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Deux semaines s’étaient écoulées presque aussi rapidement que dans un rêve et déjà nous reprenions tous trois le chemin de Londres. D’un commun accord, Marian et moi, nous avions décidé de laisser Laura dans l’ignorance de la démarche que j’allais accomplir chez le comte Fosco. Le bail de celui-ci expirait en juin, je devais me hâter, car nous étions au début de mai, et ignorant s’il serait renouvelé. Trop heureux, mon immense amour enfin comblé, j’avais été tenté d’abandonner un projet devant lequel, en des jours plus tristes où rien n’illuminait ma vie, je n’avais jamais reculé, fût-ce un seul instant.

Ainsi, inconsciemment, Laura avait failli me détourner du dur chemin, ce fut elle, inconsciemment encore, qui m’y ramena. De temps à autre, dans ce mystère qu’est le sommeil, elle revoyait, en cauchemar, certains de ces événements dont sa mémoire, en état de veille, avait perdu le souvenir. Une nuit, tandis que je la regardais dormir, je vis de grosses larmes couler le long de ses joues, je l’entendis murmurer des mots qui évoquaient son malheureux voyage de Blackwater Park à Londres. Cela suffit, le lendemain, plus désireux que jamais de la venger, je me renseignai sur le passé du comte Fosco, encore mystérieux pour moi malgré les indications que m’avaient données le journal de Marian et les divers témoignages recueillis. Par exemple, le fait qu’il n’était jamais retourné en Italie me semblait bizarre, ainsi que le fait qu’il recevait des lettres portant des cachets d’apparence officielle. Le comte, finis-je par me demander, était-il un espion ? Laura, dans sa colère, lui avait une fois donné ce nom…

Cette année-là, se tenait à Londres la fameuse Exposition du Crystal Palace de Hyde Park. De tous les coins du monde, des étrangers étaient venus admirer cette merveille mondiale, et parmi eux se trouvaient certainement de nombreux espions. Ce n’est pas que j’associe le comte Fosco au rôle vulgaire joué par ces derniers, mais j’avais l’impression qu’il occupait une situation élevée payée par le gouvernement pour lequel il travaillait et qu’il devait avoir à sa disposition plusieurs agents secrets. Mrs Rubelle me paraissait être de ceux-ci.

Si mes soupçons se révélaient justifiés, le comte serait beaucoup plus vulnérable que je ne l’avais cru tout d’abord. À qui pouvais-je m’adresser pour obtenir des renseignements, sinon à mon fidèle ami Pesca ?

J’espère que mon lecteur n’a pas oublié le professeur Pesca, même s’il y a longtemps que je n’ai plus parlé de lui. Il est naturel que, dans un récit comme celui-ci, les personnages n’apparaissent que lorsqu’ils sont liés aux événements. Aussi n’est-ce pas seulement le professeur, mais également ma mère et ma sœur qui sont restées à l’arrière-plan, sans que l’on puisse y voir partialité de ma part. Après mon départ de Limmeridge House, il m’avait prouvé son amitié une fois de plus et il était venu m’embarquer sur le bateau qui m’emmenait en Amérique centrale. Lorsque je revins de cette hasardeuse expédition, je le retrouvai aussi dévoué qu’auparavant.

Avant d’aller chez Pesca, je voulais cependant me rendre compte à quelle sorte d’homme j’allais m’attaquer, car je n’avais jamais vu le comte Fosco. Trois jours après notre retour de Londres, je partis un matin dans la direction de St John’s Wood. Le temps était superbe et je me disais que le comte ferait sans doute une petite promenade avant son lunch. Si j’allais rôder dans les environs de la maison, j’avais beaucoup de chances de l’apercevoir.

En passant devant celle-ci, je ne vis aucun visage aux fenêtres. Je contournai un petit mur clôturant le jardin. Venant d’une chambre du rez-de-chaussée, dont la fenêtre ouverte était voilée d’un filet, j’entendis la voix que Marian imitait si bien :

– Sautez sur mon doigt, mes jolis, jolis petits !… Une, deux… trois !… Descendez ! Une, deux ! trois !… Remontez… twit… twit… twit !…

Le comte exerçait ses canaris comme Marian m’avait appris qu’il le faisait à Blackwater Park. J’attendis que la leçon fût finie. J’entendis alors une belle voix de basse entonner la Prière du Moïse de Rossini. Des portes claquèrent, la grille de devant s’ouvrit et le comte sortit. Il traversa la route et se dirigea vers la limite ouest de Regent’s Park. Je le suivis à distance, en l’examinant. Marian m’avait prévenu de sa corpulence, de sa haute stature et de ses habits de grand deuil, mais je ne m’attendais pas à trouver une telle vitalité chez un homme de 60 ans. Le chapeau un peu sur l’oreille, il marchait allègrement en faisant tournoyer une énorme canne. À peine regardait-il les promeneurs qu’il croisait, excepté les nurses et les enfants, auxquels il envoyait un paternel sourire.

Je le vis entrer dans une pâtisserie et pensai qu’il allait y faire une commande. Mais il sortit bientôt, un gâteau à la main. Non loin de là, un Italien jouait de l’orgue de Barbarie et un pauvre petit singe tout maigre attendait tristement, assis sur l’instrument. Le comte s’arrêta, mordit une fois dans le gâteau, puis tendit le reste au singe. « Tenez, mon petit homme, fit-il, vous paraissez affamé ! Au nom de l’humanité, je vous donne à déjeuner ! » Alors, le joueur d’orgue demanda au généreux passant l’aumône d’un penny ; le comte, méprisant, haussa les épaules et poursuivit son chemin.

Nous arrivâmes ainsi dans les rues se trouvant entre la New Road et Oxford Street. Le comte entra chez un opticien d’où il ressortit tenant à la main une jumelle. Après avoir fait quelques mètres, il s’arrêta à nouveau pour consulter une affiche donnant le programme de l’Opéra. Il héla ensuite un fiacre et jeta au cocher l’adresse : « Bureau de location du théâtre ».

Je traversai la rue et examinai l’affiche à mon tour. Le soir, on jouait Lucrèce Borgia. J’allai prendre deux places également et passai chez Pesca en déposer une, l’informant par un petit mot que je viendrais le chercher. Si le comte se trouvait parmi les spectateurs, j’aurais la possibilité de savoir dès lors si Pesca le connaissait ou non.

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