13

La situation du cimetière m’avait obligé à choisir avec prudence l’endroit où j’allais me cacher.

L’entrée principale de l’église donnait sur le cimetière, et la porte se trouvait au fond du porche. Après quelque hésitation, je m’étais décidé à m’y dissimuler, chaque côté du porche étant percé d’une meurtrière. Par l’une d’elles, je pouvais surveiller la tombe, tandis que par l’autre j’avais vue sur le petit cottage de la carrière. Devant la porte se trouvait un entrelacement dénudé, terminé par un mur bas. Derrière ce mur se voyait un morceau de colline sur laquelle de gros nuages avançaient, poussés par le vent. On n’apercevait nulle part âme qui vive, pas un seul oiseau ne passait, pas un seul chien n’aboyait. On n’entendait que les frissons des arbres nains balayant les tombes ainsi que le gémissement du ruisseau coulant sur son lit de pierres. Lugubre tableau dans une heure sinistre ! Mon cœur battait bien fort tandis que je comptais les minutes.

Ce n’était pas encore tout à fait le crépuscule ; les dernières lueurs du soleil couchant traînaient encore dans le ciel, lorsque j’entendis des pas et une voix qui se rapprochaient de l’autre côté de l’église.

– Ne vous agitez pas au sujet de la lettre, disait la voix – une voix de femme. Je l’ai mise en sécurité entre les mains du jardinier qui me l’a prise sans une parole. Il est ensuite parti de son côté et je suis partie du mien. Personne ne m’a suivie, je vous le garantis, ma petite.

On devine si ces paroles redoublèrent mon attention, cependant que ma curiosité se mêlait d’une terrible angoisse.

Il y eut un silence, mais j’entendais toujours les pas qui s’avançaient, puis je vis deux femmes apparaître devant la meurtrière. Elles se dirigèrent directement vers la tombe en me tournant le dos.

L’une d’elles portait un bonnet et un châle. L’autre était vêtue d’un ample manteau bleu foncé dont le capuchon était rabattu. Quelques centimètres de sa robe dépassaient et mon cœur battit à se rompre lorsque je vis qu’elle était blanche !

Au bout d’un moment, elles s’arrêtèrent et la femme au manteau tourna la tête vers sa compagne, mais, à cause du capuchon, je ne distinguai même pas son profil, qu’un simple chapeau m’eût laissé voir.

– Il vaut mieux que vous gardiez ce manteau, disait la femme au châle, celle dont j’avais déjà entendu la voix. Mrs Todd a raison quand elle dit que vous paraissiez un peu étrange hier soir, tout en blanc. Je vais me promener pendant que vous restez ici, car je n’ai pas comme vous un grand attrait pour les cimetières. Finissez ce que vous désirez faire avant que je revienne, afin que nous puissions rentrer avant qu’il fasse nuit.

Ce disant, la femme au châle se retourna et je vis son visage. C’était celui d’une personne d’un certain âge, rugueux et hâlé, sans rien de méchant ni de rusé. Près de l’église, elle s’arrêta pour croiser plus fort sur sa poitrine le châle de laine qu’elle portait.

– Étrange, l’entendis-je murmurer à elle-même, toujours étrange dans ses caprices et dans ses façons de faire depuis que je la connais, mais inoffensive, pauvre âme, comme un petit enfant !

En soupirant, elle regarda autour d’elle, puis hochant la tête, comme si les intentions de l’autre ne lui plaisaient que mollement, elle disparut derrière l’église.

J’hésitai un moment à la suivre et à lui adresser la parole, mais le désir que j’éprouvais de me trouver face à face avec sa compagne m’arrêta. Il était fort probable d’ailleurs qu’elle aurait été incapable de me donner les renseignements que je cherchais. Ce n’était pas la porteuse de la lettre qui m’intéressait, mais son auteur, et cette personne se trouvait à présent dans le cimetière, je n’en doutais plus.

Tandis que toutes ces pensées me venaient presque ensemble à l’esprit, la dame au manteau bleu foncé s’était approchée de la tombe et la contemplait. Puis, après avoir jeté un regard autour d’elle, elle sortit un linge blanc de dessous son manteau et elle se dirigea vers le ruisseau qui entrait dans le cimetière en coulant sous une petite arche pratiquée dans le bas du mur et en sortait, après un cours serpentant de quelques dizaines de mètres, par une ouverture toute semblable dans le mur d’en face. Après avoir trempé le linge dans le ruisseau, elle revint vers la tombe qu’elle embrassa avec effusion avant de se mettre à genoux pour procéder à son nettoyage.

Ne sachant comment je pourrais lui parler sans l’effrayer, je décidai finalement d’enjamber le petit mur qui se trouvait devant moi, puis, l’ayant longé par l’extérieur, de rentrer dans le cimetière par la petite marche de pierre à proximité de la tombe, afin de lui permettre de me voir arriver de loin. Elle était tellement absorbée par son travail qu’elle ne s’aperçut de ma présence qu’au moment où je franchissais la grille. Elle se releva alors brusquement en poussant un cri de terreur et me regarda sans dire mot.

– Ne craignez rien, lui dis-je doucement, vous devez certainement me reconnaître.

Je m’avançai vers elle à pas fort lents, en souriant et en continuant à lui parler.

S’il me restait encore l’ombre d’un doute, il s’évanouit à l’instant. Devant moi, près de la tombe de Mrs Fairlie, se dressait la même image que celle qui m’était apparue au clair de lune sur la grand-route.

– Vous souvenez-vous de moi ? demandai-je. Nous nous sommes rencontrés très tard, une nuit, et je vous ai aidée à trouver le chemin de Londres. Vous ne pouvez pas l’avoir oublié ?

Son visage se détendit et elle poussa un profond soupir de soulagement, tandis qu’elle semblait me reconnaître.

– N’essayez pas de parler maintenant, repris-je encore. Prenez le temps de vous remettre et de vous souvenir que je suis pour vous un ami.

– Vous êtes très bon pour moi, murmura-t-elle, aussi bon aujourd’hui que vous le fûtes alors.

Elle s’arrêta, et je gardai le silence, non seulement par égard pour elle, mais pour avoir moi-même le temps de me faire à cette nouvelle rencontre.

Sous la lumière blafarde du crépuscule, dans cet endroit lugubre, près d’une tombe, entourée de morts, cette femme et moi nous nous rencontrions pour la seconde fois.

Le moment, le lieu, les circonstances qui nous mettaient face à face dans cette sinistre vallée, le destin qui dépendait peut-être des paroles que j’allais entendre, la pensée que l’avenir de Laura Fairlie allait peut-être se décider en bien ou en mal par le seul fait que je saurais gagner ou perdre la confiance de cette pauvre créature tremblante qui se tenait devant moi, tout cela ébranlait un peu le sang-froid dont j’avais tant besoin.

– Vous sentez-vous plus calme maintenant ? lui demandai-je enfin, et pouvez-vous causer avec moi sans la moindre crainte, comme avec un ami ?

– Comment êtes-vous arrivé ici ? demanda-t-elle sans répondre à ma question.

– Ne vous souvenez-vous pas que je vous ai dit, lors de notre dernière rencontre, que je partais pour le Cumberland le lendemain ? Depuis lors, j’habite Limmeridge House.

– Limmeridge House ! répéta-t-elle tandis que son pâle visage s’illuminait et que ses yeux se fixaient sur moi avec un intérêt subit. Ah ! comme vous devez y être heureux !

Je profitai de cette confiance qu’elle me témoignait pour l’examiner avec attention et curiosité. Je la regardais, le cœur rempli de la pensée de cet autre adorable visage, qui, par un clair de lune, m’avait fait songer à elle avec effroi, sur la terrasse de Limmeridge House. J’avais vu alors la ressemblance d’Anne Catherick avec miss Fairlie, je voyais aujourd’hui la ressemblance de miss Fairlie avec Anne Catherick. Je la voyais d’autant mieux que les dissemblances à présent me frappaient. Dans la façon de se tenir et dans la proportion des traits, dans la teinte des cheveux et dans le frémissement de la lèvre, ainsi que dans le port de la tête, la ressemblance me paraissait plus évidente que jamais. Mais là cessait toute similitude entre elles. La beauté délicate du teint de miss Fairlie, la limpidité de ses yeux, la chaude coloration de ses lèvres contrastaient étrangement avec le pauvre visage fatigué que je voyais devant moi.

Quoique je me reprochasse d’avoir de telles pensées, je me disais avec terreur qu’un changement funeste dans l’avenir était la seule chose qui pût rendre la ressemblance complète. Si le chagrin et la souffrance marquaient un jour le ferme et beau visage de miss Fairlie, alors, et alors seulement Anne Catherick et elle seraient comme des sœurs jumelles.

Je frissonnai à cette vision horrible d’un destin inconnu et possible.

Ce fut un réel soulagement pour moi de sentir la main d’Anne Catherick se poser sur mon épaule comme la première fois. Alors que la première fois, au contraire, j’avais eu l’impression d’en être glacé de la tête aux pieds.

– Vous me regardez avec attention et vous pensez à quelque chose, dit-elle de sa voix saccadée et rapide. Qu’est-ce que c’est ?

– Rien d’extraordinaire, répondis-je ; je me demandais seulement comment vous étiez venue ici.

– Je suis venue avec une amie qui est très bonne pour moi. Je ne suis ici que depuis deux jours.

– Et vous êtes déjà venue dans ce cimetière, hier ?

– Comment le savez-vous ?

– Je le devine.

Elle se détourna de moi et s’agenouilla de nouveau sur la tombe.

– Où irais-je, sinon ici ? dit-elle. L’amie qui fut plus qu’une mère pour moi est la seule personne à laquelle je dois rendre visite à Limmeridge. Oh ! mon cœur saigne de voir comme sa tombe est souillée ! Elle aurait dû être gardée blanche comme de la neige, par amour pour elle ! J’ai commencé à la nettoyer hier et je suis revenue aujourd’hui. Y a-t-il quelque chose de mal dans ce que j’ai fait ? J’espère que non… Je suis sûre que rien de ce que je fais pour Mrs Fairlie ne peut être mal.

Sa gratitude était certes une idée fixe dans ce pauvre cerveau qui ne se souvenait que des jours heureux de son enfance !

Je me rendis compte que, pour gagner son entière confiance, il fallait que je l’encourage à continuer le travail qu’elle avait entrepris. Sur mon conseil, elle reprit donc sa tâche pieuse. Elle caressait tendrement le marbre comme un être vivant, en répétant les mots de l’épitaphe comme si les jours de sa jeunesse étaient soudain revenus et qu’elle apprît patiemment sa leçon assise auprès de Mrs Fairlie.

– Cela vous surprendrait-il, demandai-je pour préparer avec prudence les questions que je voulais lui poser, si je vous disais que c’est un vrai plaisir pour moi de vous revoir ici ? J’étais très inquiet, l’autre soir, après votre départ précipité en voiture.

Elle me regarda, d’un air soupçonneux.

– Inquiet ? répéta-t-elle. Pourquoi ?

– Lorsque le fiacre qui vous emmenait se fut éloigné, une chose étrange se passa. Deux hommes en cabriolet s’arrêtèrent sur la route, non loin de moi, et s’adressèrent au policeman qui se trouvait de l’autre côté du chemin.

Elle s’arrêta brusquement et laissa tomber le linge qu’elle tenait à la main, tandis que son autre main se crispait sur la croix de marbre blanc. Tournant vers moi un visage livide, elle me regarda avec des yeux terrifiés. Il était trop tard pour reculer, aussi continuai-je à tout hasard.

– Les deux hommes demandèrent au policeman s’il n’avait pas vu une femme qui s’était échappée de leur asile.

Elle bondit sur ses pieds, affolée.

– Mais attendez la fin, pour l’amour du Ciel ! lui criai-je, et vous verrez que je vous ai protégée jusqu’au bout. Un seul mot de ma part aurait mis ces hommes à votre poursuite, mais je veillais sur vous et ne l’ai pas dit. Réfléchissez, je vous en prie, essayez de comprendre ce que je vous dis.

Mes façons de faire semblèrent la calmer plus que mes paroles. Elle fit un effort évident pour comprendre ce que je disais, faisant passer d’une main à l’autre le petit chiffon qu’elle avait ramassé de la même manière hésitante qu’elle jouait avec son petit sac, la première fois que je l’avais rencontrée. Peu à peu, elle parut saisir le sens de mes paroles et son visage se détendit à nouveau tandis qu’elle posait sur moi un regard où la curiosité remplaçait l’effroi.

– Vous ne trouvez pas que je devrais retourner à l’asile, n’est-ce pas ? me demanda-t-elle.

– Certainement non ! Je suis content au contraire que vous vous soyez enfuie et heureux d’avoir pu vous y aider.

– Oui, oui, c’est vrai ! vous m’avez aidée dans la partie la plus difficile de ma fuite, continua-t-elle d’un air absent. C’était facile de partir, car ils ne me surveillaient pas comme les autres. J’étais calme, obéissante et vite effrayée. Mais atteindre Londres était l’entreprise la plus malaisée, et là vous m’avez aidée. Vous ai-je assez remercié à ce moment-là ? Merci encore, merci du fond du cœur, merci !

– L’asile était-il loin de l’endroit où vous m’avez rencontré ? Allons ! montrez-moi que vous me considérez comme un véritable ami et dites-moi où il se trouve.

Elle me nomma l’endroit. C’était un asile privé, situé non loin de là où je la vis. Puis, avec anxiété, elle me demanda de nouveau :

– Vous ne trouvez pas que je devrais retourner à l’asile, n’est-ce pas ?

– Je vous répète que je suis content que vous vous soyez enfuie et heureux de voir que tout s’est bien passé après que vous m’ayez quitté. Mais vous disiez avoir une amie, à Londres. L’avez-vous trouvée cette nuit-là ?

– Oui, il était très tard, mais une jeune fille cousait encore dans la maison et elle m’aida à réveiller Mrs Cléments. C’est ainsi que se nomme mon amie, une très bonne amie, une très bonne créature, mais pas comme Mrs Fairlie cependant. Oh ! personne n’est comme Mrs Fairlie !

– Mrs Cléments est une ancienne amie ?

– Oui, elle était voisine dans le Hampshire, elle m’aimait bien et s’occupait de moi quand j’étais petite fille. Il y a des années, lorsqu’elle nous quitta, elle écrivit quelques mots dans mon livre de prières : « Si vous avez un jour des ennuis, Anne, venez près de moi. Je n’ai plus de mari et je n’ai pas d’enfant, je prendrai soin de vous. » Paroles délicieuses, n’est-ce pas ? Je suppose que je m’en souviens parce qu’elles sont pleines de bonté, car je me rappelle si peu de chose !

– N’aviez-vous ni père ni mère pour s’occuper de vous ?

– Père ? Je ne l’ai jamais vu et je n’ai jamais entendu ma mère en parler. Père ? Je suppose qu’il est mort.

– Et votre mère ?

– Je ne m’entendais pas avec elle. Nous étions une crainte et un ennui l’une pour l’autre.

Une crainte et un ennui ! À ces mots, je soupçonnai pour la première fois sa mère de l’avoir fait enfermer.

– Ne me parlez pas de ma mère, continua-t-elle. Je préfère parler de Mrs Cléments ; elle, au moins, est comme vous, elle ne trouve pas que je devrais retourner à l’asile et elle est aussi contente que vous que je me sois enfuie. Elle a pleuré sur mon malheur, en me disant que je devais le garder secret.

Son malheur ! Dans quel sens employait-elle ce mot ? Dans un sens pouvant expliquer le motif qui lui fit écrire la lettre anonyme. Dans un sens pouvant excuser chez une femme un sentiment de vengeance contre l’homme qui l’a perdue ? Je devais éclaircir avant tout ce mystère.

– De quel malheur parlez-vous ? demandai-je.

– Du malheur d’être enfermée, répondit-elle, étonnée de ma question. Quel autre malheur pourrait-il m’arriver ?

J’insistai avec autant de délicatesse et de ménagement que possible.

– Il existe un autre malheur, repris-je, qui peut frapper une femme et la faire souffrir toute sa vie dans le déshonneur et la réprobation.

– Qu’est-ce ? demanda-t-elle vivement.

– Le malheur d’avoir cru avec trop de candeur dans sa propre vertu et dans la loyauté et l’honneur de l’homme qu’elle aime ! répondis-je.

Elle me regarda avec l’étonnement d’une enfant et son visage, qui ne cachait jamais aucune émotion, ne trahit aucun trouble.

Je compris que mes soupçons, quant aux motifs qui lui avaient dicté la lettre, étaient absolument faux. Mais la suppression de ce doute en faisait naître un autre.

Quoiqu’il n’y fût pas nommé, sa lettre visait sir Percival Glyde. Elle devait donc avoir un motif bien grave pour le dénoncer à miss Fairlie en termes aussi violents ! De quelle nature pouvait être l’offense qu’elle avait subie de lui ?

– Je ne vous comprends pas, reprit-elle après avoir réfléchi avec efforts à mes paroles.

– Peu importe ! répondis-je. Continuons à parler de ce qui nous intéresse. Racontez-moi combien de temps a duré votre séjour chez Mrs Cléments et comment vous êtes venue ici ?

– Combien de temps ? répéta-t-elle, mais jusqu’à ce que je vienne ici avec elle, il y a deux jours.

– Vous habitez le village, alors ? C’est curieux que je ne vous aie pas encore rencontrée…

– Non ! non ! pas dans le village. À trois lieues d’ici, dans une ferme. Ne connaissez-vous pas Todd’s Corner. (Je me souvenais parfaitement de l’endroit pour y être souvent passé lors de nos randonnées. C’était l’une des plus vieilles fermes du voisinage, située dans un coin solitaire, entre deux collines.) Ce sont des parents de Mrs Cléments, continua-t-elle, et ils lui avaient souvent demandé de venir les voir. Elle m’a prise avec elle, afin que je respire un peu d’air frais dans le calme. C’est bien de sa part, n’est-ce pas ? J’en avais besoin et j’aurais été n’importe où pour me sentir en sécurité. Mais, lorsque j’ai appris que Todd’s Corner se trouvait à proximité de Limmeridge House, oh ! je fus si heureuse que j’aurais fait le chemin pieds nus pour revoir l’école et le village et Limmeridge House. Ce sont de braves gens, les habitants de cette ferme, et je souhaite d’y rester longtemps. Il n’y a qu’une chose que je n’aime pas en eux ni en Mrs Cléments…

– Quoi ?

– C’est qu’ils me taquinent toujours parce que je m’habille en blanc. Ils disent que ça fait original. Qu’en savent-ils, eux ? Mrs Fairlie s’y connaissait mieux qu’eux et elle ne m’aurait jamais fait porter cet horrible manteau bleu, elle ! Ah ! comme elle aimait le blanc ! Et… voilà une croix en marbre blanc sur sa tombe et je la rends bien blanche… par amour pour elle ! Elle portait souvent du blanc elle-même, et elle habillait toujours sa petite fille en blanc. Miss Fairlie est-elle en bonne santé, et est-elle heureuse ? Porte-t-elle encore du blanc comme lorsqu’elle était enfant ?

Sa voix tremblait en parlant de miss Fairlie, et elle se détourna de moi. J’attribuai son trouble au souvenir du risque qu’elle avait couru en envoyant la lettre anonyme et je décidai de l’obliger à avouer.

– Miss Fairlie n’est pas très heureuse ni bien portante ce matin, dis-je.

Elle murmura quelques paroles inintelligibles.

– M’avez-vous demandé pourquoi miss Fairlie ne se sentait pas très bien ce matin ? demandai-je.

– Non, non, répondit-elle vivement. Oh ! non, je n’ai jamais demandé cela.

– Je vais quand même vous le dire. Miss Fairlie a reçu votre lettre !

Depuis quelques instants, elle s’était remise à genoux et enlevait avec soin la souillure sur l’épitaphe. À mes paroles, elle s’arrêta net et resta comme pétrifiée en me regardant. Son visage pâlit encore, ses lèvres s’ouvrirent et elle laissa une fois de plus tomber le chiffon blanc qu’elle tenait à la main.

– Comment le savez-vous ? demanda-t-elle dans un souffle. Qui vous l’a montrée ? (Puis, se rendant compte qu’elle s’était trahie elle-même, le sang lui remonta au visage et, se tordant les mains d’un air désespéré, elle balbutia :) Je n’ai jamais écrit cette lettre ! J’ignore ce que vous voulez dire !

– Oui, dis-je avec calme, vous l’avez écrite et vous savez très bien ce que je veux dire. C’est mal d’avoir écrit une telle lettre, c’est mal d’avoir effrayé miss Fairlie ! Si vous aviez quelque chose à lui dire de vrai et d’honnête, vous auriez dû aller lui en parler.

Elle s’affaissa sur la pierre en se cachant le visage et ne répondit pas.

– Miss Fairlie sera aussi douce et bonne pour vous que l’était sa mère, si votre intention est loyale, continuai-je. Miss Fairlie gardera votre secret et vous protégera. Voulez-vous qu’elle vienne vous voir demain à la ferme ? Ou préférez-vous la rencontrer dans le jardin de Limmeridge House ?

– Oh ! si je pouvais mourir ! Disparaître et être en repos avec vous ! murmura-t-elle avec passion, les lèvres collées contre la pierre tombale. Vous seule savez comme j’aime votre enfant par amour pour vous. Oh ! Mrs Fairlie ! Mrs Fairlie ! dites-moi comment je pourrais la sauver. Soyez ma mère et mon amie une fois de plus et dites-moi ce que je dois faire !

J’entendis ses lèvres embrasser la pierre, je vis ses mains se crisper violemment. Touché plus que je ne saurais le dire, je me penchai vers elle, prenant affectueusement dans les miennes ses mains désemparées, espérant ainsi la calmer à nouveau. En vain ! D’un mouvement brusque, elle retira ses mains, et ne releva ni même ne tourna le visage.

Comprenant qu’il fallait l’apaiser de toute urgence et par n’importe quel moyen, j’employai celui que je croyais le plus efficace et lui dis doucement :

– Allons ! allons ! essayez de vous dominer ou vous allez me faire croire que la personne qui vous a fait mettre dans cet asile avait quelque excuse…

La fin de ma phrase mourut sur mes lèvres, car elle s’était levée subitement, et un changement frappant s’était opéré en elle. Son visage si touchant à regarder dans sa sensibilité enfantine était devenu sombre et empreint d’une expression de folie haineuse. Ses yeux étaient dilatés comme ceux d’un animal sauvage. Elle ramassa le chiffon qui se trouvait à ses pieds et, comme s’il se fût agi d’un être vivant qu’elle s’apprêtait à étrangler, elle le tordit convulsivement avec une telle force que les quelques gouttes d’humidité qui y restaient tombèrent sur la pierre.

– Parlez d’autre chose ! murmura-t-elle entre ses dents. Si vous me parlez de cela, je suis perdue !

Toute douceur avait maintenant disparu en elle. Il était évident que la bonté de Mrs Fairlie n’était pas la seule impression violente qui demeurât marquée dans sa mémoire. Au reconnaissant souvenir de ses jours d’école à Limmeridge se joignait le souvenir du mal qui lui avait été fait par son internement à l’asile. Qui en était l’auteur ? Était-il possible que ce fût sa mère ? C’était dommage de ne pas poursuivre mes investigations sur ce dernier point, mais je me forçai à y renoncer pour l’instant. Dans l’état où elle se trouvait, il eût été cruel de songer à autre chose qu’à l’aider à se remettre.

– Je ne parlerai plus de choses qui vous chagrinent, repris-je.

– Vous désirez encore quelque chose, reprit-elle vivement d’un ton soupçonneux. Ne me regardez pas comme cela ! Parlez ! Dites ce que vous voulez !

– Je désire seulement que vous vous calmiez… et après, que vous réfléchissiez à ce que je vous ai dit.

– Dit ? interrogea-t-elle en tordant à nouveau son chiffon et en se parlant à elle-même : Que disait-il ? (Puis se tournant brusquement vers moi et secouant la tête avec impatience, elle ajouta :) Pourquoi ne m’aidez-vous pas ?

– Oui, oui, répondis-je doucement, je vais vous aider, et vous allez tout de suite vous souvenir. Je vous demandais si vous vouliez voir miss Fairlie demain, pour lui dire toute la vérité au sujet de la lettre ?

– Ah ! Miss Fairlie… Fairlie… Fairlie…

Rien que de répéter ce nom adoré et familier à son oreille, elle parut se calmer et son visage se détendit un peu.

– Vous ne devez pas avoir peur de miss Fairlie, continuai-je, ni craindre d’avoir des ennuis au sujet de la lettre. Elle en sait déjà si long qu’il ne vous sera pas difficile de lui dire tout. Vous ne citez pas de nom dans votre lettre, mais miss Fairlie sait que vous parlez de sir Percival Glyde.

J’eus à peine prononcé ce nom que l’expression de haine et de terreur reparut sur son visage et qu’elle poussa un cri horrifié qui résonna dans tout le cimetière et qui me fit tressaillir moi-même d’effroi. Je n’avais plus de doute. Sa mère était innocente et l’homme qui l’avait fait interner était sir Percival.

Son cri avait atteint d’autres oreilles que les miennes. J’entendis la porte du cottage s’ouvrir brusquement et de l’autre côté, derrière le bouquet d’arbres, la voix de sa compagne, la femme au châle, s’écrier :

– J’arrive ! J’arrive !

Quelques instants après, Mrs Cléments apparut.

– Qui êtes-vous ? me lança-t-elle, le pied déjà posé sur la marche de pierre. Comment osez-vous effrayer une pauvre femme sans défense ?

Avant que j’aie eu le temps de répondre, elle avait passé son bras autour de la taille de la jeune fille et lui demandait avec anxiété :

– Qu’est-il arrivé, ma petite ? Que vous a-t-il fait ?

– Rien… rien, répondit la pauvre créature en tremblant. Rien… j’ai seulement eu très peur.

Mrs Cléments se retourna vers moi et me regarda d’un air de colère indignée, ce qui m’inspira aussitôt du respect pour elle.

– Je serais vraiment honteux si je méritais un tel regard, dis-je enfin, mais je ne le mérite pas, car si je l’ai effrayée, c’est sans intention, je vous assure. Ce n’est pas la première fois qu’elle me voit. Demandez-lui si je suis capable de vouloir du mal à une femme.

Je parlais distinctement pour qu’Anne Catherick m’entende et me comprenne et je vis que j’avais réussi.

– Oui, oui, il a été bon pour moi, il m’a aidée à…

Elle chuchota le reste de la phrase dans l’oreille de son amie.

– Curieux, en vérité ! s’exclama Mrs Cléments avec un regard perplexe. C’est tout différent alors. Je regrette d’avoir été impolie vis-à-vis de vous, monsieur, mais vous admettrez que les apparences étaient étranges. C’est davantage de ma faute que de la vôtre d’ailleurs. J’ai eu tort de faire tous ses caprices et de la laisser seule en un tel endroit. Allons, chère petite, rentrons vite maintenant.

J’eus l’impression que l’obscurité effrayait un peu la brave femme et je lui offris de les accompagner.

Mrs Cléments me remercia poliment mais refusa, me déclarant qu’elles rencontreraient sans nul doute des ouvriers de la ferme en chemin.

– Tâchez de me pardonner, dis-je à Anne Catherick, tandis qu’elle prenait le bras de son amie pour partir.

– Je tâcherai, répondit-elle, mais vous en savez trop et je crains d’avoir toujours peur désormais de vous rencontrer.

Mrs Cléments me regarda en secouant tristement la tête :

– Bonne nuit, monsieur. Vous ne pouviez pas l’éviter, je sais, mais j’aurais souhaité que ce fût moi que vous eussiez effrayée et non elle.

Elles firent quelques pas et je crus qu’elles partaient, mais tout à coup Anne Catherick s’arrêta et, quittant le bras de sa compagne, lui cria en retournant sur ses pas.

– Attendez un instant, je dois lui dire au revoir !

S’élançant vers la tombe, elle entoura la croix de marbre de ses deux bras et l’embrassa avec effusion.

– Je me sens mieux maintenant, soupira-t-elle, et, me regardant avec calme, elle ajouta : Je vous pardonne !

Elle rejoignit son amie et, ensemble, elles quittèrent le champ des morts. Je les vis s’arrêter un moment près de l’église et parler à la femme du sacristain venue à leur rencontre, puis elles prirent le sentier qui conduit à la lande. Longtemps, je regardai s’éloigner Anne Catherick et, lorsque le crépuscule la déroba à mon regard, j’eus une sensation d’angoisse et de peine comme si c’était pour la dernière fois que je venais de voir la Dame en blanc.

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