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Quoiqu’il eût établi quelques faits que j’ignorais, le récit de la brave femme ne faisait que confirmer ma conviction que le comte et la comtesse avaient agi seuls dans l’enlèvement d’Anne Catherick. Mais mon but était de découvrir le secret de sir Percival et, à ce sujet, je n’en savais pas plus long. Je voulais que Mrs Cléments m’aidât à éclaircir le mystère.

– Je partage bien sincèrement votre chagrin, Mrs Cléments, lui dis-je avec douceur. Vous n’auriez pas fait plus pour elle si Anne avait été votre propre enfant.

– Oh ! Monsieur, je n’y ai pas grand mérite, car c’est moi qui l’ai élevée, la pauvre petite… Je n’avais qu’elle au monde… et maintenant je n’ai plus personne !

Et elle se mit à pleurer. Je laissai passer son émotion, puis lui demandai :

– Connaissiez-vous Mrs Catherick avant la naissance d’Anne ?

– J’ai fait sa connaissance quatre mois avant qu’Anne ne vînt au monde. Nous étions voisines et, sans être amies, nous nous voyions beaucoup. Nous habitions alors Old Welmingham.

– Tiens ! Il existe deux endroits du même nom ?

– C’est-à-dire, monsieur, qu’il y a 23 ans, il n’existait qu’une paroisse et un village. Lorsqu’on a bâti la nouvelle ville, on a appelé l’ancienne Old Welmingham pour les distinguer. Il n’y reste plus maintenant que l’église et quelques maisons en ruines.

– Y habitiez-vous avant votre mariage ?

– Non, monsieur, je suis née dans le Norfolk et suis allée habiter Old Welmingham après mon mariage. Mon mari connaissait Catherick avant de se marier. Mrs Catherick était femme de chambre à Varneck Hall, près de Southampton, et, longtemps, elle a dédaigné les avances de Catherick qui était sacristain de notre paroisse. Puis, un beau jour, sans rime ni raison, elle l’accepta. Il l’aimait tellement qu’il l’épousa, mais il fut bien malheureux. Elle n’avait pas de cœur et aimait trop les compliments et les beaux vêtements. Elle se moquait du pauvre Catherick qui était plein de patience. Mais ils étaient à peine depuis quatre mois dans notre voisinage, qu’un scandale éclata et que Catherick surprit sa femme en train de flirter avec un gentleman de passage dans la ville. Il aurait dû donner l’exemple cependant ! Vous le connaissez bien et ma pauvre Anne le détestait.

– Sir Percival Glyde ?

– Oui, sir Percival Glyde.

Je pensai avoir à ce moment la clé du mystère. Comme j’en étais encore loin pourtant !

– Sir Percival habitait les environs, à cette époque ?

– Non, monsieur, nous ne le connaissions pas. Son père venait de mourir à l’étranger. Je me souviens qu’il portait le grand deuil. Il logeait dans une petite auberge près de la rivière, où le poisson est abondant. Au début, nous ne le remarquions pas, car beaucoup d’autres messieurs venaient des quatre coins du pays pêcher dans notre rivière.

– Anne était-elle déjà née ?

– Non, monsieur, nous étions en avril alors et Anne est née en juin, cette année-là.

– Mrs Catherick ne le connaissait pas auparavant ?

– Nous le crûmes d’abord, mais quand le scandale éclata, nous eûmes des doutes. Un beau jour, Catherick découvrit dans un tiroir des mouchoirs en fine dentelle, de belles bagues et une montre en or avec une chaîne. C’étaient des bijoux de grande dame. Sa femme ne voulut pas avouer d’où elle les tenait.

Quelques jours plus tard, il trouva celle-ci en conversation secrète avec sir Percival, dans la sacristie de l’église. Il entra en colère et gifla sir Percival qui, à son tour, le rossa d’importance. Les voisins, attirés par les cris, durent les séparer. Le soir même, Catherick s’en alla et ne revint jamais. Quant à sir Percival, on l’entendit se disputer violemment avec Mrs Catherick et, le lendemain, il quitta Old Welmingham. Mrs Catherick resta cependant dans le village, clamant son innocence et défiant tout le monde. Elle soutenait qu’elle avait été victime d’une lamentable erreur et qu’elle n’avait rien à se reprocher. Lorsque la nouvelle ville fut construite, elle alla s’y installer, jouant à la sainte femme. Elle y habite encore.

– Son mari lui verse-t-il une pension ?

– Le brave homme le lui a offert, mais elle a refusé. Comme elle ne possède rien, on suppose que c’est sir Percival qui l’entretient.

Je restai songeur, me demandant si, sous ces apparences, ne se cachait pas autre chose de plus grave qu’une simple erreur de jeunesse. Si sir Percival entretenait Mrs Catherick, pourquoi l’obligeait-il à demeurer dans l’endroit de sa disgrâce ? Il était peu probable en effet qu’elle y restât de plein gré. Ses protestations d’innocence n’étaient-elles pas justifiées ? Et les entretiens secrets n’avaient-ils pas un tout autre objet que des rendez-vous d’amour ? Qui sait si Percival ne démentait pas le soupçon qui, à tort, pesait sur elle, parce qu’il voulait cacher, de cette façon, une faute grave que lui-même avait commise ? Mrs Catherick s’était mariée pour sauver sa réputation, s’étant certainement méconduite du temps qu’elle était jeune fille, mais rien ne prouvait qu’Anne était l’enfant de sir Percival !

– Anne ressemblait-elle à sir Percival ? demandai-je.

– Oh ! Pas du tout ! Pas plus qu’à sa mère, d’ailleurs !

L’enfant ne ressemblait donc ni à sa mère ni à son père – enfin à celui qu’on pouvait supposer être son père. La ressemblance extérieure, je le savais, n’était pas la seule chose qui comptât, mais il ne fallait pas la négliger complètement. Ne pourrait-on pas parvenir à une certitude, si l’on connaissait certains détails de l’existence de Mrs Catherick et de celle de sir Percival avant leur arrivée à Welmingham ?

– La première fois que l’on a vu sir Percival dans le village, savait-on d’où il venait ? repris-je.

– Non, monsieur. Certains prétendaient qu’il venait de Blackwater Park, d’autres d’Écosse… De fait, personne ne le savait !

– Est-ce immédiatement avant son mariage que Mrs Catherick était femme de chambre à Varneck Hall ?

– Oui, monsieur.

– Elle était depuis longtemps à Varneck Hall ?

– Depuis trois ou quatre ans, je pense.

– Savez-vous qui était le propriétaire du château à cette époque ?

– Le major Donthorne, monsieur.

– Était-ce un ami de sir Percival, et celui-ci allait-il parfois à Varneck Hall ?

– Je l’ignore, monsieur.

Je notai le nom et l’adresse du major Donthorne, me disant que, s’il vivait encore, il pourrait peut-être, au besoin, me donner des renseignements utiles.

En attendant, je croyais de moins en moins que sir Percival fût le père d’Anne, et j’étais presque convaincu que le secret de ses entrevues avec Mrs Catherick n’avait nul rapport avec le déshonneur dont cette femme avait taché le nom de son mari. Cependant, je poursuivis.

– Vous ne m’avez pas encore dit comment l’enfant, née dans toute cette misère, vous fut confiée ?

– Dès sa naissance, sa mère la détesta comme si le pauvre bébé en pouvait ! Mon cœur s’attendrit et je lui demandai de pouvoir l’élever. Mrs Catherick fut ravie d’en être débarrassée ; elle me la redemanda rarement.

» Anne avait 11 ans quand sa mère l’emmena dans le Cumberland. C’était une ravissante petite fille, mais elle avait l’esprit un peu lent pour son âge. Lorsqu’elle revint de Limmeridge, mon mari était mort et j’avais décidé de quitter Old Welmingham pour aller habiter Londres. Je demandai à Mrs Catherick de me confier Anne, mais elle refusa avec méchanceté. Son séjour à Limmeridge, semblait-il, l’avait aigrie. Je partis, recommandant à l’enfant de se souvenir de moi, si elle avait un jour du chagrin.

» Des années se passèrent sans que j’entendisse parler d’elle et je la revis pour la première fois la nuit de son évasion de l’asile.

– Pourquoi a-t-elle été enfermée ?

– Je ne sais, à ce propos, que ce que Anne elle-même m’a raconté. Elle prétendait que sir Percival avait confié un secret à sa mère et qu’un jour celle-ci le lui avait dit. (Cela se passait longtemps après mon départ du Hampshire). Sir Percival l’apprit, et, aussitôt, il fit interner la pauvre petite. Mais lorsque je lui demandai quel était ce secret, elle n’a pas su me le dire et m’a seulement répondu que sa mère, d’un seul mot, pourrait perdre à jamais sir Percival. Je suis persuadée qu’elle-même ne savait pas de quoi il s’agissait vraiment, sinon elle me l’aurait expliqué.

Cette déclaration ne m’étonnait guère. Je n’avais pas caché à Marian que je me demandais si Laura aurait réellement appris quelque chose d’important le jour où son entretien avec Anne fut interrompu par le comte Fosco, au bord du lac. Il me paraissait assez vraisemblable qu’Anne Catherick, vu son état mental, affirmât connaître le secret, alors qu’elle n’en avait conçu qu’un vague soupçon, à la suite de l’une ou l’autre allusion imprudente que sa mère avait faite devant elle.

La matinée passait. Devinant que la brave femme ne m’apprendrait plus rien d’utile, je me levai en m’excusant de lui avoir posé autant de questions.

– Vous serez toujours le bienvenu, monsieur, pour me parler d’Anne. Mais c’est affreux de ne pas savoir si elle vit ou si elle est morte ! J’aimerais mieux la certitude, même si ce devait être la plus triste ! Sincèrement, monsieur, croyez-vous que Dieu l’a rappelée à Lui ?

– Sincèrement, je crois que ses souffrances en ce monde sont finies, avouai-je doucement.

– Oh ! monsieur ! Comment le savez-vous ? Qui vous l’a dit ?

– Personne ne me l’a dit, Mrs Cléments. Mais j’ai des raisons pour en être certain, et je vous promets de vous les exposer dès que je pourrai le faire sans danger. Je vous assure aussi qu’elle n’est pas morte d’autre chose que de sa maladie de cœur et qu’elle a été bien soignée dans ses derniers moments. Et bientôt vous apprendrez qu’elle repose dans un paisible cimetière de campagne – l’endroit que vous-même auriez choisi pour elle !

– Morte ! Si jeune… Et moi, vieille femme, je m’attarde encore ! soupira-t-elle.

– Je reviendrai vous voir bientôt, lui ai-je dit doucement, car j’ai encore à vous demander quelque chose… mais j’attendrai que vous soyez un peu consolée.

– Non pas… fit-elle. Je veux vous répondre à tout dès aujourd’hui, monsieur. Qu’est-ce ?

– Eh bien ! Je voudrais connaître l’adresse de Mrs Catherick.

– Seigneur Dieu ! s’écria-t-elle, oubliant tout à coup son chagrin, que voulez-vous aller faire chez cette femme ?

– Je désire connaître l’objet de ses entretiens avec sir Percival Glyde, je veux savoir quel secret les lie et je le demanderai à Mrs Catherick elle-même. Car c’est un secret que vous n’avez jamais soupçonné, ni vous, ni les gens de Welmingham.

– Réfléchissez-y à deux fois, avant d’aller chez elle, monsieur, c’est une méchante créature, je vous assure.

– Je vous remercie de votre bonté pour moi, Mrs Cléments, mais ma décision est prise, quoi qu’il arrive !

– Alors, monsieur, puisque vous le voulez, voici son adresse, mais pensez encore à ce que je vous ai dit avant de vous y rendre.

Je pris l’adresse et quittai Mrs Cléments après lui avoir chaleureusement serré la main.

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