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Le récit de mes recherches dans le Hampshire ne sera pas long. Parti tôt de Londres, j’arrivai chez Mr Dawson avant midi.

Ma visite au docteur ne m’apporta pas la moindre lumière, pas plus que celle que je fis à l’auberge de Knowlesbury, qui était fermée en attendant qu’elle fût vendue, comme le montraient les affiches collées sur les murs. Les voisins ignoraient où s’était établi l’ancien propriétaire.

Comme quelques heures me restaient avant le départ du dernier train pour Londres, je pris alors un fiacre pour aller à Blackwater Park, où je voulais interroger le jardinier et le concierge. Si, de ce côté encore, je n’apprenais rien, il ne me resterait plus qu’à rentrer en ville.

Je descendis du fiacre un mile environ avant d’arriver à la propriété de sir Percival, et, avant de le laisser partir, je demandai au cocher de m’indiquer le chemin.

Au moment où, quittant la grand-route, je m’engageais dans l’allée, je vis un homme portant une valise qui marchait rapidement vers la loge du concierge. Il était petit, habillé de noir et coiffé d’un grand chapeau. Je le pris pour un clerc de notaire, et je m’arrêtai quelques instants, évitant ainsi de le rejoindre. Ne m’ayant pas entendu, il ne se retourna pas, et, bientôt, il disparut. Sans aucun doute, il poursuivait son chemin vers la maison.

J’arrivai à la loge du concierge, où deux femmes qui se trouvaient là me dirent que sir Percival était absent depuis le milieu de l’été. Je tâchai de savoir la date exacte de son départ, mais ni l’une ni l’autre ne sut me répondre.

Je vis alors le jardinier, qui travaillait non loin de là. Je lui adressai la parole et, tout d’abord, il me dévisagea d’un air assez méfiant, mais lorsque je prononçai le nom de Mrs Michelson, la conversation devint des plus faciles. Est-il besoin d’en dire le résultat ? Elle ne m’apporta pas de précision quant à la date que je cherchais. L’homme me dit que son maître était parti une nuit, en juillet – dans la dernière quinzaine de juillet…

Tandis que nous parlions, je vis l’homme en noir et au grand chapeau sortir de la maison et s’arrêter pour nous observer de loin.

Sa présence à Blackwater Park m’avait déjà inspiré quelques soupçons. J’eus alors tout lieu de croire que ces soupçons étaient fondés, puisque le jardinier ne sut ou ne voulut pas me dire qui était cet homme. Aussi décidai-je d’éclaircir la chose en m’adressant à lui-même. Prenant un prétexte pour l’aborder, je le priai de me dire s’il était permis aux étrangers de visiter le domaine. La manière dont il me répondit prouvait que, lui, il savait parfaitement qui j’étais et qu’il cherchait à me mettre en colère. Son ton était si insolent qu’il y serait arrivé, si je ne m’étais pas efforcé à garder mon sang-froid. Répondant avec politesse à sa grossièreté, je fis demi-tour.

Je l’avais deviné : on m’avait reconnu lorsque j’avais quitté l’étude de Mr Kyrie, sir Percival avait immédiatement été mis au courant de mon retour en Angleterre et, prévoyant que je ferais des recherches à Blackwater Park, il y avait envoyé cet homme : si je lui avais donné la moindre chance de porter plainte contre moi, il aurait aussitôt fait appel à la police locale, me mettant ainsi dans l’impossibilité de poursuivre mes recherches et me séparant de Marian et de Laura, au moins pour quelques jours.

Je m’attendais à être surveillé sur la route qui, de Blackwater Park, conduisait à la gare, mais je ne découvris rien de suspect pendant le trajet. J’ignore si oui ou non je fus suivi ce jour-là par l’homme en noir sur la route de campagne ou bien le soir, à mon arrivée à Londres.

Avec mille précautions, je rentrai à la maison. Personne n’était venu pendant mon absence. Je rendis compte à Marian de mes vaines démarches, et je vis bien qu’elle était étonnée de l’indifférence avec laquelle je parlais de mon échec.

En réalité, ces échecs successifs ne me décourageaient pas. Mes recherches, jusqu’ici, je les avais faites par acquit de conscience, sans espérer arriver à d’importants résultats. C’était presque un soulagement de me dire qu’un duel à mort était engagé entre sir Percival et moi. Un désir de vengeance s’était peu à peu mêlé en moi aux sentiments élevés qui me poussaient à agir, et j’avoue qu’il m’était réconfortant de comprendre que le seul, le meilleur moyen de servir la cause de Laura était de faire disparaître l’infâme individu qui avait osé l’épouser.

Ce n’était pas de l’égoïsme, mais la volonté de délivrer cette femme de son bourreau, volonté qui eût pu être celle d’un père ou d’un frère. Je voulus venger Laura des ignominies dont elle avait été l’objet, je voulais la débarrasser de celui qui en avait fait une pauvre créature débile et craintive, je voulais lui rendre sa beauté, lui rendre son sourire !

Le lendemain de mon retour de Hampshire, je priai Marian de monter dans mon studio, afin de lui communiquer mes plans.

Le secret de sir Percival dépendait de « la Dame en blanc ». Celle-ci ne vivant plus, il fallait que je gagne à tout prix la confiance de la mère d’Anne Catherick.

Le seul moyen de la forcer à parler était de découvrir certaines choses tenues secrètes de sa vie privée ou de sa famille, et cela grâce à Mrs Cléments. Mais où trouver celle-ci ?

Marian suggéra d’écrire à Todd’s Corner, cette ferme située près de Limmeridge ; ainsi, nous aurions peut-être des nouvelles de la brave femme.

Tandis que nous attendions la réponse, je demandai à Marian de me dire tout ce qu’elle savait de sir Percival et de sa famille.

Sir Percival était enfant unique. Son père, sir Félix Glyde, infirme de naissance, avait toujours vécu très retiré. Son seul plaisir était la musique, plaisir qu’il partageait d’ailleurs avec sa femme, grande musicienne elle-même.

Il était encore jeune lorsqu’il hérita de Blackwater Park, mais ni lui ni sa femme ne frayèrent avec les voisins, et personne ne troubla leur solitude, sinon le pasteur de la paroisse.

Celui-ci était, dans son zèle, le pire des gaffeurs. Ayant appris que sir Félix avait des idées révolutionnaires et plutôt antireligieuses, il crut de son devoir de prendre à partie le seigneur du manoir, à l’église, devant les paroissiens. Sir Félix, furibond, riposta d’une façon si grossière que les familles du voisinage lui envoyèrent des lettres de protestations indignées.

Le baronnet, qui n’avait aucun goût pour la campagne et n’était nullement attaché à sa propriété et à ses habitants, déclara que la société de Blackwater Park n’aurait plus l’occasion de le blâmer. Il quitta la région pour toujours.

Après s’être installé à Londres pendant quelque temps, il partit avec sa femme pour le continent, vivant soit en France, soit en Allemagne. Leur fils, Percival, naquit à l’étranger et fut éduqué par un précepteur. Sa mère mourut vers 1825 et son père la suivit de près dans la tombe. Sir Percival avait fait quelques apparitions en Angleterre lorsqu’il était jeune homme, mais ce ne fut qu’après la mort de ses parents que commença sa grande intimité avec Philip Fairlie, père de Laura…

Marian ne savait rien de plus.

La réponse de Mrs Todd (adressée poste restante, ainsi que nous l’avions demandé) nous parvint enfin. Elle disait avoir reçu des nouvelles de Mrs Cléments, si désolée de la disparition d’Anne Catherick, et elle nous donnait son adresse, à Londres, à une demi-heure de chez nous. Aussi, le lendemain, plus décidé que jamais, me mis-je en marche vers la demeure de Mrs Cléments.

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