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Quatre mois passèrent. Avril revint, ramenant avec lui le printemps. Mon travail était devenu plus régulier, ma situation pécuniaire plus stable. Débarrassée des soucis qui l’avaient éprouvée, Marian avait retrouvé son enjouement et son énergie d’autrefois. Quant à Laura, l’existence nouvelle qu’elle menait lui faisait plus de bien de jour en jour ; l’expression calme et limpide reparaissait peu à peu dans ses beaux yeux bleus. Sa mémoire cependant restait défectueuse pour tout ce qui se plaçait entre son départ de Blackwater Park et notre rencontre au cimetière de Limmeridge. À chaque allusion faite à cette tragique période de sa vie, son visage se décomposait, et elle se mettait à trembler en articulant des paroles incompréhensibles.

À part cela, elle ressemblait à la Laura des jours heureux. Avec le rappel du passé, nos chers souvenirs renaissaient insensiblement, nous rendant plus réservés l’un envers l’autre. Les mots tendres que je lui disais si naturellement quand elle était malade s’évanouissaient sur mes lèvres, et je n’osais plus l’embrasser lorsque je lui souhaitais le bonsoir. Nos mains tremblaient lorsqu’elles se touchaient et nos yeux avaient peur de se rencontrer.

À une autre femme, j’aurais eu dit depuis longtemps les paroles décisives que j’hésitais à prononcer devant elle. Je me rendais compte cependant que cette contrainte ne pouvait plus se prolonger, que notre situation devait se régler rapidement dans un sens ou dans l’autre. Mais les habitudes que nous avions déjà prises à vivre ensemble, eût-on dit, me paralysaient ; il me semblait qu’un changement d’air et de milieu faciliterait les choses. Aussi déclarai-je un beau matin que nous avions bien mérité de petites vacances : je proposai d’aller passer 15 jours au bord de la mer.

Le lendemain, nous partions tous les trois pour un coin tranquille sur la côte méridionale. La saison n’étant guère avancée, nous fûmes les seuls vacanciers de l’endroit. Les falaises, la plage et les promenades n’appartenaient qu’à nous ! La température était douce, la vue sur les collines et les bois, où se jouait la lumière capricieuse d’avril, était superbe et la mer, sous nos fenêtres, s’élançait joyeusement, comme poussée, elle aussi, par le premier aiguillon du printemps.

Je voulus consulter notre chère Marian avant de parler à Laura. Mais elle me prévint, devinant ma pensée.

– J’ai réfléchi à ce que vous m’avez dit en revenant du Hampshire, me dit-elle un jour que nous nous trouvions seuls. Vous avez raison, Walter, la situation actuelle ne peut durer plus longtemps. Les jours d’autrefois semblent être revenus, mon ami. Vous et moi sommes de nouveau ensemble et l’objet de nos pensées est encore une fois Laura. Nous pourrions nous imaginer que cette chambre est le pavillon d’été de Limmeridge House et que cette plage est notre plage !

– En ce temps-là, Marian, vous m’avez conseillé, vous m’avez guidé… Ne voulez-vous pas le faire encore aujourd’hui ?

Sans me répondre, elle me serra affectueusement la main, tandis que nos regards contemplaient la splendeur du soleil miroitant sur les vagues.

– Quel que soit le résultat de notre conversation, repris-je enfin, un peu ému, qu’il soit heureux ou… malheureux pour moi, Marian, les intérêts de Laura resteront toujours le seul but de ma vie. Lorsque nous quitterons cet endroit enchanteur, je suis décidé à aller trouver le comte Fosco pour lui arracher la confession que je n’ai pu obtenir de son complice. J’ignore comment se terminera notre entrevue, car vous savez qu’il est capable de tout, sans remords et sans hésitation. Or, dans la situation présente, je n’ai devant la loi aucun droit de défendre et de protéger Laura. C’est un grand désavantage pour moi. Si je veux lutter avec succès contre le comte Fosco, c’est pour ma femme que je dois combattre ! C’est bien votre sentiment, Marian ?

– Absolument, Walter.

– Je ne veux pas parler de mon amour pour Laura ; il a résisté à toutes les épreuves, vous le savez. Mais je justifierai mon droit à combattre pour elle si je suis son mari, je le répète. Si l’aveu du comte est notre dernière chance d’établir l’identité de Laura, la raison que j’ai de vouloir l’épouser n’est donc pas si égoïste… Si, évidemment, elle pouvait se rappeler toute la tragédie de son internement, nous pourrions essayer d’aller à Limmeridge et de la faire reconnaître par ceux qui l’ont reniée. Mais cela nous obligerait à faire un long et pénible procès, et je suis persuadé que Laura ne le supporterait pas, étant incapable de plaider sa propre cause puisque la mémoire lui fait défaut pour toute cette période. Qu’en pensez-vous, Marian ?

– Je suis tout à fait de votre avis, Walter, mais qu’espérez-vous de votre visite au comte Fosco ?

– C’est notre seule chance de découvrir la date exacte du voyage à Londres de Laura et de prouver, comme je vous l’ai déjà dit, qu’il y a contradiction entre la date de ce voyage et la date du certificat de décès. C’est le point faible du complot. Or, seul le comte peut nous le dévoiler. Si je réussis, le but de ma vie sera atteint, Marian, sinon… le tort fait à Laura ne pourra jamais être réparé en ce monde.

– Craignez-vous d’échouer, Walter ?

– Je ne suis pas sûr du succès et c’est pour cela que je vous parle avec tant de franchise. Je sais que Laura n’a plus de fortune et que la seule chance de lui rendre son nom se trouve entre les mains d’un homme qui est à présent inattaquable et qui peut le rester, si bon lui semble. Comme elle ne peut espérer de l’avenir que ce que son mari lui offrira, le pauvre maître de dessin ose enfin lui ouvrir son cœur ! Aux beaux jours de la prospérité, je fus le professeur qui lui guida la main… c’est cette main-là, Marian, que je vous demande aujourd’hui.

– Walter, pour votre bien à tous deux, je vous ai séparés un jour, répondit-elle en me mettant la main sur l’épaule. Aujourd’hui, je vous donne Laura.

Et, s’approchant de moi, elle m’embrassa sur le front.

– Je vais la chercher, continua-t-elle vivement. Vous le lui direz vous-même.

Elle sortit tandis que, près de la fenêtre, j’attendais avec anxiété le moment où ma vie entière allait se décider.

La porte s’ouvrit enfin doucement et Laura entra seule, comme le jour de mon départ de Limmeridge House. Mais, alors que ce jour-là, elle s’était approchée de moi avec hésitation et tristesse, elle s’avançait aujourd’hui rapidement, d’un air radieux. Ses bras entourèrent mon cou avec tendresse et ses lèvres rencontrèrent les miennes. « Mon amour, murmura-t-elle, nous pouvons enfin nous aimer ! Oh ! Comme je suis heureuse ! »

… Dix jours après, nous étions mariés.

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