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Il était près de 10 h du soir quand j’atteignis Fulham. Laura et Marian m’attendaient avec impatience, et notre revoir fut délicieux. Le visage de Marian trahissait la fatigue et l’anxiété qu’elle avait supportées seule comme d’habitude. Tandis qu’un sourire heureux illuminait les traits de Laura, je compris qu’elle ignorait tout du drame de Welmingham et de la raison véritable pour laquelle Marian avait quitté notre ancien logis.

Le petit déménagement, que Marian lui avait présenté comme une surprise à me faire, semblait l’avoir sortie de sa torpeur. Elle me raconta avec volubilité combien les bords du fleuve, les arbres et les champs étaient plus attrayants que l’horrible rue populeuse de Londres.

Elle avait de nombreux projets d’avenir quant aux dessins qu’elle voulait terminer, de manière à les vendre. Le changement que je découvrais en elle, je le devais au courage et à l’abnégation de Marian. Laura nous ayant quitté un moment, je lui en exprimai ma profonde gratitude. Mais elle m’interrompit :

– Je m’excuse de vous avoir écrit si brièvement, Walter, mais il ne me restait qu’un instant avant le départ du courrier. Je crains de vous avoir alarmé, cher ami.

– De prime abord, oui, Marian, mais l’entière confiance que j’ai en vous m’a rassuré. Je suppose que le comte Fiasco a de nouveau fait des siennes ?

– Exactement ! Je l’ai vu et je lui ai parlé !

– Comment cela ! Connaissait-il notre adresse ?

– Oui, il la connaissait ! J’étais dans le salon avec Laura. En passant devant la fenêtre, je vis de l’autre côté de la rue le comte qui parlait avec un homme que je reconnus pour être le directeur de l’asile. Afin de ne pas être aperçue, je les surveillai cachée par le rideau. Heureusement, Laura était occupée à dessiner et ne me regardait pas : sinon, qu’aurait-elle lu sur mon visage ? Au bout d’un moment, je vis qu’ils se séparaient. Le comte prit alors son portefeuille, en tira une carte sur laquelle il écrivit quelques mots, et, traversant la rue, il se dirigea vers notre maison. Je prétextai un mouchoir oublié à l’étage, et, sortant précipitamment de la chambre, je descendis au rez-de-chaussée, décidée à ne pas laisser monter le comte, coûte que coûte. Il n’essaya même pas. La servante du magasin vint à ma rencontre dans l’escalier et me remit son carton sur lequel je lus ces mots : « Chère mademoiselle, je vous implore de m’accorder une minute. J’ai à vous entretenir de choses importantes pour nous deux. » Je voulais voir mon ennemi en face, et non l’éviter ! – Priez ce monsieur d’attendre ; je le rejoins dans un instant, dis-je à la servante. Puis je remontai chercher mon chapeau, car je ne désirais pas que notre conversation eut lieu dans la maison ; Laura aurait pu entendre et reconnaître sa voix. En moins d’une minute, j’étais dans le corridor, et tandis que j’ouvrais la porte donnant sur la rue, le comte sortait du magasin.

Il portait le grand deuil. En me voyant arriver, il s’approcha de moi avec sa galanterie coutumière et avec son sourire faux, qui me rappelèrent les mauvais jours de Blackwater Park.

D’une voix mielleuse, il me débita des insolences aimables qui me donnèrent une envie folle de le gifler. En me maîtrisant de mon mieux, je l’éloignai de la maison pour que sa voix ne parvînt pas aux oreilles de Laura, puis lui demandai froidement ce qu’il désirait.

Il me demanda d’abord si je ne voyais pas d’objection à ce qu’il m’exprimât ses sentiments, mais je refusai net. Il me répéta alors l’avertissement qu’il m’avait donné une fois et m’expliqua que sir Percival avait voulu agir à sa guise et avait trouvé la mort parce qu’il n’avait pas suivi les conseils de son ami. Il me dit qu’ayant découvert notre retraite il n’en avait tiré aucun avantage d’abord, mais que, dans la suite, ayant appris la disparition de sir Percival, il avait craint que vous ne vous retourniez contre lui. C’est alors qu’il décida d’indiquer au directeur de l’asile l’endroit où se trouvait Laura, persuadé qu’il était de vous créer ainsi des difficultés avec la justice et vous empêcher d’agir comme vous l’auriez voulu. Dans ce but, il vint jusqu’ici, accompagné de ce dernier. Arrivé devant notre maison, il songea au chagrin qu’il allait me causer en m’enlevant à nouveau Laura et au risque que j’aurais couru si l’on m’avait interrogée sur la manière dont elle avait disparu de l’asile, et son amour pour moi fut le plus fort. Il se tut !… Tandis qu’il me parlait, Walter, ses yeux étaient humides et ses lèvres tremblaient. C’est affreux de devoir le reconnaître, mais cet homme abominable paraissait sincère… Il me demanda seulement de ne pas oublier le sacrifice qu’il avait fait pour moi.

– Je crois qu’il a dit vrai, Marian… Le plus grand criminel est capable de beaux sentiments. Toutefois, ne cherche-t-il pas simplement à vous effrayer alors qu’en réalité il ne peut pas faire grand-chose ? En quoi le directeur de l’asile pourrait-il l’aider, maintenant que sir Percival est mort et que Mrs Catherick est libre de parler ? Mais qu’a-t-il dit au juste de moi ?

– « Prévenez Mr Hartright, m’a-t-il dit de sa voix la plus dure, qu’il a devant lui un homme de tête qui ne craint pas la justice. Si mon ami regretté avait suivi mes avis au lieu de s’entêter, c’est le cadavre de Mr Hartright et non celui de sir Percival Glyde qui aurait fait l’objet d’une enquête. Je porte son deuil dans mes vêtements comme dans mon cœur, et si Mr Hartright a le malheur de vouloir troubler mon chagrin, qu’il prenne garde ! Qu’il se contente du résultat auquel il est arrivé : je le laisse vivre ainsi par amour pour vous ! Dites-lui en tout cas que, s’il m’attaque, je l’abattrai sans pitié… » Et, me saluant cérémonieusement, il disparut.

» Je retournai alors en hâte auprès de Laura, ayant déjà décidé, dans mon for intérieur, de hâter notre départ.

» Comme, plusieurs fois déjà vous aviez parlé de votre intention d’habiter un quartier plus calme et plus sain, j’expliquai à Laura que j’avais décidé de vous faire une surprise ; elle commença à emballer avec joie, trouvant l’idée merveilleuse et c’est elle qui a installé votre nouvel atelier.

– Comment avez-vous pensé à venir ici ?

– Je ne connais pas beaucoup Londres, en effet ! Mais, enfant, j’ai été élève dans un pensionnat de Fulham. Aussi ai-je envoyé un messager à ce pensionnat qui existe encore, et ce sont les filles de l’ancienne directrice qui, d’après la lettre qu’on leur remit de ma part, ont trouvé ce logement ; nous arrivâmes ici à la tombée de la nuit, sans avoir été remarquées. J’espère avoir bien agi, Walter, et avoir justifié la confiance que vous avez en moi.

Je la rassurai avec reconnaissance, mais une expression d’anxiété couvait encore dans son regard lorsqu’elle me demanda ce que je comptais faire, après l’avertissement du comte Fosco.

– Il n’y a pas très longtemps, Marian, j’ai déclaré à Mr Kyrie que je ferais rouvrir à Laura la maison de son oncle en présence de tous ceux qui ont assisté à ses prétendues funérailles, que l’épitaphe mensongère serait effacée de la pierre par le chef de famille et que les deux coupables devraient me répondre de leur crime, si la justice ne les punissait pas. L’un de ces hommes a payé… l’autre vit encore. Ma résolution demeure la même.

Ses yeux s’éclairèrent, son visage s’empourpra, mais elle ne dit rien et je continuai :

– Je ne conteste pas que mon projet soit audacieux et que les risques que nous avons courus jusqu’à présent soient minimes en comparaison de ceux qui nous menacent encore. Malgré cela, nous devons agir. Je ne suis pas assez téméraire pour me mesurer avec un homme tel que le comte Fosco sans être prêt. Je saurai attendre mon heure. En attendant, il vaut mieux qu’il s’imagine que je suis son conseil. Il existe d’ailleurs une autre raison pour moi de patienter : ma position envers vous et envers Laura doit être fortifiée avant que je ne risque ma dernière chance.

Marian me regarda avec surprise :

– Comment pourrait-elle être plus solide, Walter ?

– Je vous le dirai, répondis-je, au moment opportun, encore que ce moment ne puisse jamais arriver. De toute façon, il faut attendre. Mais il est un sujet plus actuel. Vous n’avez pas parlé à Laura de la mort de son mari, n’est-ce pas ?

– Oh ! Walter, nous ne lui en parlerons pas avant longtemps, je suppose…

– Erreur, Marian ! Mieux vaut lui dire la vérité dès maintenant que de risquer qu’elle l’apprenne par hasard un jour ou l’autre. Commencez doucement, ne lui donnez aucun détail, mais dites-lui que sir Percival est mort.

– Vous avez une autre raison encore, Walter, pour désirer qu’elle apprenne la mort de son mari !

– C’est vrai, Marian.

– Une raison intimement liée à ce dont vous ne me parlerez qu’au moment opportun ?

Je lui répondis encore par l’affirmative. Elle pâlit en me regardant tristement. Ses lèvres tremblaient.

– Je crois que je comprends, Walter, murmura-t-elle. Il faut que je lui dise la vérité, et pour elle et pour vous.

Elle soupira profondément, me serra la main, puis quitta la chambre.

Le lendemain, Laura savait qu’elle était libre et que plus rien ne la rattachait à son horrible passé. Marian et moi l’entourâmes de plus de tendresse et de soins que jamais, et le nom de sir Percival ne fut plus prononcé entre nous.

Je repris mon travail avec acharnement. Non seulement notre nouvel appartement, plus confortable que le premier, était plus coûteux aussi, mais l’avenir nous réservait peut-être des surprises qui épuiseraient notre petit capital : dans ce cas mon travail seul nous aiderait à vivre. Je devais donc chercher des occupations supplémentaires, compatibles avec mon métier.

Cependant, je continuais discrètement mes investigations. Une chose de la plus grande importance pour moi était de savoir si le comte Fosco avait l’intention de rester en Angleterre. J’appris qu’il habitait toujours St John’s Wood et venait de signer un nouveau bail de 6 mois.

Je retournai chez Mrs Cléments, comme je le lui avais promis, afin de la mettre au courant des détails de la mort et de l’enterrement d’Anne Catherick sur lesquels j’avais dû me taire, par prudence, lors de ma première visite. On devine bien ce que fut cet entretien ; mais je dirai pourtant qu’il raviva ma curiosité au sujet du père d’Anne.

Pas mal d’idées s’étaient présentées à mon esprit – idées apparemment insignifiantes, mais qui, reliées les unes aux autres, m’avaient amené à une conclusion que je désirais vérifier. J’obtins de Marian l’autorisation d’écrire en son nom au major Donthorne, à Varneck Hall, sous prétexte de demander à celui-ci quelques renseignements sur la famille de miss Halcombe. À vrai dire, au moment où j’écrivis ma lettre, j’ignorais si le major Donthorne vivait encore…

Deux jours après, j’eus la preuve qu’il vivait encore, car je reçus de lui une réponse fort aimable. Reprenant une à une les questions que je lui avais posées, il m’apprenait que feu sir Percival n’avait jamais mis les pieds à Varneck Hall, et qu’il ne le connaissait pas ; mais que feu Philip Fairlie avait été dans sa jeunesse un de ses amis intimes et un habitué de la maison. Le dernier séjour qu’il y avait fait avant son mariage datait du mois d’août 1826 ; il y resta même pour les chasses jusqu’au début d’octobre. Après quoi, il partit pour l’Écosse où il séjourna quelque temps.

D’après le récit de Mme Cléments, c’était à cette époque précisément que Mrs Catherick, encore jeune fille, se trouvait en service à Varneck Hall comme femme de chambre. Mr Philip Fairlie était notoirement connu comme étant un fort joli garçon assez léger. Anne naquit en juin 1827 et ressemblait d’une façon frappante à Laura ! La conclusion n’était pas difficile à tirer.

Un point de la lettre de Mrs Catherick prenait maintenant son entière signification, tout en me confirmant ce dont je m’étais douté. Mrs Catherick avait dit que « Mrs Fairlie était une femme fort laide qui avait réussi à se faire épouser par le plus bel homme d’Angleterre ». Assertions aussi fausses l’une que l’autre, d’ailleurs, mais qui traduisaient clairement – et d’une manière peu raffinée, certes –, la jalousie de la mère d’Anne.

Quant à Mrs Fairlie elle-même, avait-elle jamais soupçonné qui était le père de la petite fille qu’elle avait tant choyée à Limmeridge ? Que l’on se souvienne de la lettre qu’elle écrivit à cette époque à son mari – la lettre dans laquelle elle parle de la ressemblance frappante entre Laura et Anne, et de son affection pour cette dernière, et l’on se rendra compte qu’elle ignorait la vérité. On peut même se demander si Mr Philip Fairlie en savait plus que sa femme. Les circonstances dans lesquelles Mrs Catherick s’était mariée, la raison même pour laquelle elle avait accepté ce mariage, l’obligeaient à se taire, aussi bien peut-être par fierté que par prudence, même si elle avait pu correspondre avec celui dont elle attendait un enfant.

Tandis que je me laissais aller à ces réflexions, les redoutables paroles de l’Écriture me revinrent à la mémoire : « Les fautes des parents retomberont sur les enfants. » Sans la ressemblance qui existait entre ces deux enfants nées du même père, le complot dont Anne avait été l’instrument innocent et Laura, l’innocente victime, n’eût jamais pu être ourdi !

Je me souvenais de ma première rencontre avec la « Dame en blanc » et de la façon étrange dont je l’avais revue pour la dernière fois, près de la tombe de Mrs Fairlie. Je revoyais ses pauvres mains crispées sur la croix de marbre blanc, tandis qu’elle murmurait : « Oh ! si je pouvais mourir et aller me reposer près de vous, Mrs Fairlie ! »

Un an à peine s’était écoulé depuis ce vœu tragique, et comme il avait été terriblement exaucé !

Ainsi avait disparu le fantôme habillé de blanc qui hanta ma vie.

Comme une ombre, elle m’était apparue dans la solitude de la nuit ; comme une ombre, elle s’était évanouie dans la solitude de la mort !

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