8

En rentrant chez nous, je fus frappé par les traits changés de Laura. On n’y lisait plus cette douceur ni cette patience qui, jusqu’alors et malgré toutes ses épreuves, ne l’avaient pas abandonnée. Ses petits croquis rejetés au bout de la table, elle restait assise, les yeux baissés, les mains sur les genoux se joignant et se disjoignant sans cesse. Me prenant à part, Marian me dit que, en vain, elle avait essayé, par tous les moyens, de la distraire. Depuis mon départ, elle avait gardé la même attitude.

Je m’approchai d’elle et lui pris doucement les deux mains.

– À quoi pensez-vous, Laura ? Dites-moi, chérie, qu’y a-t-il ?

Elle leva les yeux vers moi avec un air triste.

– Je suis malheureuse, Walter… je me sens si inutile ! Vous travaillez et Marian vous aide. Moi, je ne suis qu’une charge pour vous deux ! Pourquoi n’y a-t-il rien que je puisse faire ? Vous finirez par aimer Marian plus que moi et vous aurez raison ! Oh ! Que l’on ne me traite plus comme une enfant !

En disant ces mots, elle laissa tomber la tête avec découragement sur mon épaule.

Je pris entre mes mains cette pauvre tête fatiguée et baisai tendrement le joli visage fané.

– À partir d’aujourd’hui, vous allez nous aider, Laura, dis-je en me levant et en allant chercher tous ses objets de peinture que je rangeai devant elle. Vous savez, chérie, que je gagne de l’argent en dessinant. Eh bien ! vous allez en gagner aussi ! Vous avez fait beaucoup de progrès ces derniers temps, aussi allez-vous terminer ces esquisses commencées, j’irai les vendre avec les miennes. Vous garderez tout ce que vous gagnerez et Marian viendra vous demander de l’argent lorsqu’elle en aura besoin, exactement comme elle fait avec moi !

Son visage s’illumina. Son sourire ravi la faisait presque ressembler à la Laura d’antan. Je ne m’étais pas trompé en interprétant le sentiment qu’elle avait éprouvé le jour où elle avait compris que nos occupations nous aidaient à vivre. Elle aussi, elle voulait se rendre utile ! Ses dessins, une fois achevés – ou, du moins, elle les considérait comme tels – je les emportais pour les vendre… Mais c’était moi le seul acheteur…

Marian, lorsque je lui fis part de mon projet d’aller à Welmingham, fut, à ce sujet, du même avis que Mrs Cléments. Elle se méfiait de Mrs Catherick : pourrais-je gagner sa confiance ? Devait-on absolument avoir recours à elle ? Quand je déclarais que seuls le comte et sir Percival savaient la date exacte du départ de Laura de Blackwater Park, j’oubliais certainement Mrs Rubelle qui devait la connaître, elle aussi. À cela je répondis que Mrs Rubelle, si elle n’était pas complice du complot, n’avait pas de raison spéciale de se souvenir de cette date et que, si je cherchais à la rencontrer, je risquais de perdre du temps, et perdre du temps, au point où nous en étions, eût été une grave erreur.

Deux jours plus tard, ayant veillé à certaines affaires indispensables, je me mis en route pour Welmingham. Comme mon absence pouvait durer plusieurs jours, nous convînmes, Marian et moi, de nous écrire chaque matin, poste restante.

– Souvenez-vous des cœurs que vous laissez derrière vous, Walter, me dit Marian en me conduisant à la porte. Et, si vous vous trouvez en face de sir Percival, pour l’amour du Ciel, gardez votre sang-froid !

– Ne craignez rien, Marian, je saurai me dominer.

Ce matin-là, je partis avec l’espoir que cette fois mon voyage ne serait pas inutile. Le temps était beau, clair et frais, je me sentais fort et résolu. Le train me déposa à Welmingham au début de l’après-midi. En traversant les rues de cette petite ville morose, je me demandai si elle n’aurait pas pu rivaliser avec succès avec des déserts d’Arabie ou avec les ruines de Palestine, tant elle semblait désolée.

L’habitation de Mrs Catherick se trouvait dans un quadrilatère de maisons à un seul étage, au milieu duquel poussait un petit rectangle de gazon, entouré d’un fil de fer. Deux hommes causaient dans un coin tandis qu’un garçonnet promenait au bout d’une ficelle un affreux petit chien. J’entendais au loin comme les exercices laborieux d’un enfant au piano, et, à intervalles réguliers, des coups de marteau. Voilà tout ce qui donnait un peu de vie à cet endroit désert.

Je me dirigeai directement vers la maison de Mrs Catherick, le n° 13, et sonnai. Une servante entre deux âges vint m’ouvrir. Je lui donnai ma carte, la priant de demander à sa maîtresse de me recevoir. Après quelques minutes, elle revint et me demanda l’objet de ma visite.

– C’est au sujet de la fille de Mrs Catherick, répondis-je.

La servante disparut à nouveau puis revint et me pria d’entrer dans le salon. Cette pièce était tapissée d’un papier voyant et meublée à bon marché. Une bible s’étalait au milieu de la table et, près de la fenêtre, ayant à ses côtés un panier à ouvrage, une femme d’un certain âge, vêtue de noir, tricotait paisiblement. Son visage était dur et fermé, les yeux sombres qu’elle leva vers moi avaient un air de défi. Ses joues étaient pleines, ses lèvres exsangues mais sensuelles. C’était Mrs Catherick.

– Vous êtes venu me parler de ma fille ? me demanda-t-elle directement en me montrant un siège.

Je compris que le seul moyen de procéder avec cette femme était de lui répondre sur le même ton.

– Savez-vous que votre fille a disparu ? demandai-je avec brusquerie.

– Oui, je le sais, et alors ?

– Ne craignez-vous pas que sa disparition ait entraîné sa mort ?

– Êtes-vous venu me l’apprendre et en quoi cela vous regarde-t-il ?

Cette question étrange, elle l’avait faite sur un ton parfaitement calme qui touchait à l’indifférence la plus complète.

– J’ai rencontré votre fille la nuit où elle s’est évadée de l’asile et je l’ai aidée de mon mieux !

– C’est le tort que vous avez eu !

– Je suis désolé d’entendre une mère parler de la sorte !

– Sa mère parle cependant de la sorte ! Comment savez-vous qu’elle est morte ?

– Je n’ai pas le droit de vous le dire, mais je sais qu’elle est morte.

– Avez-vous le droit de me dire par qui vous avez connu mon adresse.

– Par Mrs Cléments.

– C’est une sotte ! Fût-ce elle qui vous a envoyé ?

– Non !

– Alors, pourquoi êtes-vous venu ?

– Je suis venu, répondis-je en appuyant sur les mots, parce que je pensais que la mère d’Anne Catherick pourrait désirer savoir si sa fille était morte ou vivante.

– Je comprends ! dit Mrs Catherick, avec plus de calme encore, si cela était possible. Et ensuite ?

Comme j’hésitais, elle poursuivit :

– Si vous n’avez pas d’autre raison, il me reste à vous remercier de votre visite et à vous dire que je ne vous retiens pas plus longtemps. Je vous serais encore plus reconnaissante de m’avoir apporté ces nouvelles si vous m’expliquiez comment vous les avez apprises. De toute façon, je porterai le deuil. Comme vous voyez, il n’y aura pas de grands changements à ma toilette ! Bonjour, monsieur !

Sa froideur insolente m’exaspéra.

– J’ai une autre raison, répondis-je brièvement.

– Je m’en doutais !

– Votre fille est morte d’une maladie de cœur et sa mort a donné à deux hommes l’occasion de porter préjudice à une personne qui m’est très chère. L’un de ces hommes est sir Percival Glyde.

– Vraiment ! dit-elle, sans qu’un seul muscle de son visage bougeât.

– Vous vous demandez sans doute comment la mort de votre fille a pu causer un préjudice à quelqu’un ?

– Non ! répondit froidement Mrs Catherick. Je ne me demande rien du tout ; ce sont vos affaires. Si vous vous intéressez aux miennes, moi je ne m’intéresse pas aux vôtres !

– Vous vous demandez cependant pourquoi je vous ai dit cela ! insistai-je.

– Oui, précisément, je me le demande.

– C’est que je suis décidé à exiger des comptes de sir Percival au sujet de l’infamie qu’il a commise.

– Qu’ai-je à voir dans votre décision ?

– Eh bien voilà ! Il y a dans la vie de sir Percival certains événements que je voudrais éclaircir, et, comme vous les connaissez, je suis venu vous demander de m’aider.

– Quels événements ?

– Ceux qui se sont passés à Old Welmingham, avant la naissance de votre fille, alors que votre mari était sacristain de la paroisse.

Je vis que j’avais touché l’endroit sensible, car ses yeux lancèrent des éclairs et ses mains lissèrent sa jupe avec nervosité.

– Que savez-vous de ces événements ? demanda-t-elle brusquement.

– Ce que Mrs Cléments m’en a raconté.

Je crus un moment qu’elle allait s’emporter – mais non, elle se maîtrisa, croisa les bras, et eut un sourire sarcastique :

– Je commence à comprendre ! Vous avez un grief personnel contre sir Percival Glyde, et je dois vous aider à vous venger. Je dois vous raconter tout ce qui existe entre lui et moi, n’est-ce pas ? Vous vous êtes immiscé dans mes affaires privées et, croyant avoir affaire à une pauvre femme perdue qui vit dans l’abandon, vous avez espéré qu’elle allait répondre à toutes vos questions par crainte que vous ne la salissiez dans l’opinion publique. Ha ! ha ! Je vois clair dans votre petit jeu… et cela m’amuse !

Riant d’un rire mauvais, elle poursuivit :

– Vous ignorez sans doute que je suis respectée dans cet endroit, monsieur !… Avant de sonner pour qu’on vous jette dehors, je veux que vous sachiez que je suis arrivée ici après avoir été odieusement calomniée. Que, jour après jour, je me suis attachée à prouver mon innocence. J’ai combattu loyalement les gens respectables sur leur propre terrain et, aujourd’hui, plus personne n’oserait dire tout haut du mal de moi. J’ai acquis une situation élevée dans cette ville et le pasteur me salue. Ha ! ha ! Vous ne vous attendiez pas à cela, n’est-ce pas ? Allez à l’église, si vous ne me croyez pas et vous verrez que Mrs Catherick y a deux places réservées à son nom. Allez à la mairie et vous y verrez mon nom au bas d’une pétition pour le maintien de la moralité. À l’office de dimanche dernier, la femme du médecin n’a donné qu’un shilling à la collecte pour les pauvres, moi, j’ai donné une demi-couronne ! Et le pasteur, en me présentant le plateau, s’est incliné profondément… Regardez cette bible !… Je suis sûre que votre mère n’en possède pas une semblable ! Et croyez-vous que les commerçants la respectent comme ils me respectent ? C’est que je ne leur dois jamais rien et…

À ce moment-là, le pasteur passa devant la fenêtre et, s’inclinant, il salua Mrs Catherick avec déférence.

– Alors ? dit celle-ci en me regardant avec un air de défi. Qu’en pensez-vous ? Et que devient votre petit jeu dans tout cela ?

– Je pense que rien n’est changé, madame, répondis-je avec calme. Je ne discute pas la situation que vous êtes parvenue à acquérir dans cette ville et je ne désire en rien la compromettre. Je suis venu ici parce que sir Percival est votre ennemi autant que le mien, et que, si j’ai un grief contre lui, vous en avez un également. Vous pouvez le nier, m’injurier ou vous fâcher, si bon vous semble, mais s’il existe en Angleterre une femme qui devrait m’aider à écraser cet homme, c’est bien vous !

– Écrasez-le tout seul et revenez me le dire ensuite !

– Vous n’avez pas confiance en moi ?

– Non !

– Vous avez peur de sir Percival ! Vraiment ?

Voyant qu’elle perdait son calme, j’insistai :

– Sir Percival occupe une situation élevée dans le monde ; il ne serait pas étonnant que vous ayez peur de lui. C’est un homme puissant, baronnet, propriétaire d’une grande fortune et descendant d’une grande famille et…

Elle éclata de rire :

– Oui, baronnet, riche et descendant d’une grande famille ! Vous pouvez le dire ! surtout du côté de sa mère…

Je vis que ces ragots lui avaient échappé involontairement.

– Je ne suis pas ici pour discuter des questions de famille, repris-je. Je ne sais rien de la mère de sir Percival.

– Pas plus que vous ne savez de lui-même d’ailleurs ?

– N’en soyez pas trop sûre… Je sais beaucoup de choses à son sujet… et j’en soupçonne d’autres !

– Que soupçonnez-vous ?

– Je vais vous dire une chose dont je ne le soupçonne pas… c’est d’être le père d’Anne !

Se levant, elle s’élança vers moi comme une furie.

– Comment osez-vous douter du père d’Anne ! cria-t-elle en tremblant de colère.

– Je sais que ce n’est pas cela le secret qui existe entre vous et sir Percival, continuai-je imperturbable. Le mystère qui a assombri la vie de celui-ci n’est pas né avec votre fille et n’est pas mort avec elle !

– Allez-vous-en ! s’écria-t-elle en me montrant la porte.

Mais je continuai :

– Je suis convaincu qu’il n’était question ni d’enfant ni d’amour coupable entre vous deux, lorsque votre mari vous découvrit en tête à tête dans la sacristie !

Sa main qui me désignait la porte tomba immédiatement et son visage se glaça de terreur.

Après un moment de silence, je repris :

– Refusez-vous encore d’avoir confiance en moi ?

– Je refuse ! dit-elle en se raidissant à nouveau.

– M’ordonnez-vous encore de partir ?

– Oui… et ne revenez jamais plus !

Je me dirigeai vers la porte, hésitai un moment avant de l’ouvrir, puis me retournai une dernière fois.

– Si j’ai des nouvelles inattendues à vous communiquer au sujet de sir Percival, puis-je revenir ?

– Je ne désire apprendre aucune nouvelle de lui… excepté l’annonce de sa mort !

Comme j’allais sortir, je vis son regard se poser sur moi d’un air interrogateur… et je sortis de la chambre.

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