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Voilà l’histoire du passé telle que nous la connaissions. Dans ces circonstances, je compris tout de suite qu’il ne fallait s’attendre à aucune pitié de la part de sir Percival et du comte Fosco que ce complot avait fait héritiers d’une belle fortune, 20 000 livres pour le premier, 10 000 livres, par sa femme, pour le second. Ils devaient à tout prix assurer leur impunité. Ils ne reculeraient devant aucun sacrifice ni aucune vilenie pour découvrir le lieu où se cachait leur victime et pour la séparer des deux seuls amis qui lui restaient, Marian Halcombe et moi.

C’est cette pensée qui me fit choisir, dans l’East End de Londres, une rue écartée et populeuse, où la lutte pour la vie préoccupait davantage les esprits que les potins du voisinage.

Dans notre modeste retraite, nous pouvions vivre de mon travail, en songeant à réparer un jour une infâme injustice.

En moins d’une semaine, notre vie fut organisée et, lorsque j’eus trouvé du travail suffisant pour faire face à nos besoins journaliers, Marian et moi nous mîmes ensemble tout ce que nous possédions, ce qui fit un total de 400 livres environ. C’était le fonds de roulement indispensable pour poursuivre nos recherches. J’étais décidé à les pousser jusqu’au bout pour l’amour de Laura.

J’avais fait promettre aux deux jeunes femmes qu’elles ne sortiraient jamais de la maison sans que je les accompagne et que, en mon absence, elles ne laisseraient jamais entrer personne, sous aucun prétexte. La maison était disposée de telle sorte que nous pouvions entrer chez nous et en sortir sans passer par le magasin.

Je l’ai dit, c’est Marian qui, dès le premier jour, se chargea des soins du ménage. Elle s’en acquittait courageusement et prétendait que le travail l’aidait à triompher du désespoir qui la menaçait à certains moments.

Il était inutile de prouver l’identité de Laura par le seul fait que Marian et moi la reconnaissions en chacun de ses traits. Sans notre amour plus fort que la raison, sans notre instinct aussi, nous-mêmes aurions douté si cette jeune femme, devant nous, était bien Laura !

Profondément marquée par la souffrance et les terribles angoisses, sa ressemblance avec Anne Catherick était plus frappante encore. Lorsque j’ai parlé de mon séjour à Limmeridge House, j’ai expliqué comment cette ressemblance, extraordinaire quand on la considérait dans l’ensemble des traits, perdait de sa réalité quand on examinait les détails des visages. Si on les avait vues l’une à côté de l’autre, personne, alors, n’aurait pu se méprendre. Mais, hélas, il n’en était plus de même.

Les douleurs morales que je m’étais un jour blâmé d’associer – en une pensée fugitive – à l’avenir de Laura Fairlie, avaient bien marqué le jeune et beau visage. Et la ressemblance parfaite que j’avais alors devinée en frémissant, était maintenant chose accomplie.

Eût-on pu reprocher à des étrangers, à des amis, à des parents même qui l’auraient rencontrée peu de temps après sa sortie de l’asile, de douter qu’elle soit la Laura Fairlie qu’ils avaient connue naguère !

J’espérais que nos soins et notre tendresse rendraient peu à peu à Laura la mémoire et la santé. Mais le seul souvenir que nous osions tenter de faire renaître en elle, c’était celui des jours heureux de Limmeridge House, lorsque je lui enseignais le dessin. Nous conçûmes un premier espoir le matin où un faible sourire passa sur son visage lorsque je lui montrai le croquis représentant le pavillon d’été, croquis qu’elle m’avait donné le jour de mon départ et dont je ne m’étais jamais séparé. Peu à peu, doucement, les promenades que nous avions faites à cette époque lui revenaient à la mémoire, et dans les yeux tristes qui nous regardaient, Marian et moi, il nous sembla voir s’éveiller un intérêt nouveau que, dès ce moment, nous ne cessâmes d’encourager. Je mis devant Laura une boîte de couleurs et un cahier de croquis, semblable à celui qu’elle tenait en main le matin de notre première rencontre. À nouveau – pendant mes moments de liberté, dans notre pauvre logis et dans les brumes de Londres – je guidai sa main redevenue maladroite. Laura s’intéressa graduellement à ce qu’elle faisait, son occupation comblait peu à peu le vide de son existence ; elle y pensait, elle en parlait, elle s’y exerçait, et le fragile plaisir que nous en éprouvions tous les deux était un reflet du bonheur perdu des jours anciens.

C’est ainsi que, lentement, nous tentions de la ramener à la réalité ; nous l’emmenions en promenade dans un petit square, non loin de chez nous, où tout était calme – où rien ne pouvait l’effrayer ; nous lui apportions du vin et des friandises ; nous passions nos soirées à jouer avec elle, à ces jeux de cartes très simples qui amusent les enfants. Bref, notre amour l’entourait de soins et ne désespérait pas de la revoir un jour telle qu’elle était autrefois. Cependant, lui faire rencontrer des étrangers, ou même des personnes déjà vues, allait peut-être éveiller à nouveau en elle les pénibles impressions de l’asile ? Dans son propre intérêt, nous n’osions pas le tenter. Même si nous ne devions y arriver qu’après des années et au prix de lourds sacrifices, nous l’avions décidé à son insu, le mal qui lui a été fait serait réparé.

D’accord avec Marian, je résolus de récolter le plus de renseignements possible, puis d’aller trouver Mr Kyrie afin de lui demander, entre autres choses, si nous pouvions recourir aux moyens légaux.

Pour commencer, je pris connaissance du journal de Marian. Comme il contenait des passages où il était question de moi, la jeune fille préféra ne m’en lire à haute voix que certains extraits importants pour mon enquête. Je me contentai, pendant trois longues soirées, de prendre des notes.

Ensuite, je me rendis chez Mrs Vesey, car je voulais savoir si Laura y avait, oui ou non, passé une nuit. J’étais décidé à ne rien divulguer, et à parler de « feu lady Glyde » à Mrs Vesey et à toutes les personnes que je verrais ensuite. La réponse de Mrs Vesey confirma mes craintes. Laura avait, en effet, écrit à sa vieille amie qu’elle passerait la nuit chez elle, mais elle n’était pas venue.

Je ne m’étais pas trompé, hélas ! Cet exemple, et d’autres aussi, nous prouvaient que Laura croyait avoir fait ce qu’elle avait seulement eu l’intention de faire. Et cela risquait d’avoir de graves conséquences, car le fait se retournerait contre nous.

Quand je demandai à voir la lettre que lady Glyde lui avait écrite de Blackwater Park, Mrs Vesey me la donna sans enveloppe. L’enveloppe, elle l’avait détruite depuis longtemps. La lettre elle-même ne portait aucune date et disait simplement ceci :

« Chère Mrs Vesey, je vis dans la tristesse et l’inquiétude, et je viendrai demain vous demander de passer la nuit chez vous. Il m’est impossible de vous en dire davantage dans cette lettre, car j’ai tellement peur d’être surprise pendant que je l’écris que je ne puis lier convenablement deux idées. À demain. Je vous embrasserai et vous raconterai tout. Affectueusement à vous,

» Laura. »

Ces quelques lignes ne m’apprenaient rien.

Je priai alors Marian d’écrire à Mrs Michelson, mais sans dévoiler, bien entendu, notre réelle situation. Si bon lui semblait, elle pouvait, par exemple, émettre quelque vague soupçon au sujet de la conduite du comte Fosco et demander à la gouvernante de nous aider en nous disant ce qu’elle savait. Pendant que nous attendions sa réponse, qui nous parvint au bout d’une semaine, je me rendis chez le médecin de St John’s Wood. J’étais, dis-je, envoyé par miss Halcombe, car elle désirait avoir sur la maladie de sa sœur plus de détails que Mr Kyrie n’en avait pu donner. Grâce à Mr Goodricke, j’obtins une copie de l’acte de décès et j’eus un entretien avec cette Jane Gould qui avait procédé à l’ensevelissement. Puis, je demandai encore le témoignage de Hester Pinhorn qui venait de quitter le service de Mrs Fosco et habitait chez des voisins de Jane Gould. Ainsi, je possédais les témoignages de Mrs Michelson, du Dr Gooricke, de Jane Gould et d’Hester Pinhorn, tels qu’on les a lus précédemment.

Muni de ces documents, je me préparai un matin à aller rendre visite à Mr Kyrie, muni d’un mot d’introduction de Marian.

Avant de partir, je fis un bout de promenade avec Laura, puis l’installai devant ses crayons et ses couleurs. Comme j’allais la quitter, elle leva sur moi des yeux pleins d’inquiétude ; je revins un moment auprès d’elle pour la rassurer et lui promettre de ne pas la laisser seule longtemps.

Je recommandai à Marian de ne pas quitter l’appartement en mon absence et de n’ouvrir à personne.

– Je serai sans doute rentré avant 2 heures, lui dis-je, mais si quelque chose arrivait…

– Que peut-il arriver, Walter ?

– Si sir Percival est rentré à l’annonce de l’évasion de Laura, il me fera surveiller comme il l’a fait avant mon départ d’Angleterre. Mais ne vous alarmez pas, Marian… si je me sens suivi, je ne veux à aucun prix montrer le chemin de cette maison et mon retour pourrait être retardé… Apaisez Laura si elle se montre anxieuse, et vous, Marian, ne craignez rien !

– Je ne crains rien, Walter… vous ne regretterez pas d’avoir une femme comme alliée ! Soyez prudent…

Je lui serrai affectueusement la main et me dirigeai vers l’étude de MM. Gilmore et Kyrie.

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