il avait inspecté toutes les chambres du rez-de-chaussée, que ma lumière était éteinte et qu’enfin ils pouvaient parler en toute sécurité.
Au lieu de lui répondre, sir Percival lui reprocha de l’avoir fait attendre toute la journée sans raison aucune. L’autre répliqua qu’il avait eu à s’inquiéter d’autres choses et que d’ailleurs il était préférable de s’expliquer la nuit, quand personne ne pouvait interrompre ou entendre leur conversation.
– Nous sommes à un moment critique de nos affaires, Percival, et si nous devons prendre des dispositions pour l’avenir, c’est ce soir que nous devons le faire.
– Critique ! répéta sir Percival, ricanant. C’est pire que vous ne le pensez, je vous assure !
– Je m’en doutais. Mais, avant de me mettre au courant de ce que j’ignore, résumons la situation que je connais, voulez-vous ?
– Attendez ! Je vais chercher du cognac et de l’eau, d’abord !… Vous en prenez ?
– Non ! Merci… De l’eau fraîche et du sucre, avec plaisir !
– De l’eau sucrée ! À votre âge ! Grotesque !…
– Maintenant, je vais exposer clairement la situation, Percival, vous me direz si j’ai vu juste. Nous sommes arrivés du continent tous deux avec des affaires très embrouillées…
– Résumons : j’avais besoin de plusieurs milliers de livres et vous de quelques centaines. Voilà !
– Oui, Percival, comme vous le dites si bien, vous aviez besoin de plusieurs milliers de livres, et moi de quelques centaines ! Et le seul moyen de nous procurer cet argent était d’avoir recours à la fortune de votre femme. Et que vous ai-je dit plus d’une fois, mon ami ? Que le genre humain n’a découvert, jusqu’ici, que deux façons de procéder avec les femmes. Ou vous les abattez, moyen peu raffiné pour un gentleman, ou vous les matez par la douceur en ne perdant jamais votre sang-froid. Mais vous n’avez pas voulu m’écouter ! Avec votre caractère emporté, vous avez perdu la signature du contrat, perdu l’argent dont vous aviez besoin immédiatement, et donné à miss Halcombe des raisons d’écrire à son avocat, une première fois d’abord…
– A-t-elle écrit une seconde fois ?
– Oui, aujourd’hui !
Une chaise tomba bruyamment sur le plancher, comme si on l’avait renversée d’un geste brusque.
Que la révélation du comte irritât à ce point sir Percival, voilà qui me sauva en ce moment : car, apprenant que ma lettre, malgré toutes mes précautions, avait été découverte, je sursautai et la plate-forme craqua sous moi, mais le bruit de la chaise, en bas, étouffa celui-ci. Le comte m’avait-il suivie à l’auberge ? Avait-il conclu que j’avais donné mes lettres à Fanny, lorsque je lui avais dit que je n’en avais pas pour le sac postal ? Mais, surtout, comment savait-il ce que les lettres contenaient, alors que je les avais remises personnellement à Fanny ?
– Remerciez votre bonne étoile, reprit le comte, qui a placé près de vous un homme pour réparer les bêtises que vous faites. Ne voyez-vous donc pas que miss Halcombe a l’énergie et le courage de notre sexe ? Avec une femme comme elle pour alliée, je braverais le monde entier, mais avec elle comme ennemie, je marche sur des épines, moi, Fosco, qui suis pourtant aussi rusé que le Diable lui-même, comme vous me l’avez dit cent fois ! Et cette noble créature, à la santé de qui je bois ! cette héroïque créature, forte de l’amour qu’elle a voué à sa sœur, ferme comme un roc entre nous deux et votre pauvre, jolie et frêle petite femme blonde, cette femme merveilleuse que j’admire de toute mon âme, quoique je sois obligé de la combattre pour nos intérêts, cette femme, vous l’avez poussée à bout. Percival, mon bon ami, vous avez échoué !
Un silence suivit. Sir Percival le rompit.
– Oui ! oui ! Fanfaronnez tant que vous voulez, mais la difficulté d’argent n’est pas la seule. Vous seriez plus sévère avec ces femmes si vous saviez tout ce que je sais !
– Nous nous occuperons de cette seconde difficulté en temps et lieu, reprit le comte. Vous pouvez vous duper vous-même, si cela vous amuse, Percival, mais moi vous ne me duperez pas. La question d’argent, avant tout ! Avez-vous compris maintenant que vous avez tout gâté par votre sale caractère ! Ou bien dois-je encore vous le démontrer ?
– Bah ! C’est facile de grogner contre moi, mais dire ce qu’il faut faire, c’est plus difficile, n’est-ce pas ?
– Vraiment ? Eh bien ! voilà : à partir de ce soir vous me laissez agir seul ?
– Que proposez-vous dans ce cas ?
– Répondez d’abord si vous êtes d’accord !
– Mettons que oui, et alors ?
– Quelques questions pour commencer. Je vous ai dit que miss Halcombe avait écrit une seconde fois à son avocat.
– Comment le savez-vous. Vous en a-t-elle parlé ?
– S’il me fallait vous expliquer cela, je n’en aurais jamais fini. Mais c’est la raison pour laquelle j’ai dû remettre notre entretien jusqu’à ce soir. Du tintouin, mon ami, croyez-le ! Bon !… En l’absence de la signature de votre femme, vous avez pu obtenir de l’argent grâce à des traites à trois mois et à un intérêt qui font se dresser sur ma tête les pauvres cheveux qui me restent !… À l’échéance, n’y a-t-il pas d’autres moyens de les payer que de recourir à votre femme ?
– Aucun.
– Comment ! Vous n’avez même plus d’argent en banque ?
– À peine quelques centaines de livres… alors qu’il m’en faudrait des milliers.
– Et vous n’avez aucun titre sur lesquels vous pourriez emprunter ?
– Pas un !
– Quels sont vos revenus depuis votre mariage ?
– L’intérêt des 20 000 livres ! À peine de quoi payer les dépenses courantes !
– Qu’espérez-vous encore de votre femme ?
– 3 000 livres par an, à la mort de son oncle.
– Jolie fortune, Percival ! Cet oncle est-il âgé ? Quel genre d’homme ?
– Âge moyen, sorte de maniaque. Célibataire.
– Naturellement, sinon lady Glyde n’hériterait pas de ses biens. Ce genre d’homme vit longtemps et se marie quand on s’y attend le moins. Je ne parie pas grand-chose pour les 3 000 livres. Ne vous revient-il rien d’autre par votre femme ?
– Rien ! Excepté après sa mort !
– Aah !
Nouveau silence.
Le comte sortit, et je l’entendis dire : « Il pleut ! » Il pleuvait, en effet ! L’état de mes vêtements indiquait même qu’il pleuvait depuis un bon bout de temps déjà.
Le comte rentra, et j’entendis le siège craquer sons son poids.
– Alors, Percival, à la mort de votre femme, que réaliserez-vous ?
– Si elle ne laisse aucun enfant, j’hériterai des 20 000 livres.
– Directement ?
– Directement !
Ils restèrent à nouveau silencieux, et l’ombre de Mrs Fosco se profila sur le store. Elle en souleva un coin et regarda dans l’obscurité, mais la pluie battait les vitres et, heureusement, elle ne put rien voir. « Encore la pluie ! » l’entendis-je se murmurer à elle-même.
La voix du comte reprit :
– Percival, tenez-vous à votre femme ?
– Fosco ! Quelle question inconvenante !
– Je vais droit au but, répondez !
– Pourquoi diable me regardez-vous ainsi ?
– Vous ne voulez pas répondre ? Soit. Mettons que votre femme meure avant la fin de l’été…
– Assez ! Fosco !
– Mettons que votre femme meure…
– Assez, vous dis-je !
– Dans ce cas, vous recevriez tout de suite 20 000 livres et vous perdriez…
– Je perdrais la chance des 3 000 livres par an !
– Chance lointaine… aléatoire, Percival !… Et vous avez besoin d’argent immédiatement. Le gain est certain… la perte est douteuse !…
– Parlez pour vous autant que pour moi, Fosco. Une partie de l’argent que je dois a été empruntée pour vous et, si ma femme mourait, 10 000 livres glisseraient dans la poche de la vôtre ! s’écria sir Percival. Vous n’avez pas oublié, je présume, le legs qui doit revenir à Mrs Fosco ? Avec vos belles phrases, vous me faites bouillir le sang !
– Sang voudrait-il dire conscience en Angleterre ? Je parle de la mort de votre femme comme un homme de loi. Lorsque votre avocat a fait votre contrat de mariage, il l’a prévue comme moi. Votre sang a-t-il bouillonné ce jour-là, Percival ? C’est mon affaire ce soir d’éclaircir la situation. Si votre femme vit, vous payez ces traites avec sa signature… Si elle meurt, vous les payez avec sa mort !…
Tandis qu’il prononçait ces mots, la lumière s’éteignit dans la chambre de Mrs Fosco et tout l’étage fut plongé dans l’obscurité.
– C’est facile à dire, grogna sir Percival. À vous entendre, on croirait que la signature de ma femme est déjà sur le papier !
– Vous m’avez laissé carte blanche, rétorqua le comte, et j’ai presque trois mois devant moi. Laissez-moi faire et n’en parlons plus. Et maintenant, Percival, je suis à votre disposition si vous désirez me consulter au sujet de la seconde difficulté dont vous avez parlé. Qu’y a-t-il, mon ami ?
– Je ne sais par où commencer, répondit sir Percival.
– Dois-je vous aider ? Je suppose qu’il s’agit d’Anne Catherick !
– Écoutez, Fosco, nous nous connaissons depuis longtemps et si vous m’avez une ou deux fois déjà aidé de vos conseils, j’ai de mon côté fait ce que j’ai pu pour vous tirer d’embarras dans les questions d’argent. Nous avons l’un et l’autre agi en véritables amis, mais cela n’empêche pas que nous ayons chacun nos secrets, n’est-ce pas ?
– Vous avez un secret qui vous a fort tracassé ces derniers temps, Percival, je l’ai remarqué.
– Peut-être. Mais s’il ne vous concerne pas, ne cherchez pas à le savoir !
– Ai-je l’air de chercher à le savoir ?
– Oui, assurément !
– C’est qu’alors mes traits, eux, ne mentent pas ! Alors, Glyde, admettons que je sois curieux, et je vais vous poser cette question : désirez-vous me confier votre secret, à moi, votre vieil ami ?
– Non, je ne désire pas vous le confier.
– Alors, ma curiosité se tait ; je n’ajoute rien.
– Vraiment ?
– Vous en doutez ?
– Je connais, Fosco, votre manière détournée d’arriver à vos fins, et je ne suis pas tellement sûr que finalement vous ne me tirerez pas les vers du nez.
– Percival ! Percival ! Pouvez-vous être aussi injuste ! N’avez-vous pas encore compris l’homme que je suis réellement ? Un homme comme il n’y en a plus ! Capable des actions les plus éclatantes, quand la chance m’est donnée de les accomplir ! Malheureusement, au cours de ma vie, j’ai eu très peu de ces occasions… Ma conception de l’amitié est sublime ! Est-ce ma faute, si j’ai deviné que vous aviez un secret ? Et si je vous avoue que je suis curieux, quelle est mon intention, à votre avis ? Mais vous, les Anglais, vous n’allez jamais au fond des choses ! C’est pour vous prouver l’empire que j’ai sur moi-même ! Si cela me plaisait, je pourrais vous arracher votre secret en un rien de temps, vous le savez aussi bien que moi ! Vous venez de faire appel à mon amitié, et les devoirs de l’amitié sont sacrés pour moi ! Ils l’emportent sur ma curiosité. En moi, ce sont les sentiments élevés qui l’emportent, Percival ! Je voudrais qu’il en fût de même pour vous ! Allons, Percival, donnez-moi la main ! Je vous pardonne.
Sa voix faiblit comme il prononçait les derniers mots. On eût dit qu’il pleurait…
Sir Percival essaya de s’excuser, mais le comte, magnanime, ne voulut rien entendre.
– Non ! fit-il. Lorsque mes amis m’ont blessé, je sais leur pardonner sans qu’ils ne me fassent des excuses. Dites-moi, avez-vous besoin de mon aide ?
– Oui.
– Et vous pouvez me la demander sans vous compromettre ?
– Je crois.
– Alors ?
– Eh bien ! je vous ai dit aujourd’hui que j’avais tout fait pour retrouver Anne Catherick… en vain…
– Oui ?
– Fosco ! Je suis un homme perdu si je ne la retrouve pas !
– Ah ! C’est si sérieux que cela, Percival ? Aussi grave que la question d’argent ?
– Plus grave, Fosco, je vous le jure ! Je vous ai montré la lettre qu’Anne Catherick avait cachée à l’intention de ma femme dans le sable. Elle ne se vante pas, Fosco, elle connaît le secret.
– Mais comment l’a-t-elle appris ?
– Par sa mère.
– Deux femmes connaissant votre vie privée ! Mauvais, très mauvais cela, Percival ! Le motif qui vous fit enfermer la fille est compréhensible…
– Elle était juste assez folle pour être enfermée, et juste assez saine d’esprit pour me perdre si elle restait en liberté…
– Je sais ! Mais son évasion est moins claire. Et pourtant je ne vois pas le danger immédiat.
– Anne Catherick est dans le voisinage. Elle communique avec lady Glyde à qui elle a certainement déjà dit le secret.
– Si lady Glyde le connaît, elle sait aussi qu’il peut vous compromettre. Étant votre femme, son intérêt est de se taire.
– Ce serait son intérêt si elle tenait à moi, mais elle en aime un autre et je suis dans le chemin. Elle l’aimait avant de m’épouser, ce vagabond d’Hartright, un simple professeur de dessin !
– Qu’y a-t-il d’extraordinaire à cela, mon ami ? Quel homme peut se vanter d’avoir été le premier dans le cœur d’une femme ?
– Attendez, Fosco ! C’est Hartright qui a aidé Anne Catherick quand elle s’est échappée de l’asile, c’est lui qui l’a revue quand elle était à Limmeridge : les deux fois, ils se sont trouvés seuls ensemble ! Je suis sûr qu’il connaît aussi le secret et que ma femme et lui sont prêts à me jouer des tours !
– Doucement, Percival, doucement ! N’avez-vous pas confiance dans la vertu de votre femme ?
– Je n’ai confiance que dans son argent ! Seule, elle est inoffensive, mais avec cet Hartright…
– Où est-il ?
– À l’étranger, et s’il tient à sa peau, je lui conseille de ne pas rentrer !
– Êtes-vous certain qu’il soit à l’étranger ?
– Absolument certain ! Je l’ai fait surveiller depuis son départ du Cumberland jusqu’au jour où il s’est embarqué. Oh ! j’ai agi avec prudence, croyez-moi ! Je suis allé à la ferme où Anne Catherick avait passé quelques jours, près de Limmeridge. Elle n’avait pas parlé ! J’ai fait écrire à sa mère une lettre pour miss Halcombe, par laquelle elle affirmait que j’avais uniquement voulu le bien de sa fille en la faisant interner. Et maintenant, cette fille revient encore ici, et elle m’échappe, sur mes propres terres ! D’autres peuvent la voir, lui parler… Ce coquin de Hartright peut, à mon insu, rentrer au pays, et se servir d’elle, dès demain, pour…
– Bon ! La première chose à faire est de la trouver. Et nous la trouverons, rassurez-vous ! Avez-vous battu les environs ?
– Oui, mais en vain. J’ai été voir sa mère, mais elle ne sait rien.
– Peut-on compter sur elle ? Elle vous a déjà trahi une fois.
– Elle ne le fera plus !
– A-t-elle un intérêt personnel à garder votre secret ?
– Oui, personnel.
– Tant mieux pour vous, Percival ! Ne vous découragez pas. Nos affaires d’argent, je vous l’ai dit, j’ai le temps de m’en occuper, et je vais d’abord me mettre à la recherche de cette Anne Catherick. Mais je ne l’ai pas vue d’assez près, l’autre jour, lorsque, d’une manière fort étrange elle a quitté lady Glyde, près du lac. Comment est-elle ?
– C’est le portrait vivant de ma femme, après une longue maladie… l’esprit dérangé !
La chaise craqua et le comte sursauta.
– Quoi ! s’écria-t-il. Sont-elles parentes ?
– Pas le moins du monde !… Pourquoi riez-vous ?
– Peut-être à cause des pensées qui me traversent l’esprit, mon cher ami ! Je ne suis pas italien pour rien !… Mais allez dormir en paix, du sommeil du juste ! Je retrouverai Anne Catherick, soyez tranquille, et vous payerez vos créances. Ne suis-je pas un ami admirable, Percival ? Digne de ces prêts d’argent que vous avez eu la délicatesse de me rappeler tout à l’heure ? À l’avenir, je vous prie, ne blessez plus mes sentiments ! Enfin, je vous pardonne, je vous pardonne !… Bonne nuit !…
La porte de la bibliothèque claqua et un profond silence suivit. J’étais trempée jusqu’aux os et tremblais de tous mes membres. Comme je me levais avec effort, je vis la fenêtre du comte brillamment éclairée… Un frisson me parcourut le corps et, pas à pas, j’avançai en m’agrippant au mur.
L’horloge sonnait 1 h 15 lorsque je regagnai ma chambre.