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Malgré la mauvaise volonté de Mrs Catherick, j’avais fait un grand pas dans mes recherches.

Avant d’être sorti du petit square, j’entendis une porte se fermer avec fracas derrière moi. En me retournant, je vis un petit homme en noir se tenant sur le seuil de la maison voisine de celle que je venais de quitter. Il passa rapidement devant moi, sans m’adresser la parole ni même lever les yeux vers moi… et pourtant j’avais reconnu l’homme qui était arrivé presque en même temps que moi à Blackwater Park, et qui, ce jour-là, avait essayé de me mettre en colère. Cette fois, les rôles étaient renversés : c’était moi qui le suivais. S’en aperçut-il ? Je ne sais. Mais il me conduisit ainsi jusqu’à la gare, où je l’entendis demander un billet pour Blackwater. Avant de revenir sur mes pas, j’attendis d’avoir la certitude que le train l’avait emporté. Il allait sans doute rendre compte de ma visite chez Mrs Catherick à sir Percival, lequel s’était probablement installé à Blackwater Park, afin d’être sur les lieux si je revenais. Avant peu, très vraisemblablement, lui et moi nous nous rencontrerions.

Quel que pût être le résultat auquel aboutiraient mes efforts, aucune considération, à ce moment-là, ne m’aurait empêché de les mettre à exécution. Les lourdes responsabilités qui, à Londres, m’obligeaient à agir avec une extrême prudence et trop de lenteur (puisqu’il fallait que, pour rien au monde, la retraite de Laura ne fût découverte) n’existaient pas ici, et si je courais certains dangers, moi seul en subirais les conséquences.

Comme la nuit tombait déjà, j’allai à l’hôtel le plus proche pour y retenir une chambre et commander mon dîner, puis j’écrivis à Marian, lui disant que j’avais bon espoir de réussir enfin.

La salle à manger étant déserte, je pus me laisser aller à mes réflexions. Je songeai à mon extraordinaire entrevue avec Mrs Catherick. Décidément, la sacristie de l’église de Old Welmingham semblait avoir été le point de départ de toute cette histoire. Lorsque Mrs Cléments m’avait fait son récit, j’avais déjà trouvé étrange de la part de sir Percival de choisir la sacristie comme lieu de rendez-vous avec la femme du sacristain.

Je m’attendais à ce que l’évocation de ce souvenir troublât ou irritât Mrs Catherick, mais la terreur folle qui s’empara d’elle à ce moment-là me suggérait de nouveaux soupçons. J’avais depuis longtemps la conviction que le secret de sir Percival touchait à une action criminelle que Mrs Catherick connaissait. Aujourd’hui, j’avais la certitude qu’elle était complice et que le forfait s’était accompli dans la sacristie.

Mais quelle était la nature de ce crime ?

Je me souvenais du rire sarcastique de Mrs Catherick au sujet de la famille de sir Percival, « surtout du côté de sa mère ! »

Que voulait-elle dire ?… Il y avait une alternative : ou la femme de sir Félix était de basse extraction ou elle s’était méconduite !

Pour être fixé sur le premier point, il fallait que je consulte le registre des mariages, afin de connaître en premier lieu son nom de jeune fille. Et si elle s’était méconduite, de quelle nature était sa faute ? Peut-être, me demandai-je soudain, n’avait elle pas été mariée à sir Félix ? Le registre des mariages me renseignerait sur ce point également.

Le lendemain matin, le temps était sombre. Laissant ma valise à l’hôtel, je me dirigeai à pied vers l’église d’Old Welmingham, paroisse la plus proche de l’endroit où avait autrefois habité sir Félix Glyde.

Après avoir parcouru deux bonnes lieues, j’aperçus l’église perchée sur une hauteur. C’était une antique bâtisse, flanquée de deux lourds arcs-boutants et surmontée d’une tour carrée. La sacristie, bâtie en annexe, était de la même époque que l’église. Quelques vieilles maisons en ruines s’éparpillaient aux alentours occupées par de très pauvres gens. Le spectacle, quoique désolé, était moins lugubre que celui de la nouvelle ville, car de-ci de-là, on apercevait des champs labourés et les arbres, quoique dénudés, rendaient moins triste la monotonie du paysage et faisaient déjà songer aux beaux jours de l’été.

Tandis que je déambulais parmi les vieilles maisons afin de savoir où je trouverais le sacristain, je vis deux hommes surgir de derrière un mur. Ils me suivirent à une distance respectable : c’étaient mes espions ; l’un était de ceux qui m’avaient suivi à Londres lorsque j’étais sorti de l’étude de Mr Kyrie ; l’autre m’était inconnu. Je l’avais deviné : sir Percival avait été averti de mes recherches, et il s’en alarmait. J’étais donc sur le bon chemin !

Apostrophant un ouvrier qui travaillait dans un des rares potagers, je lui demandai l’adresse du bedeau. Il m’indiqua une petite maison à l’extrémité du village presque abandonné.

Je trouvai le bedeau prêt à sortir. C’était un homme âgé, bon enfant et bavard qui, je m’en aperçus bientôt, avait une piètre opinion de son village et se sentait une grande supériorité sur ses voisins, car il connaissait Londres.

– Vous avez de la chance de me trouver chez moi, monsieur, j’allais justement partir pour l’église où ma charge m’appelle, me dit-il en endossant son manteau et en fermant soigneusement sa porte à clé. Je suis obligé de tout verrouiller, car ma femme est au cimetière et mes enfants sont tous mariés… Quel triste endroit, n’est-ce pas, monsieur. Mais la paroisse, il est vrai, est importante… Vous êtes de Londres, je suppose ?… J’y ai vécu, il y a quelque 25 ans au moins. Quelles sont les nouvelles de la capitale, monsieur ?

Bavardant de la sorte, il me conduisit à la sacristie après que je lui eus expliqué le but de ma visite. Je regardai autour de moi, mais personne ne me suivait à ce moment-là. La porte du vieux bâtiment était de chêne épais, renforcé de gros clous. Le brave homme eut toutes les peines du monde à l’ouvrir, la serrure étant usée.

– Je m’excuse de vous faire entrer par ce côté-ci, monsieur, mais la porte de la sacristie qui donne dans l’église est fermée par l’intérieur.

La pièce était plus spacieuse que je ne l’avais cru en la voyant de l’extérieur. Elle était sombre et humide avec un plafond bas à chevrons de chêne. De grosses armoires en bois, rongées par les vers, étaient adossées aux murs et, dans un coin, pendaient des surplis qui ressemblaient à des suicidés. Sur le plancher se trouvaient trois caisses entrouvertes derrière lesquelles on voyait un amas de vieux papiers, les uns roulés comme des plans d’architecture, les autres en tas comme des papiers d’affaires. Cette pièce devait avoir été éclairée autrefois par une fenêtre de côté, que l’on avait murée et remplacée par une lucarne dans le toit. L’air y était oppressant et humide. La seconde porte donnant dans l’église était faite également de chêne massif et solidement verrouillée.

– Ce n’est pas très en ordre, me dit mon compagnon, mais que voulez-vous, monsieur, nous manquons de place. Voyez ces caisses ! Depuis un an, elles sont prêtes à partir pour Londres. Elles contiennent des morceaux de bois sculpté anciens, représentant les douze apôtres, qui proviennent de la chaire. Ils sont complètement détériorés et mangés par les vers ; ils devaient être restaurés.

– Et pourquoi ne les a-t-on pas envoyés ?

– Parce que, au dernier moment, l’argent a manqué et que, à Londres, personne ne s’occupe de notre paroisse.

L’anxiété que j’avais de voir le registre me disposait peu à encourager le brave homme à bavarder davantage, aussi lui demandai-je d’avoir l’obligeance de me montrer le volume en question.

– Ah oui, le registre des mariages ! Oui, oui ! Quelle année, monsieur ?

– Je voudrais consulter d’abord l’année 1804.

Il saisit un trousseau de clés et se mit en devoir d’ouvrir une des armoires dont il sortit un volumineux registre relié en cuir brun, d’aspect crasseux. L’insécurité de l’endroit où étaient conservées toutes ces archives me frappa. La porte de la vieille armoire était crevassée et vermoulue ; la serrure, fort petite, était d’un modèle courant. J’aurais pu la forcer aisément au moyen de ma canne. J’en fis la remarque au sacristain.

– C’est curieux, monsieur ! me dit-il. C’est exactement ce que disait mon vieux maître il y a des années et des années, quand il était avocat en même temps que secrétaire du conseil de fabrique de cette église. C’était un homme singulier et plein de cœur. Trouvant comme vous l’endroit peu sûr, il tenait une copie exacte du registre, et la gardait dans son étude à Knowlesbury. Je l’ai souvent vu arriver sur son poney blanc, afin de venir lui-même contrôler les enregistrements qu’on lui envoyait. « Mais on pourrait venir toucher à ce registre sans que nous le sachions ! disait-il toujours. Pourquoi ne l’en-ferme-t-on pas dans un coffre-fort ? Heureusement que je suis là ! Le jour où le registre aura disparu, on me saura gré d’en avoir tenu une copie ! » Voyons ! Quelle année disiez-vous, monsieur ?… 1800 combien ?…

– 1804 !

Le vieux sacristain, mettant ses lunettes, tourna les pages du registre en mouillant copieusement son pouce toutes les trois pages.

– Voilà ! dit-il enfin, pointant l’année demandée.

Comme j’ignorais la date de naissance de sir Percival, je commençai par le mois de janvier.

Le livre était tenu à la manière ancienne, chaque enregistrement étant séparé par une ligne.

Je parcourais toute l’année 1804 sans rien trouver. Je commençai alors en 1803, par la fin. Décembre, novembre, octobre et septembre. Au début d’une page, je vis l’annonce de deux frères mariés le même jour, puis au bas de la page précédente se trouvait en lignes serrées l’enregistrement du mariage de sir Félix Glyde avec Cecilia Jane Elster de Park View Cottages, Knowlesbury, fille unique de feu Patrick Eleter Esq., originaire de Bath. Je notai soigneusement ces lignes dans mon carnet, non sans éprouver un réel découragement. Le fameux secret de sir Percival, que j’avais cru enfin éclaircir ici, me paraissait plus que jamais impénétrable ! L’annonce était parfaitement régulière.

Alors que signifiait l’allusion de miss Catherick à la mère de sir Percival ?

Comme je refermais le registre, le bedeau me demanda si j’avais trouvé ce que je cherchais.

– Oui, mais je voudrais avoir encore quelques renseignements. Dites-moi, le clergyman en fonction à ce moment-là ne vit-il plus ?

– Oh ! non, monsieur, il est mort trois ans avant mon arrivée ici. Maintenant, c’est le fils de mon vieux maître, Mr Wansborough, dont je vous parlais tout à l’heure, qui est secrétaire du conseil de fabrique.

– Il habite aussi Knowlesbury ?

– Oui, monsieur, comme son père.

– Et il est avocat également ?

– Évidemment, monsieur ! Il a repris l’étude de son père dans High Street.

– À quelle distance est-ce d’ici ?

– Oh ! C’est fort loin d’ici, monsieur ! Au moins 5 lieues ! s’écria-t-il.

Comme tous les gens de la campagne, il s’exagérait les distances s’il se rendait parfaitement compte des difficultés du chemin.

La matinée n’étant pas encore très avancée, rien ne m’empêchait de faire cette promenade. Je glissai un petit pourboire dans la main du bedeau qui se confondit en remerciements, et je le quittai. Méfiant, je regardai derrière moi, sur la route, et j’aperçus à nouveau mes deux espions, accompagnés cette fois de l’homme en noir que j’avais, la veille, suivi jusqu’à la gare. Bientôt, ils se séparèrent, l’homme en noir partant seul vers Welmingham, les deux autres restant ensemble, attendant évidemment de pouvoir me suivre. Je me mis en route sans me préoccuper d’eux. Leur présence dans cet endroit perdu, bien loin de m’irriter, me rendait de l’espoir : il devait y avoir dans le registre des mariages quelque chose d’anormal qui m’avait échappé !

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