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Lorsque je vins le prendre à son logis à l’heure dite, je trouvai le petit bonhomme au comble de l’excitation, une fleur à la boutonnière et en main la plus énorme jumelle que j’eusse vue de ma vie.

Lorsque nous entrâmes au théâtre, on jouait les dernières mesures de l’ouverture. La plupart des places du parterre étaient occupées. Derrière celle-ci, le balcon était large et constituait le meilleur poste d’observation que j’eusse pu désirer.

J’examinai d’abord les loges, mais le comte ne s’y trouvait pas. Soudain, je l’aperçus, installé au parterre, occupant une excellente place tout près des stalles. Je me plaçai avec Pesca sur la même rangée, et le rideau se leva.

Pendant tout le premier acte, nous demeurâmes à la même place. Le comte, absorbé par la musique, ne lança pas un seul regard de notre côté. Il ne perdait pas une note de la délicieuse musique de Donizetti qu’il semblait goûter en vrai connaisseur. Lorsque ses voisins applaudissaient à la fin d’un air (ce que font toujours les Anglais) sans la moindre considération pour l’orchestre qui jouait encore, il leur lançait des regards tout à la fois de reproche et de pitié et levait une main qui, poliment, demandait plus d’attention. Cependant, à certains passages plus subtils du chant, à certaines phrases musicales plus délicates que d’autres ne remarquaient peut-être pas, ses grosses mains gantées de peau noire battaient en de lents applaudissements et témoignaient ainsi de l’appréciation d’un parfait musicien. À d’autres moments, ses murmures approbateurs – « Bravo ! Bra-a-a-a ! » – traversaient le silence, tels les ronrons d’un gros chat. Ses voisins – des gens rubiconds venus de la campagne prendre l’air du Londres à la mode – imitaient ce gentleman. Et lui, dans son orgueil et sa vanité, semblait être au comble du contentement devant l’hommage qu’on lui rendait de cette façon. Son visage n’était que sourires et, à chaque pause, il regardait autour de lui, ravi de lui-même et de l’humanité tout entière. « Oui, oui, ces Anglais barbares apprennent quelque chose, grâce à ma présence ! La présence de Fosco est nécessaire partout ! »

Jamais visage n’avait mieux exprimé la vanité.

Le rideau tomba sur le premier acte.

Prenant sa jumelle, le comte se mit alors à examiner les personnes qui occupaient les loges. Puis, se levant, il se tourna de notre côté. Je le montrai à Pesca.

– Connaissez-vous cet homme ?

– Quel homme, mon ami ?

– Le grand et gros homme qui se trouve là, debout en face de nous, une jumelle à la main.

Pesca se leva sur la pointe des pieds pour mieux voir.

– Non ! dit-il, je n’ai jamais vu cet homme. Pourquoi, Walter ? Il est célèbre, peut-être ?

– Parce que j’ai de sérieuses raisons de désirer avoir quelques renseignements sur lui. C’est un de vos compatriotes, il se nomme Fosco… comte Fosco. Connaissez-vous ce nom ?

– Non, Walter, je ne l’ai jamais entendu.

– En êtes-vous vraiment certain, Pesca ? Examinez-le bien, voulez-vous ? Je vous expliquerai après pourquoi. Montez là, sur cette bordure, vous le verrez mieux.

Tandis que j’aidais mon minuscule ami à grimper sur son perchoir, je m’aperçus qu’un homme mince aux cheveux blonds et portant une cicatrice à la joue observait tous nos mouvements avec intérêt.

Pendant ce temps, Pesca, continuant à examiner attentivement le comte, murmurait : « Non, vraiment, Walter, je n’ai jamais rencontré ce gros homme de ma vie. »

Comme il disait ces mots, la lorgnette du comte Fosco s’abaissa vers lui. Une expression de terreur se peignit sur son visage devenu du coup livide. Il n’y avait aucun doute : Il connaissait Pesca… et, qui plus est, il le craignait.

L’homme à la cicatrice, un étranger sans aucun doute, était encore près de nous. Il semblait lui aussi avoir donné une signification à cette scène rapide.

Pour moi, j’étais si frappé par le visage brusquement altéré du comte, c’était si inattendu, que je ne savais que dire ou que faire.

– Comme ce gros homme me regarde ? s’exclama soudain Pesca. Suis-je donc si célèbre ? Et comment me connaît-il alors que je ne le connais pas ?

Je gardai le regard fixé sur le comte qui de son côté ne perdait pas de vue mon ami.

– Ne reconnaissez-vous aucune de vos élèves dans les loges ? demandai-je à ce dernier, voulant me rendre compte de ce qui arriverait s’il détournait les yeux un moment.

Il prit sa grosse jumelle et se mit à scruter toutes les loges.

Dès que le comte s’aperçut que l’attention de Pesca s’était détournée de lui, il s’éclipsa sans bruit. Empoignant mon petit ami par le bras, je l’emmenai de force afin d’empêcher le comte de fuir, mais, à ma grande surprise, l’homme blond se précipita avant moi à travers la foule. Quand nous atteignîmes le corridor, le comte avait disparu et l’étranger également.

– Rentrons vite chez vous, Pesca, j’ai à vous parler !

– Jésus ! Maria ! s’écria le professeur affolé, pour l’amour du ciel, Walter, qu’y a-t-il, mon ami ?

Je l’entraînai rapidement sans répondre, trop absorbé par mes réflexions. Je me disais que le comte, d’après ce que je venais de comprendre, ferait tout pour échapper à Pesca et que, s’il quittait Londres, il m’échapperait aussi. Il fallait agir sans tarder.

Une fois arrivé chez lui, je mis rapidement Pesca au courant de la situation.

– Mais comment, bon Dieu de bon Dieu, puis je vous aider, Walter ? s’écria-t-il. Je ne connais pas cet homme !

– Lui vous connaît, mon ami, et il a peur de vous. Pour vous échapper, il a fui du théâtre, il doit donc avoir une raison grave. Rappelez-vous votre vie passée, je vous en prie, Pesca, et ce que vous faisiez avant d’arriver en Angleterre. Vous m’avez dit avoir quitté l’Italie pour des raisons politiques. Consultez vos souvenirs et voyez si ces raisons ne peuvent pas avoir causé la terreur que votre vue a produite sur le comte ?

À ma grande surprise, ces paroles, que je croyais inoffensives, produisirent sur mon ami le même effet terrifiant que la vue de celui-ci avait produit sur le comte.

Il devint blême et recula en tremblant.

– Walter ! Vous ne savez pas ce que vous demandez ! mur-mura-t-il, haletant et le visage décomposé.

– Pardonnez-moi si je vous ai bien involontairement chagriné. Mais souvenez-vous de ce que ma femme a souffert à cause de lui. Jamais le tort immense qu’il lui a fait ne pourra être réparé si je ne trouve pas le moyen de le forcer à avouer son crime. C’est pour elle que je lutte, Pesca, excusez-moi.

Ce disant, je me levai pour partir, mais il m’arrêta :

– Attendez, Walter, me dit-il. Attendez que je me remette un peu. Vous m’avez tellement bouleversé, mon ami. Vous ignorez comment et pourquoi j’ai quitté le pays…

Je me rassis tandis qu’il se mettait à marcher de long en large, se parlant à lui-même en italien. Il s’arrêta soudain et mit ses petites mains sur mon cœur avec tendresse.

– Jurez-moi, Walter, que c’est le seul moyen d’atteindre cet homme !

– Je n’en connais pas d’autre, Pesca, je le jure !

Ouvrant alors la porte, il regarda dans le corridor, puis la referma et revint.

– Le jour où vous m’avez sauvé la vie, Walter, vous avez acquis le droit de disposer de la mienne. Oui, aussi vrai qu’il y a un dieu, je remets ma vie entre vos mains. Je ne vois pas de rapport entre ce Fosco et mon passé, mais si vous découvrez quelque chose, je vous en supplie à genoux, ne me dites rien !…

J’acquiesçai de la tête. Il continua :

– Si j’ai quitté l’Italie, Walter, ce ne fut pas que j’étais exilé par le gouvernement, sinon je vous l’aurais dit depuis longtemps déjà. Je me suis tu parce que j’appartiens à l’une de ces sociétés politiques secrètes qui se trouvent un peu partout sur le continent européen. Lorsque j’arrivai en Angleterre, j’y vins sur les ordres de mon chef. J’étais jeune et mon zèle avait risqué de me compromettre en même temps que d’autres. C’est pour ces raisons qu’on m’ordonna d’émigrer en Angleterre et d’y attendre d’autres instructions. J’émigrai… j’attendis… et j’attends encore ! Demain ou Dieu sait quand, je puis être rappelé, peu m’importe ! En attendant, je gagne bien ma vie dans votre pays que j’aime. Je ne viole aucun serment en vous disant le nom de la société à laquelle j’appartiens, Walter, mais si ce que je vais vous dire est un jour connu par d’autres, je suis un homme mort.

Il me murmura alors le nom à l’oreille. Pour respecter son secret, j’appellerai sa société la « Confrérie » quand je devrai en parler.

– Le but de la Confrérie, comme celui de toutes les sociétés politiques de ce genre, est la destruction de la tyrannie et l’établissement des droits du peuple. Elle est fondée sur deux principes fondamentaux. Tant que la vie d’un homme est utile ou inoffensive aux autres, il a le droit de la garder et d’en jouir, mais si sa vie devient nuisible pour ses compagnons, dès ce moment il perd ce droit, et ce n’est pas un crime mais un devoir de la lui ôter. Je ne dois pas vous apprendre, à vous, Anglais, par quelles terreurs et quelles souffrances passent les gens qui sont esclaves de leur pays, vous qui avez dû verser tant de sang pour reconquérir votre liberté. Il est vrai qu’il y a longtemps, et que vous préférez l’oublier… Le fer est entré très profondément dans vos âmes pour que vous l’y sentiez encore ! Méfiez-vous du réfugié, moquez-vous de lui, qu’il soit d’un type ou de l’autre, mais ne jugez pas ! Au temps de votre Charles Ier, vous nous auriez rendu justice ; vous en êtes incapables aujourd’hui tant vous vous êtes habitués au luxe de la liberté ! Vous croyez sans doute que cette société veut, comme les autres, instaurer le règne de l’anarchie ou la révolution. Vous vous trompez, Walter, les règles de la Confrérie sont différentes des autres ; ses membres ne se connaissent pas entre eux. Il existe un président en Italie et des présidents à l’étranger. Chacun d’eux a son secrétaire privé. Ceux-ci connaissent les membres, mais les membres ne se connaissent pas entre eux. C’est pourquoi il n’existe pas de serment, mais un signe distinctif que nous portons jusqu’à la mort. Quatre fois par an, lorsqu’il le désire, nous devons adresser un rapport au président. Nous sommes prévenus que, s’il nous arrive de servir les intérêts d’un pays étranger ou de trahir notre Confrérie, nous mourrons soit par une main inconnue envoyée de l’autre bout du monde, soit par notre propre ami, dont nous ne savions pas qu’il était membre comme nous. Moi, ce petit homme aimable et enjoué que vous connaissiez, moi qui ne voudrais pas lever mon mouchoir pour chasser une mouche, moi aussi dans ma jeunesse, sous des menaces dont je vous épargnerai les détails, je suis entré dans la Confrérie, comme d’autres se donnent la mort. Autrefois, j’ai joué le rôle de secrétaire en Italie et je me suis trouvé face à face avec tous les membres de ce temps-là. Il s’arrêta en me regardant.

– Oui, dit-il, vous avez déjà tiré vos conclusions, mais pour l’amour du Ciel, ne me dites rien et laissez-moi aller jusqu’au bout de ma confidence, afin que jamais plus nous n’en reparlions. Je vous ai dit que nous avions un signe distinctif que nous gardions jusqu’à la mort, n’est-ce pas ? Eh bien, Walter, le voilà !

Relevant sa manche gauche jusqu’au-dessus du coude, il me montra une marque circulaire faite au fer rouge, de la grandeur d’un shilling.

– L’homme qui possède ce signe-là est membre de la Confrérie, reprit-il, et, s’il l’a trahie, tôt ou tard, il sera découvert et mourra ! Aucune loi ne le protège, comprenez bien cela. Souvenez-vous de ce que vous avez vu et entendu, tirez-en toutes les conclusions que vous voudrez, agissez comme bon vous semblera, mais, pour l’amour de Dieu ! Quoi que vous découvriez, quoi que vous fassiez, ne me le dites pas ! Je ne connais pas l’homme que vous m’avez désigné ou, si je le connais, je ne l’ai pas reconnu sous son déguisement. Je n’ai jamais entendu son nom ni entendu parler de ses activités, j’ignore tout de lui, laissez-moi continuer à l’ignorer ! Voilà, Walter, j’ai tout dit, je n’en puis plus, laissez-moi, mon ami !

Il se laissa tomber dans un fauteuil et se cacha le visage de ses mains.

J’ouvris doucement la porte en murmurant :

– Vous ne vous repentirez jamais d’avoir eu confiance en moi, Pesca. Me permettez-vous de venir demain à 9 h ?

– Oui, bonne nuit, Walter !

– Bonne nuit, Pesca !

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