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J’arrivai sans encombre à Chancery Lane et fis passer ma carte.

Tandis que j’attendais d’être introduit, une idée me vint tout à coup mais trop tard. D’après le journal de Marian, je savais que le comte Fosco avait ouvert la première lettre que, de Blackwater Park, elle avait écrite à Mr Kyrie, et que sa femme avait intercepté la seconde. Il connaissait donc l’adresse de l’étude, et il se doutait naturellement que, Laura s’étant enfuie de l’asile, Marian se mettrait à nouveau et continuellement en rapport avec Mr Kyrie. L’étude de Chancery Lane serait, avant tout autre, l’endroit que le comte et sir Percival feraient surveiller, et s’ils employaient à cette fin les mêmes personnes par lesquelles ils m’avaient fait suivre naguère, mon retour au pays serait connu dès ce jour-là. J’avais pensé au danger d’être reconnu en rue, mais jamais au risque que je courais en venant ici ! La seule chose qui me restait à faire, c’était d’user d’une extrême prudence en quittant Chancery Lane, de prendre un chemin détourné pour rentrer à la maison.

Après quelques minutes d’attente, je fus introduit chez Mr Kyrie. C’était un homme mince, pâle et très maître de lui, qui ne défendait que les causes qu’il était certain de gagner.

Il me reçut aimablement. Tandis que je lui demandais des nouvelles de son confrère, Mr Gilmore, il prit une lettre cachetée qu’il posa sur le coin de la table au lieu de me la donner, comme je l’avais cru d’abord. Je le mis au courant de la situation et lui demandai son opinion.

– Avant de donner mon opinion, je désire vous poser quelques questions, si vous le permettez, monsieur ? me dit-il avec une expression d’incrédulité et de surprise à la fois.

À la tournure de ses phrases, je compris tout de suite qu’il me croyait victime d’une illusion et je ne suis pas sûr qu’il ne m’eût pas soupçonné d’être complice d’une duperie, si je n’avais eu le mot d’introduction de miss Halcombe.

– Croyez-vous au moins que je vous aie dit la vérité ? demandai-je un peu piqué.

– Selon vos convictions, oui. J’ai la plus profonde estime pour miss Halcombe et ne puis qu’apprécier un homme en qui elle a confiance. Je veux bien aller plus loin encore et admettre que l’identité de lady Glyde n’est douteuse ni pour elle ni pour vous. Mais vous me demandez mon avis et, en tant qu’avocat, il est de mon devoir de vous dire que votre cause ne tient pas debout, Mr Hartright.

– En êtes-vous certain, Mr Kyrie ?

– Voyons le cas ensemble si vous voulez et dites-moi… qu’avez-vous comme preuve à opposer aux faits nombreux et évidents qui établissent la mort de lady Glyde ?… Une femme, nommée Anne Catherick, qui ressemble d’une façon frappante à lady Glyde, s’est échappée une première fois de l’asile où elle était internée. On l’y ramène en juillet dernier et la personne qui l’accompagne prévient Mr Fairlie que cette femme a comme idée fixe de se faire passer pour sa nièce défunte, lady Glyde.

» Qu’avez-vous à dire contre cela ? Miss Halcombe, s’étant rendue à l’asile pour voir Anne Catherick, reconnaît sa sœur et, au lieu de la faire identifier publiquement par des moyens légaux, elle la fait fuir secrètement. Ensuite, Mr Fairlie ne reconnaît pas sa nièce, les domestiques non plus. Reste-t-elle alors dans le voisinage pour prouver à tous son identité ? Non ! Elle se sauve à Londres avec sa sœur. Vous dites l’avoir reconnue également, mais vous n’êtes ni parent ni ami de la famille. Les domestiques vous contredisent, Mr Fairlie vous contredit, et la soi-disant lady Glyde se contredit elle-même : elle déclare avoir passé une nuit à Londres, chez cette Mrs Vesey, et vos propres recherches prouvent que c’est faux ; enfin, vous avouez que son état mental actuel ne lui permet pas de répondre à un interrogatoire. Si cette affaire devait aller devant un tribunal et devant un jury, quelles preuves pourriez-vous fournir ?

Après un moment de réflexion, je répondis :

– Tels que vous les avez établis, il n’y a aucun doute que les faits semblent être contre nous, mais…

– Vous croyez que les faits peuvent être démentis, n’est-ce pas ? Croyez-en ma vieille expérience, cher monsieur. Quand un jury anglais doit choisir entre un fait apparemment évident et une opposition demandant de longues explications, il préfère l’évidence sans explication.

– Mais avec de la patience et de nouvelles recherches, n’y aurait-il pas moyen de découvrir aussi une preuve indiscutable ? Miss Halcombe et moi possédons quelques centaines de livres et si…

Secouant la tête, il m’interrompit d’un air de pitié.

– Mr Hartright, si ce que vous dites est vrai (ce dont je doute), sir Percival et le comte Fosco créeront toutes les difficultés imaginables pour vous empêcher d’arriver à vos fins et contesteront chacun de vos arguments. Il vous faudrait une fortune au lieu de quelques centaines de livres pour vous mesurer avec eux ! Et même si la personne enterrée dans le cimetière de Limmeridge n’est pas lady Glyde, elle ressemblait tant à cette dernière – je répète ce que vous-même affirmez – que l’exhumation ne servirait à rien… ne nous aiderait pas à gagner notre cause ! :

– N’y a-t-il vraiment pas un autre et dernier moyen ? insistai-je.

– Dans votre cas, je n’en vois malheureusement pas… Si je comprends bien, il vous est impossible de comparer les dates. Mais si vous pouviez établir une contradiction entre la date du certificat de décès et celle de l’arrivée de lady Glyde à Londres, tout serait changé, et je serais le premier à vous dire : allons-y !

– Il me serait fort difficile de connaître cette dernière date pour le moment, en effet, répondis-je, car je pense que seuls le savent sir Percival et le comte Fosco… mais…

– Avec l’opinion que vous avez des ces messieurs, je suppose que vous n’espérez pas qu’ils vous aideront ! dit Mr Kyrie en souriant. S’ils ont combiné ce complot pour avoir l’argent, ils ne l’avoueront jamais !

– Ils pourraient y être forcés !

– Et par qui ?

– Par moi !

Nous nous levâmes, il me regarda en face comme s’il cherchait soudain à deviner quelque chose.

– Vous devez avoir un motif personnel pour agir de la sorte sans doute, monsieur, mais cela ne me regarde pas. Si vous avez des arguments sérieux, venez me retrouver et nous agirons en conséquence. Seulement, je tiens à vous prévenir qu’il y a peu de chance de récupérer la fortune de lady Glyde, même si vous prouvez qu’elle est en vie. L’étranger quittera probablement le pays avant le début du procès et, quant à sir Percival, ses dettes sont si nombreuses et si pressantes que tout l’argent ira à ses créanciers. Vous savez que…

– Excusez-moi si je vous arrête, monsieur, mais je ne suis pas au courant de la situation de fortune de lady Glyde et je ne désire pas la connaître. Je sais seulement qu’elle ne possède plus rien… Vous ne vous trompez pas en pensant qu’un motif personnel me pousse à agir, mais je voudrais que tout le monde agisse avec autant de désintéressement que moi… Lady Glyde a été chassée comme une étrangère de la demeure où elle est née, sa mort a été gravée sur la tombe de sa mère et il existe deux hommes en vie qui en sont responsables. Je me suis juré de lui faire rouvrir cette maison en présence de tous ceux qui ont assisté à l’enterrement, et l’épitaphe mensongère sera publiquement enlevée de la pierre, par le chef de la famille. Quant aux deux hommes, c’est devant moi qu’ils répondront de leurs crimes, si la Justice est impuissante à les punir. J’ai voué ma vie à cette tâche et je l’accomplirai seul si Dieu me protège !

Mr Kyrie se rassit et je vis à son air qu’il croyait ma raison sérieusement ébranlée.

– Je vous remercie de m’avoir écouté, continuai-je. Notre entretien aura du moins servi à me faire comprendre que nous ne sommes pas assez riches pour payer notre droit en justice !

M’inclinant, je me dirigeai vers la porte. Il m’arrêta en me tendant la lettre cachetée qu’il avait déposée sur sa table.

– Voudriez-vous avoir l’obligeance de remettre ce pli à miss Halcombe, avec mes regrets de ne pouvoir l’aider.

Je regardai l’adresse. L’écriture m’était inconnue.

– Pouvez-vous me dire si sir Percival est encore à Paris ? demandai-je.

– Il est rentré à Londres, m’a dit hier son avocat.

Je saluai et sortis. Comme je contournais le square, je vis deux hommes causant non loin de là et je reconnus, en l’un d’eux un des espions qui m’avaient suivi avant mon départ d’Angleterre. Après de multiples détours, je sautai dans un fiacre qui passait et demandai au cocher d’aller à toute allure vers Hyde Park. Aucune autre voiture n’étant en vue, les hommes ne pouvaient donc continuer à me suivre de près, et je les distançai facilement. Lorsque j’arrivai chez nous, il faisait déjà noir.

Marian m’attendait seule dans le petit salon, Laura s’étant couchée.

Je racontai mon entrevue avec Mr Kyrie, mais elle parut rester indifférente à mon échec. En revanche, elle se troubla lorsque je lui annonçai le retour de sir Percival et la rencontre de ses deux espions.

– Mauvaises nouvelles, Walter ! Est-ce tout ?

– Non, Marian, j’ai un pli à vous remettre de la part de Mr Kyrie.

Elle prit la lettre et rougit, je devinai aussitôt qu’elle reconnaissait l’écriture. Tandis qu’elle lisait ce qu’on lui écrivait, ses yeux lançaient des éclairs de colère. Lorsqu’elle eut terminé, elle me tendit la lettre qui était du comte Fosco. Il assurait Marian de sa profonde admiration pour la vie retirée et résignée qu’elle avait adoptée. Il la priait de ne rien craindre tant qu’elle resterait dans sa retraite avec l’être auquel elle avait voué sa vie. Il l’implorait de ne pas se mettre en communication avec Mr Hartright, si celui-ci rentrait au pays, car le jour où il croiserait son chemin, Mr Hartright aurait fini de vivre.

– Il essaye de vous effrayer parce qu’il a peur lui-même, dis-je en rejetant la lettre sur la table, d’un air indifférent.

Marian était trop femme, trop perspicace pour considérer cette missive avec autant de légèreté.

– Walter ! dit-elle de son ton autoritaire d’autrefois, si un jour ces deux hommes sont à votre merci et que vous êtes obligé d’en épargner un… je vous en prie, n’épargnez pas le comte !

– Je garderai sa lettre pour aider ma mémoire, quand le moment sera venu, Marian.

– Que comptez-vous faire ? me demanda-t-elle tandis que je mettais la lettre dans mon portefeuille.

– Agir seul !

– Mais comment, Walter ? Après ce que Mr Kyrie vous a dit, et après la dangereuse rencontre que vous venez de faire ?

– J’irai dès demain matin à Blackwater Park. C’est notre seule chance de pouvoir prouver que Laura est partie après la date que porte le certificat de décès.

– Mais qui vous fait croire cela ?

– Le directeur de l’asile vous a dit qu’elle y était arrivée le 27 juillet. Je ne crois pas que le comte se soit aventuré à la garder cachée plus d’une nuit à Londres. Dans ce cas, elle est arrivée à Londres le 26, lendemain de sa mort ! Si nous avons cette preuve-là, notre procès…

– Oui, mais comment le prouver ? s’exclama Marian, sceptique.

– Le témoignage de Mrs Michelson m’a suggéré deux moyens. Questionner le Dr Dawson qui doit savoir quand il est revenu à Blackwater Park, après le départ de Laura, et faire des recherches à l’auberge où sir Percival laissa son cheval, lorsqu’il s’est enfui dans la nuit comme un fou : nous savons qu’il est parti quelques heures après Laura, et nous pourrions peut-être ainsi connaître la date qui nous intéresse. Si je ne réussis pas, j’irai trouver les deux coupables eux-mêmes. Les gens innocents oublient facilement une date, les criminels pas ! Je les obligerai à avouer !

– Oh ! commencez par le comte, Walter !

– Nous ne lui connaissons encore aucun point faible, Marian !… Mais nous connaissons celui de sir Percival.

– Le secret ?

– Oui, le secret ! Quoi qu’ait pu faire le comte, sir Percival a consenti au complot contre Laura pour une autre raison encore que la question d’argent. Vous l’avez entendu dire au comte qu’il était perdu si le secret d’Anne Catherick était dévoilé. Eh bien ! si tous les autres moyens échouent, j’ai décidé de connaître ce secret !

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