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J’arrivai devant une maison à appartements, située dans le quartier de Gray’s Inn Road. Mrs Cléments elle-même vint m’ouvrir la porte et ne me reconnut pas dès l’abord. Je lui rappelai notre rencontre dans le cimetière de Limmeridge après l’entrevue que je venais d’avoir avec la Dame en blanc et que c’était moi qui avait aidé Anne Catherick lorsqu’elle s’était évadée de l’asile. À ces mots, elle me fit tout de suite entrer, espérant que je lui apportais des nouvelles de celle-ci.

Il m’était impossible de lui raconter toute la vérité sans entrer dans des détails sans fin, et je me contentai de ne pas lui donner de vains espoirs. Je lui expliquai que l’objet de ma visite était de découvrir qui était responsable de la disparition d’Anne. J’ajoutai que j’avais perdu tout espoir de la retrouver vivante et que mon seul but désormais était de punir les deux hommes que je soupçonnais de l’avoir attirée dans un guet-apens, et qui avaient fait endurer les pires souffrances à deux amies qui m’étaient très chères. Je demandai alors à Mrs Cléments de m’aider, puisque ses motifs de vengeance étaient semblables aux miens.

La pauvre femme fut si troublée au début qu’elle sembla ne pas bien comprendre ce que je lui disais ; mais elle déclara être prête à me rendre service, en souvenir de la bonté que j’avais montrée envers Anne. Afin de l’amener doucement au point où je voulais en venir, je lui demandai de me raconter ce qu’elles étaient devenues toutes deux après leur départ précipité de Limmeridge.

Elle m’expliqua qu’elles avaient d’abord été dans le Derbyshire pendant une semaine, puis qu’elles étaient retournées à Londres où elles avaient vécu durant plus d’un mois dans l’appartement qu’occupait alors Mrs Cléments. La terreur qu’Anne avait d’être découverte finit par gagner Mrs Cléments, et elle se décida à partir pour Grimsby, dans le Lincolnshire, où vivait la famille de son défunt mari, Anne ne voulant à aucun prix retourner chez sa mère parce que c’était de Welmingham qu’on l’avait emmenée à l’asile, et parce que sir Percival serait certainement venu l’y rechercher. C’est à Grimsby qu’elle commença à souffrir du cœur (peu après que les journaux eurent annoncé le mariage de lady Glyde) et cela les obligea à y demeurer les six premiers mois de l’année. Elles auraient pu prolonger leur séjour, si Anne n’avait eu soudain le caprice de vouloir retourner dans le Hampshire pour voir lady Glyde à qui, disait-elle, elle devait confier un secret avant de mourir. Le médecin déclara qu’il serait dangereux pour sa santé de s’opposer à ce désir. Mrs Cléments céda donc, et elles allèrent s’installer à Sandon, village à 4 lieues de Blackwater Park. Chaque jour Anne parcourait cette distance, trop fatigante pour elle, du village au domaine, puis du domaine au village et c’est ainsi qu’elle tomba malade, épuisée. Voulant calmer l’agitation qu’elle savait mortelle pour Anne, Mrs Cléments se décida un beau jour à aller elle-même à Blackwater Park prier lady Glyde de venir au chevet de la malade. Au lieu de la dame, elle rencontra un gros homme qui se prétendit être porteur d’un message de lady Glyde pour Anne. Mrs Cléments alors lui fit part de sa propre mission, et le supplia de lui remettre le message afin de calmer l’anxiété de la jeune fille. Le comte Fosco, car c’était certainement lui, lui dit alors que lady Glyde demandait à Anne de retourner tout de suite à Londres, afin de ne pas être découverte par sir Percival. Comptant s’y rendre bientôt elle-même, elle irait, dès son arrivée, rendre visite à Anne, à condition toutefois que celle-ci lui fasse parvenir son adresse.

Mrs Cléments avait répondu qu’elle n’aurait pas demandé mieux d’emmener Anne au plus tôt, mais que celle-ci en était incapable pour l’instant, se trouvant souffrante au lit. Elle ajouta qu’elle hésitait à appeler un médecin, car elle ne tenait pas à ce que leur présence soit connue dans tout le village. Le comte s’offrit alors à aller voir la malade, étant un peu médecin lui-même, et Mrs Cléments accepta avec gratitude. Elle avait naturellement toute confiance en une personne chargée par lady Glyde d’un message secret.

Anne sommeillait lorsqu’ils arrivèrent. Le comte sursauta en la voyant (à cause de sa ressemblance avec lady Glyde, je suppose !).

Le comte tâta le pouls de la malade, la regarda avec attention et alla lui-même chez le pharmacien des environs lui chercher des médicaments. Il certifia à Mrs Cléments que, si Anne prenait régulièrement ces médicaments, elle serait en état de voyager trois jours après. Il lui promit de se trouver sur le quai de la gare ce jour-là, à l’heure du train. S’il ne les y voyait pas, il reviendrait prendre des nouvelles de la malade.

Les médicaments eurent un effet extraordinaire et, en plus, Mrs Cléments put donner à Anne l’assurance qu’elle verrait bientôt lady Glyde à Londres. Le troisième jour, elles se mirent en route. Le comte se trouvait à la gare et les installa avec bonté dans un compartiment. Mrs Cléments avait remarqué qu’il parlait à une dame d’un certain âge, qui prenait le même train qu’elles. Il recommanda encore à Mrs Cléments de ne pas oublier d’envoyer leur adresse à lady Glyde, ce qu’elle fit à son arrivée à Londres. Au bout de quinze jours, la même vieille dame vint en voiture lui rendre visite. Elle déclara être envoyée par lady Glyde, descendue dans un hôtel de la ville, afin de ramener Mrs Cléments auprès d’elle pour arranger une entrevue avec Anne. Celle-ci accompagna donc la comtesse Fosco (car c’était elle !) et monta en voiture. Après quelques minutes, la comtesse fit arrêter le véhicule, déclarant qu’elle avait une course à faire. Mrs Cléments attendit… mais elle ne revint jamais !

Affolée, Mrs Cléments pria le cocher de retourner à son appartement, mais Anne avait disparu. La servante expliqua qu’un jeune garçon lui avait apporté une lettre et qu’après l’avoir lue elle avait mis son chapeau et son manteau et qu’elle était descendue en hâte.

Elle avait sans doute emporté la lettre, car on ne la trouva nulle part, et il fut donc impossible de savoir pour quelle raison elle avait quitté la maison ; mais on avait dû lui apprendre une chose fort grave ; sinon, elle ne serait pas sortie, seule, dans Londres. Mrs Cléments connaissait cette peur qu’avait Anne de la grande ville, et c’est pour cela seulement qu’elle avait consenti à s’absenter une demi-heure.

Malgré ses recherches, dont certaines faites à l’asile, probablement un jour ou deux avant l’arrivée de la fausse Anne Catherick, et d’autres chez Mrs Catherick, à Welmingham, Mrs Cléments n’avait plus jamais revu la jeune fille et ne savait pas ce qu’elle était devenue.

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