Troisième narration Écrite par Franklin Blake

Chapitre I
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Je parcourais l’Orient pendant le printemps de l’année 1849 ; mes projets de voyage subirent à ce moment une modification non prévue dans l’itinéraire que j’avais laissé entre les mains de mon banquier et de mon homme d’affaires, avant de quitter Londres.

Ce changement nécessita l’envoi d’un de mes domestiques chez le consul anglais d’une des villes comprises dans l’itinéraire que j’abandonnais ; cet homme était chargé de me rapporter les lettres et l’argent qui devaient s’y trouver pour moi ; il devait me rejoindre ensuite dans un lieu convenu et à une époque fixée. Un accident indépendant de sa volonté retarda sa mission, et je l’attendis avec mon monde, campé pendant une semaine sur les limites du désert ; au bout de ce temps, je le vis entrer dans ma tente, nanti de tout ce qui lui avait été remis à mon intention, lettres et valeurs.

« Je crains bien, monsieur, que vous ne receviez là de tristes nouvelles. » me dit-il en me montrant une des lettres, bordée de noir et dont l’adresse était de la main de M. Bruff.

En pareil cas, les moments paraissent des siècles ; j’ouvris donc sur-le-champ la lettre de deuil.

M. Bruff m’apprenait que mon père était mort et que j’héritais de ses grands biens. Cette fortune faisait peser sur moi d’inévitables responsabilités ; aussi l’avoué me priait de revenir promptement en Angleterre. Le lendemain matin, je quittais l’Orient pour rentrer dans mon pays.

Le portrait que mon vieil ami Betteredge a fait de moi, avant que je quittasse l’Angleterre, est, je le crois, légèrement chargé. Avec son tour d’esprit original, il a pris au sérieux un des traits piquants que sa jeune maîtresse se plaisait à me décocher à propos de mon éducation étrangère. Il s’est imaginé reconnaître dans mon caractère ces côtés français, allemands, italiens que la causticité de ma cousine affectait d’y découvrir et qui, au fond, n’ont jamais été que des visions de notre bon Betteredge. À part cela, je conviens qu’il n’a dit que la vérité lorsqu’il m’a représenté comme blessé au cœur par les procédés de Rachel, et m’expatriant sous l’impression de la souffrance que me causait cette amère déception.

Je m’éloignai résolu, si l’absence et le temps m’y aidaient, à l’oublier. Il faut, à mon avis, ne pas connaître la nature humaine pour nier que le temps et le changement de lieu exercent leur salutaire influence sur les chagrins. Je n’oubliai jamais Rachel, mais mon attention fut détournée de l’objet exclusif de mes pensées ; le souvenir perdit de son amertume, et peu à peu la nouveauté de ma vie, la distance, le temps, contribuèrent à affaiblir mes impressions.

Il n’en est pas moins vrai qu’à peine en route pour le pays où elle vivait, je sentis décroître peu à peu l’efficacité du remède qui m’avait réussi jusque-là. À mesure que je me rapprochais d’elle et que j’avais plus de chances de la revoir, l’influence de son souvenir reprenait un irrésistible empire sur moi. Lorsque je quittai l’Angleterre, son nom était le dernier que j’eusse voulu prononcer ; lorsque j’y revins, elle fut la première personne dont je demandai des nouvelles à M. Bruff.

On m’apprit naturellement tout ce qui s’était passé en mon absence, et j’entendis le récit entier qui vient de vous être fait à la suite de la narration de Betteredge, à l’exception toutefois d’un seul point. M. Bruff ne crut pas pouvoir à cette époque m’informer des raisons particulières qui avaient déterminé Rachel et Godfrey Ablewhite à renoncer, d’un commun accord, à leur projet d’union.

Je ne le pressai pas de questions sur ce sujet délicat. Après le sentiment de jalousie et de dépit dont je n’avais pas été maître en apprenant qu’elle avait agréé les vœux de Godfrey, ce fut un soulagement pour moi de savoir que ses réflexions l’avaient décidée à rompre un engagement contracté à la légère.

Une fois que je fus instruit du passé, je voulus connaître le présent, toujours en ce qui concernait Rachel. Aux soins de qui avait-elle été confiée depuis qu’elle avait quitté la maison de M. Bruff ? Où habitait-elle maintenant ?

Elle demeurait, me fut-il répondu, avec une dame veuve Mrs Merridew, sœur de feu sir John Verinder, que les exécuteurs testamentaires avaient investie de la tutelle et qui l’avait acceptée. On m’assura qu’elles s’entendaient admirablement ensemble, elles étaient établies pour la saison dans la maison de Mrs Merridew, à Portland-Place.

Une demi-heure après que j’eus reçu ces renseignements, je m’acheminai vers Portland-Place, sans avoir osé faire part de mon projet à M. Bruff. Le domestique qui m’ouvrit la porte n’était pas certain que miss Verinder y fût ou non ; je lui remis ma carte et l’envoyai s’en informer à l’étage supérieur. L’homme redescendit avec une physionomie impassible, et me dit que miss Verinder était sortie.

J’eusse pu soupçonner d’autres personnes de me consigner à leur porte, ce n’était pas possible pour Rachel ; je laissai un mot pour prévenir que je reviendrais à six heures du soir.

À six heures, on me répondit pour la seconde fois que miss Rachel était sortie. Avait-elle laissé quelque écrit pour moi ? Non, aucun message ne m’était destiné. Ma carte avait-elle été remise à miss Verinder ? Le domestique m’affirma qu’elle l’avait reçue.

La conclusion à tirer était assez claire : Rachel refusait de me voir.

De mon côté, je me refusais à me laisser traiter ainsi, sans tenter au moins d’en découvrir la raison. J’envoyai mon nom à Mrs Merridew, et sollicitai l’honneur de l’entretenir quelques instants, au jour et à l’heure qu’il lui plairait de fixer. Elle ne fit aucune difficulté pour me recevoir aussitôt ; j’entrai dans un petit salon fort confortable et me trouvai en présence d’une vieille petite dame à l’aspect également confortable. Elle eut la bonté de témoigner une grande surprise et un regret infini du procédé dont je me plaignais, mais elle ajouta qu’elle n’était pas en position de me donner la moindre explication à cet égard, ou d’en exiger une de Rachel sur un point qui paraissait tenir à des sentiments de l’ordre le plus intime. Tout cela fut dit et répété avec une patience et une politesse inépuisables, et ce fut tout ce que je gagnai à mon entrevue avec Mrs Merridew.

Ma dernière ressource était d’écrire à Rachel ; mon domestique lui porta le lendemain une lettre de ma part, avec l’injonction formelle d’attendre la réponse.

Celle-ci me parvint ; elle ne contenait qu’une phrase :

« Miss Verinder refuse de donner suite à aucune correspondance avec M. Franklin Blake. »

Quelque tendresse que j’eusse conservée pour elle, je ressentis vivement un pareil affront. M. Bruff vint pour me parler d’affaires avant que j’eusse recouvré mon calme ; je laissai là les affaires et le rendis juge de la situation. Il se déclara aussi incapable de m’éclairer que Mrs Merridew elle-même. Je lui demandai si quelque bruit outrageant pour mon honneur était venu aux oreilles de Rachel ; M. Bruff m’assura n’en avoir jamais eu connaissance. Avait-elle parlé de moi d’une façon ou d’une autre alors qu’elle vivait chez M. Bruff ? Non, jamais. Mais n’avait-elle pas au moins, durant le cours de ma longue absence, cherché à savoir si j’étais mort ou vivant ? Aucune question de ce genre ne s’était échappée de ses lèvres. Je pris dans mon portefeuille la lettre que ma pauvre tante m’avait écrite de Frizinghall avant mon départ du Yorkshire, et j’attirai l’attention de M. Bruff sur le passage suivant :

« Dans l’inquiétant état d’esprit où se trouve Rachel, elle regarde toujours comme une offense impardonnable les soins que vous avez donnés à l’enquête relative à la perte du diamant. Par vos démarches dans cette affaire, vous avez involontairement et à votre insu aggravé le fardeau de ses inquiétudes en lui faisant craindre de voir, grâce à vos efforts, son bizarre secret découvert. »

« Est-il possible, demandai-je, que l’impression dont on m’entretient dans ces lignes subsiste encore aujourd’hui aussi violente que jamais ? »

M. Bruff parut réellement malheureux.

« Si vous tenez absolument à avoir ma réponse, reprit-il, j’avoue que je ne puis trouver d’autre explication à sa conduite. »

Je sonnai mon domestique et lui ordonnai de me procurer un livret de chemin de fer, puis de faire ma malle. M. Bruff me demanda avec étonnement ce que j’allais faire.

« Je pars pour le Yorkshire, lui répondis-je, par le premier train.

– Puis-je vous demander à quel propos ?

– Monsieur Bruff, l’offense dont je me suis rendu innocemment coupable vis-à-vis de Rachel, il y a près d’un an, est un grief qu’elle ne peut encore pardonner. Je n’accepterai pas cette position, due selon toute apparence à mon zèle pour la faire rentrer en possession de son joyau perdu ! Je suis résolu à découvrir le secret de sa haine contre moi et de son silence vis-à-vis de sa mère. Je n’épargnerai rien, ni le temps, ni les peines, ni l’argent, pour arriver à mettre la main sur l’auteur du vol. »

L’excellent homme essaya de me raisonner ; il me démontra de son mieux toute l’absurdité de mon projet et chercha enfin à me faire entendre raison, mais tout fut inutile ; j’étais sourd à son éloquence, et aucune considération humaine ne m’eût fait renoncer à ma détermination.

« Je reprendrai l’enquête, dis-je, au point où on l’a abandonnée ; et je la suivrai pas à pas jusqu’à ce moment-ci. Dans l’instruction de cette affaire, telle que moi je l’ai laissée, il y a des lacunes que Gabriel Betteredge peut combler. Donc je vais trouver Betteredge. »

Le soir du même jour, je revoyais la vieille demeure paisible et je me trouvais sur cette terrasse, bien présente à mes souvenirs. Le jardinier fut la première personne que je rencontrai dans les jardins déserts ; il me dit avoir laissé Betteredge une heure auparavant, assis au soleil dans son coin favori de la cour intérieure. Je connaissais bien cette place, et j’allai l’y chercher ; je suivis donc les sentiers qui m’étaient si familiers et me mis à regarder par la grille ouverte de la cour.

Il était là, l’ami fidèle des jours heureux qui ne devaient plus revenir ; il était là sur sa vieille chaise massive, se chauffant dans l’angle accoutumé, sa pipe à la bouche, son Robinson Crusoé sur les genoux, et les chiens, ses bons compagnons, dormant à ses côtés ! De la place que j’occupais, les derniers rayons du soleil projetaient mon ombre en avant, soit que les chiens aperçussent mon approche ou que leur odorat si développé l’eût flairée, ils se levèrent en grognant. Le vieillard se redressa à son tour, les apaisa d’un mot et, se faisant un garde-vue de sa main, fixa avec curiosité la personne qui se montrait à la grille.

Mes yeux se remplirent de larmes, et il s’écoula un instant avant que j’eusse repris assez de calme pour lui adresser la parole.

Chapitre II
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« Betteredge, dis-je en désignant du geste le livre bien connu qui reposait sur ses genoux, Robinson Crusoé vous a-t-il appris ce soir que vous pouviez compter sur la visite de Franklin Blake ?

– Par le Seigneur, monsieur Franklin, s’écria le vieillard, c’est là justement ce que Robinson Crusoé vient de faire ! »

Il se mit sur pied avec mon aide, et demeura un instant, à regarder alternativement Crusoé et moi, sans savoir évidemment lequel de nous deux lui causait le plus d’étonnement. Son incertitude se termina en faveur du livre. Le tenant ouvert dans ses mains, il contempla avec une indicible stupéfaction le merveilleux volume comme s’il se fût attendu à en voir sortir Robinson Crusoé lui-même désireux de nous accorder l’honneur d’une entrevue personnelle.

« Voici le passage, monsieur Franklin ! dit-il aussitôt qu’il put recouvrer l’usage de la voix. Aussi vrai que j’existe, voici ce que je lisais un instant avant votre arrivée ! Page cent cinquante-six, ainsi qu’il suit : « Je restai comme frappé de la foudre, ou comme si j’eusse vu une apparition. » Si cela ne veut pas dire : « Attendez-vous à l’arrivée subite de M. Franklin Blake », je ne sais plus ce que signifie la langue anglaise ! » dit Betteredge, qui ferma le livre avec force et dégagea enfin une de ses mains pour prendre celle que je lui offrais.

Je m’étais attendu, tout naturellement, à ce que, dans les circonstances actuelles, il m’accable de questions. Mais non, le vieux serviteur ne songeait tout d’abord qu’à exercer l’hospitalité dès le moment où un membre de la famille arrivait dans la vieille demeure.

« Entrez, monsieur Franklin, » me dit-il.

Il ouvrit la porte qui était derrière lui et me fit une de ces révérences du temps passé, dont il gardait la tradition.

« Croyez bien, continua-t-il, que je vous demanderai ce qui vous amène ici ; mais il faut d’abord que je veille à votre confort. Quels tristes changements depuis que je ne vous ai vu ! la maison est fermée, les domestiques sont renvoyés ; mais peu importe, je ferai votre dîner, la femme du jardinier s’occupera de votre chambre, et s’il reste une bouteille de notre fameux bordeaux Latour dans la cave, c’est vous qui la boirez, monsieur Franklin. Je vous offre la bienvenue, monsieur, je vous l’offre de tout mon cœur. »

Pauvre vieux ! il faisait son possible pour réagir contre la tristesse de cette maison déserte, et me recevait avec la cordialité de l’ancien temps.

Il m’en coûtait de le désappointer. Mais la maison appartenait maintenant à Rachel. Pouvais-je y manger, y coucher, après ce qui s’était passé à Londres ? Le plus vulgaire sentiment de dignité personnelle me défendait d’en franchir le seuil.

Je pris Betteredge par le bras et l’emmenai dans le jardin, où je lui fis l’aveu pénible de la vérité. Entre son attachement pour Rachel et son affection pour moi, il était bien embarrassé ; la tournure que les choses avaient prise le désolait. Son opinion, quand il me la donna, fut exprimée comme toujours en termes nets et francs ; elle respirait la philosophie pratique qui lui était propre et que j’appellerai la philosophie de l’école Betteredge.

« Miss Rachel a ses défauts, je ne l’ai jamais nié, dit-il ; elle a entre autres celui de monter sur ses grands chevaux en mainte occasion. Elle a essayé d’en monter un vis-à-vis de vous, monsieur, Franklin, et vous l’avez prise au sérieux. Seigneur ! connaissez-vous donc les femmes si peu que cela ? ne m’avez-vous jamais entendu parler de feu Mrs Betteredge ? »

Je l’avais entendu discourir sur sa femme, Dieu merci, assez souvent ; il la citait toujours comme un exemple frappant de la malice et de la fragilité native de l’autre sexe. Ce fut encore à ce propos qu’il la remit sur le tapis.

« Très-bien, monsieur Franklin ; maintenant écoutez-moi. Chaque femme a un dada différent ; feu Mrs Betteredge montait cet animal favori toutes les fois qu’il m’arrivait de répondre par un refus à une de ses fantaisies. En pareil cas, dès que je revenais de mon ouvrage, ma femme ne manquait pas de m’appeler au bas de l’escalier de la cuisine pour me dire qu’après la brutalité de ma conduite envers elle, elle ne se sentait pas le courage de faire mon dîner. Pendant quelque temps, j’endurai la chose, justement comme vous supportez les lubies de miss Rachel, mais à la fin je perdis patience. Un jour je descendis, je saisis Mrs Betteredge dans mes bras – très-affectueusement, vous pensez – et je l’emportai comme un paquet jusqu’en haut où je la déposai dans le meilleur parloir, celui de réception. Là, je lui dis : « Je crois que vous êtes ici à votre place, ma chère amie. » Puis je retournai à la cuisine, m’y enfermai à clé, ôtai ma redingote, retroussai mes manches de chemise, et fis cuire mon dîner. Lorsqu’il fut prêt, je le servis de mon mieux et me régalai de bon cœur ; je pris ensuite ma pipe, mon grog, nettoyai la table et la vaisselle, rangeai la pièce et balayai le plancher. Quand tout fut propre et brillant à ne pouvoir l’être davantage, j’ouvris la porte et laissai rentrer Mrs Betteredge. « J’ai eu mon dîner, ma chère, lui dis-je, et je crois que vous trouverez la cuisine remise dans l’état où vous pouviez le désirer. » Tant que vécut ma femme, monsieur Franklin, je vous réponds que je n’eus plus jamais à faire ma cuisine ! Morale : vous avez supporté les dadas de miss Rachel à Londres, ne faites pas de même en Yorkshire. Revenez à la maison. »

Je n’avais rien à répondre, mais il me fallut pourtant assurer mon vieil ami que même son talent de persuasion n’aurait pas prise en cette occasion sur moi.

« La soirée est charmante, dis-je ; je vais retourner à Frizinghall et y prendre une chambre à l’hôtel ; mais il faut que vous me promettiez d’y venir déjeuner demain avec moi ; j’ai quelque chose à vous demander. »

Betteredge hocha gravement la tête.

« Je suis vraiment peiné, dit-il ; j’avais espéré apprendre que tout allait bien entre vous et miss Rachel. S’il faut que vous fassiez à votre tête, monsieur, ajouta-t-il après un instant de réflexion, il n’est pas nécessaire d’aller chercher un lit à Frizinghall ; on le trouvera plus près que cela, à Hotherstone’s Farm, à deux milles d’ici. Vous ne pouvez pas m’objecter que là vous serez chez miss Rachel, ajouta malicieusement Betteredge, car Hotherstone fait valoir pour son compte, monsieur Franklin. »

Je me souvenais de cette ferme, située au fond d’une vallée, sur les bords d’un des plus jolis cours d’eau qu’il y ait dans cette partie du Yorkshire ; le fermier louait habituellement une chambre à coucher et un petit parloir aux touristes, pêcheurs à la ligne ou artistes, qui parcouraient le comté. Il m’aurait été impossible de trouver un gîte plus agréable pour la durée de mon séjour dans les environs.

« Les chambres sont-elles libres ? dis-je.

– Oui, monsieur, car Mrs Hotherstone est venue me demander hier de les recommander.

– Je les prendrai donc, Betteredge, avec grand plaisir. »

Nous rentrâmes dans la cour, où j’avais laissé mon sac de voyage. Après l’avoir chargé sur son épaule. Betteredge parut de nouveau en proie à la stupéfaction dans laquelle mon apparition l’avait plongé, lorsque je le surpris établi sur sa chaise curule. Il regarda la maison d’abord, puis me considéra de l’air d’un homme qui n’ose en croire ses yeux.

« Il y a bien longtemps que je suis au monde, dit ce modèle des serviteurs, mais je ne me serais jamais attendu à quelque chose de semblable ! Voilà la maison, et voici M. Franklin Blake, et, Dieu me pardonne, si l’un des deux n’est pas en train de tourner le dos à l’autre et ne s’avise pas d’aller coucher dans un garni ! »

Il me montra le chemin, secouant la tête et grognant sans relâche.

« Il ne reste plus qu’une chose inimaginable à voir, me dit-il par-dessus son épaule. Votre premier soin, monsieur Franklin, va être certainement de me rembourser les sept shillings six pence que vous m’empruntâtes dans votre enfance. »

Cette petite pointe sarcastique le remit de meilleure humeur. Nous quittâmes la maison et passâmes devant la loge du concierge. Une fois hors du parc, aux termes du code de Betteredge, les devoirs de l’hospitalité cessaient pour faire place aux droits de la curiosité. Il ralentît son pas, de façon à me permettre de le rejoindre.

« Belle soirée pour la promenade, monsieur Franklin, dit-il ; à supposer que vous fussiez allé loger à Frizinghall…

– Oui, eh bien ?

– J’aurais eu l’honneur de déjeuner demain matin avec vous.

– Venez déjeuner demain avec moi à la ferme.

– Je vous remercie infiniment, monsieur Franklin, mais ce n’est pas au déjeuner que je songeais précisément, je croyais que vous aviez quelque chose à me conter ?… Si ce n’est pas un secret, fit alors Betteredge, qui sans plus de détours alla droit au fait, je meurs d’envie de savoir ce qui peut vous amener ici aussi soudainement.

– Qu’est-ce qui m’y amena la première fois ? demandai-je.

– La Pierre de Lune, monsieur ; mais actuellement ?

– Encore une fois la Pierre de Lune, Betteredge. »

Le vieillard s’arrêta et me regarda attentivement à travers les ombres du soir, comme s’il n’était pas sûr d’avoir bien entendu.

– Si vous voulez faire une plaisanterie, monsieur, dit-il, je crains que l’âge ne m’empêche d’en saisir le sens.

– Je ne plaisante point, répondis-je ; je suis venu ici pour reprendre l’enquête qui a été abandonnée lors de mon départ pour l’étranger. Je viens afin de faire ce à quoi personne n’a réussi jusqu’à présent ; mon but est de découvrir enfin qui a pris la Pierre de Lune.

– Laissez donc le diamant en paix, monsieur Franklin ; croyez-m’en, ne revenez pas là-dessus. Ce maudit joyau indien a mené à mal tous ceux qui s’en sont occupés ! Ne gaspillez pas votre argent et les plus belles années de votre vie, en vous mêlant de cette affaire. En vérité, comment pouvez-vous vous flatter de réussir là où le sergent Cuff lui-même a échoué ? le sergent Cuff, répéta Betteredge, en appuyant sur ce nom avec une pantomime expressive, le plus célèbre officier de police de l’Angleterre !

– Mon parti est pris, mon vieil ami ; le sergent Cuff lui-même ne suffirait pas pour m’arrêter. À ce propos, je puis d’un moment à l’autre avoir besoin de lui parler ; avez-vous eu de ses nouvelles depuis peu ?

– Le sergent ne vous servira à rien, monsieur Franklin.

– Pourquoi cela ?

– Il s’est passé de grands événements dans les régions de la police depuis votre départ, monsieur. Le célèbre Cuff a pris sa retraite ; il vit dans un petit cottage qu’il a à Dorking, et s’est consacré tout entier à la culture des roses ; c’est lui-même qui me l’a écrit. Il est parvenu à avoir la rose mousse blanche sans la greffer sur églantier, et il veut que notre jardinier, M. Begbie, aille voir cette merveille et s’avoue battu !

– Peu importe, dis-je, je me passerai du sergent et me contenterai de vous, Betteredge, pour commencer. »

Il n’y avait aucune intention blessante dans ces paroles ; quoi qu’il en soit, ma réponse parut piquer Betteredge.

« Vous pourriez tomber plus mal, monsieur, je vous l’assure, me dit-il d’un ton un peu aigre.

Cette sèche repartie, et une certaine agitation que je remarquai dans sa personne après qu’il eut répliqué, me laissèrent supposer qu’il possédait quelque renseignement dont il hésitait à me donner communication.

« Je compte sur vous, dis-je, pour rassembler les débris de l’instruction que le sergent a été contraint d’abandonner ; cela va tout seul ; mais ne pourriez-vous m’aider à trouver mieux ?

– Que pouvez-vous attendre de mieux de moi ? fit Betteredge avec une feinte humilité.

– J’attends davantage, d’après ce que vous venez vous-même de dire.

– Pure forfanterie, monsieur, fit l’obstiné vieillard ; il y a des gens qui sont nés et mourront vantards : je suis de ce nombre. »

Il n’y avait qu’un moyen de venir à bout de lui : j’invoquai l’intérêt qu’il portait à Rachel et à moi.

« Betteredge, seriez-vous aise d’apprendre que Rachel et moi sommes redevenus bons amis comme auparavant ?

– J’aurais bien mal servi votre famille, monsieur, si vous pouviez en douter !

– Vous souvient-il de la façon dont Rachel m’a traité avant mon départ d’Angleterre ?

– Aussi bien que si c’était hier ! Milady vous écrivit même à ce sujet une lettre que vous eûtes la bonté de me communiquer. Elle vous disait que miss Rachel vous en voulait mortellement pour la part que vous aviez prise à la recherche de son bijou ; mais, ni vous, ni milady, ni personne, ne pûtes deviner le pourquoi.

– Parfaitement exact. Betteredge ! et je suis revenu de mes voyages pour la trouver toujours aussi offensée. Je savais que le diamant en était la cause il y a un an, et je constate que le diamant est encore au fond de sa rancune aujourd’hui. J’ai tenté de lui parler, elle refuse de me voir ; je lui ai écrit, elle ne me répond pas. Comment, au nom du ciel ! puis-je éclaircir ce singulier mystère ? Rachel ne m’a laissé d’autre ressource que de recommencer l’enquête de la Pierre de Lune. »

Il parut envisager la question sous le point de vue que je lui présentais, et ses premiers mots me prouvèrent que je l’avais ébranlé.

« Vous ne lui en voulez pas de votre côté, n’est-ce pas, monsieur Franklin ?

– J’éprouvais de la colère, répondis-je, lorsque je quittai Londres ; mais elle s’est calmée, et maintenant je ne désire plus que rétablir la bonne intelligence entre Rachel et moi ; je ne demande que cela.

– À supposer que vous réussissiez dans vos recherches, monsieur, vous ne craignez point de faire quelque découverte pénible au sujet de miss Rachel ? »

Je compris qu’un attachement jaloux pour sa jeune maîtresse lui dictait cette question.

« Je me sens aussi sûr d’elle que vous l’êtes, répondis-je ; la révélation de son secret ne pourra altérer l’estime dans laquelle nous la tenons. »

Les derniers scrupules de Betteredge s’évanouirent enfin.

« Si je fais mal en vous venant en aide, monsieur Franklin, s’écria-t-il, tout ce que je saurais dire, c’est que je suis aussi ignorant du fond des choses que l’enfant qui vient de naître ; je ne puis que vous mettre sur la voie : le reste vous regarde. Vous rappelez-vous cette pauvre fille que nous avions ici, Rosanna Spearman ?

– Sans doute.

– Vous avez toujours cru qu’elle désirait vous faire une sorte de confession au sujet de la Pierre de Lune ?

– Je ne pouvais certes m’expliquer autrement son étrange manière d’être.

– Vous pouvez éclaircir ce point quand il vous plaira, monsieur Franklin. »

Ce fut à mon tour de m’arrêter ; je m’efforçai malgré l’obscurité de voir sa figure, et, sous le coup de la première surprise, je lui demandai assez impatiemment ce qu’il voulait dire par là.

« Tout doucement, monsieur, poursuivit Betteredge ; je sais ce que je dis ; Rosanna a laissé à une amie une lettre cachetée et qui vous est adressée.

– Où est cette lettre ?

– Elle est entre les mains de cette amie, à Cobb’s Hole. Lorsque vous étiez chez nous, monsieur, vous avez dû entendre parler de Lucy la Boiteuse, cette fille qui s’appuie sur une béquille ?

– La fille du pêcheur ?

– Elle-même.

– Comment ne m’a-t-on pas fait parvenir la lettre ?

– Lucy a une tête à elle ; elle ne veut pas la remettre en d’autres mains que les vôtres, et vous avez quitté l’Angleterre avant que j’aie pu vous écrire.

– Retournons donc sur nos pas, Betteredge, et allons tout de suite chercher cette lettre.

– Impossible, monsieur, on épargne fort la chandelle sur nos côtes ; il est trop tard, et tout le monde serait couché à Cobb’s Hole.

– Bah, nous pouvons y être en une demi-heure.

Vous pourriez y être, monsieur Franklin ; et quand vous seriez arrivé, vous trouveriez la porte fermée. »

Il me montra une lumière qui brillait devant nous, et j’en tendis en même temps le murmure d’un ruisseau :

« Voici la ferme, monsieur Franklin ; reposez-vous bien cette nuit, puis soyez assez bon pour venir me trouver demain matin.

– Vous irez avec moi chez le pêcheur ?

– Oui, monsieur.

– De bonne heure ?

– Aussitôt qu’il vous plaira. »

Nous prîmes le sentier qui conduisait à la ferme.

Chapitre III
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Je n’ai qu’un souvenir confus de ce qui se passa à Hotherstone’s Farm.

Je me rappelle que je trouvai un accueil cordial, un souper monstre qui eût suffi pour nourrir un village entier en Orient, enfin une chambre d’une exquise propreté où tout était à souhait sauf un amollissant lit de plume, reste de la barbarie de nos pères. Je passai une nuit fort agitée, avec consommation incessante d’allumettes. J’éprouvai une immense sensation de bien-être lorsque le jour parut et que je pus me lever.

Il avait été convenu entre Betteredge et moi que j’irais le prendre pour nous rendre ensemble à Cobb’s Hole d’aussi bonne heure que je le voudrais, ce que mon impatience interpréta en allant le trouver dès que je le pus. Sans attendre mon déjeuner à la ferme, je pris une croûte de pain et me mis en route au risque de trouver le bon Betteredge encore au lit. À ma vive satisfaction, je constatai chez lui une impatience égale à la mienne ; il était prêt et m’attendait, sa canne à la main.

« Comment vous portez-vous ce matin, Betteredge ?

– Pas bien, monsieur.

– Je le regrette, et de quoi souffrez-vous donc ?

– Je ressens les atteintes d’une maladie nouvelle, monsieur Franklin, et toute de mon fait personnel ; je ne veux pas vous inquiéter, mais vous êtes sûr de l’attraper avant la fin de la matinée.

– Du diable si j’y consens !

– Voyons, monsieur, ne sentez-vous pas une chaleur inaccoutumée au creux de l’estomac et des battements insupportables au sommet de la tête ? Pas encore ? Cela vous prendra à Cobb’s Hole ; j’appelle ce malaise la fièvre d’enquête, et moi je la gagnai en compagnie du sergent Cuff.

– Aïe ! aïe ! Alors le remède ne gît que dans la lecture de la lettre de Rosanna Spearman, je suppose ! Allons, partons, afin de l’avoir. »

Malgré l’heure matinale, nous trouvâmes la femme du pêcheur en train de travailler dans sa cuisine. Lorsque Betteredge m’eut présenté, la bonne Mrs Yolland s’acquitta du cérémonial strictement réservé (à ce que j’appris plus tard) aux étrangers de distinction. Elle déposa sur la table une bouteille de gin hollandais avec une couple de pipes neuves, et entama la conversation par ces mots.

« Quelles nouvelles de Londres, monsieur ? »

Avant que je pusse formuler une réponse à cette question infiniment complexe, une apparition sortit d’un coin obscur de la cuisine et s’avança vers moi. S’appuyant sur une béquille, une fille pâle, l’air hagard, avec d’admirables cheveux noirs et des yeux durs et perçants, s’approcha clopin-clopant de la table près de laquelle j’étais assis. Là, elle me contempla comme si j’étais pour elle un objet à la fois de curiosité et d’horreur dont la vue exerçait une sorte de fascination sur son esprit.

« Monsieur Betteredge, dit-elle sans lever les yeux de dessus ma personne, veuillez répéter son nom encore une fois.

– Le nom de ce gentleman, répondit Betteredge, qui appuya fortement sur le mot gentleman, est M. Franklin Blake. »

La fille me tourna le dos et quitta sur-le-champ la cuisine. Je crois que Mrs Yolland me fit des excuses à sa façon sur la bizarre conduite de sa fille, et que Betteredge me les transmit en langage plus civilisé. Mais je parle sans la moindre certitude, car je n’avais d’oreilles que pour écouter le son [mot illisible] des coups frappés par la béquille de Lucy ; elle résonna d’abord sur l’escalier de bois, puis on l’entendit au-dessus de nos têtes ; enfin le bruit revint sur l’escalier, quelques secondes après, la boiteuse se montrait à la porte, une lettre à la main, et me faisait signe de sortir de la pièce.

Je laissai Mrs Yolland au beau milieu de ses excuses, et je suivis cette étrange créature, qui me mena jusqu’à la berge en trottinant toujours devant moi de plus en plus vite. Elle me conduisit derrière les bateaux, dans un endroit où les gens du hameau ne pouvaient ni nous voir ni nous entendre ; enfin elle s’arrêta et se tourna vers moi.

« Tenez-vous là, me dit-elle, je veux vous regarder. »

Il n’y avait pas à se tromper sur l’expression de sa physionomie ; je lui inspirais l’horreur et le dégoût les plus violents. N’accusez pas ma vanité si je dis qu’aucune femme ne m’avait encore regardé ainsi ; je me permettrai seulement d’affirmer modestement que pas une ne me l’avait laisser voir. Un homme finit par perdre patience quand il est soumis à une pareille inspection. Puisque la vue de ma personne révoltait Lucy la Boiteuse, j’essayai d’attirer son attention sur un objet moins odieux.

« Je crois que vous avez une lettre à me remettre, dis-je, est-ce celle que je vois dans votre main ?

– Répétez donc cela ! » fut la seule réponse que je reçus.

Je répétai ces mots, comme un enfant bien sage récite une leçon.

« Non, dit cette fille, se parlant à elle-même, mais sans cesser de diriger sur moi son implacable regard, je ne puis voir ce qu’elle trouvait dans ce visage, je ne découvre rien de ce qui lui plaisait dans cette voix ! »

Tout à coup elle se détourna et appuya sa tête d’un air de lassitude sur le sommet de sa béquille.

« Oh ! ma pauvre amie, fit elle d’un ton ému qui adoucissait la dureté de son organe. Oh ! mon trésor perdu ! que pouviez-vous donc trouver de séduisant dans cet homme ! »

Elle releva la tête d’un air farouche et me regarda de nouveau.

« Pouvez-vous boire et manger ? » me dit-elle.

Je fis de mon mieux pour garder mon sérieux et je répondis :

« Mais oui !

– Pouvez-vous dormir ?

– Oui.

– Quand vous voyez une pauvre fille en service, ne sentez-vous aucun remords ?

– Certainement non, pourquoi en aurais-je ? »

Elle me jeta brusquement, comme on dit, la lettre au nez.

« Prenez-là ! cria-t-elle en fureur ; je ne vous ai jamais vu avant ce moment, et j’espère, Dieu aidant, ne plus vous revoir désormais. »

Sur ce gracieux adieu, elle me quitta et s’enfuit à toutes béquilles. La seule façon dont je pusse m’expliquer sa conduite est celle qui sans doute s’est déjà présentée à l’esprit de chacun ; je dus supposer qu’elle était folle.

Après avoir adopté cette conviction, je m’occupai des recherches plus intéressantes dont la lettre de Rosanna Spearman m’offrait la matière.

L’adresse était écrite ainsi qu’il suit : « Pour Franklin Blake, Esquire. Pour être remise en ses mains, et n’être confiée à personne d’autre, par Lucy Yolland. »

Je brisai le cachet ; l’enveloppe contenait une lettre, et celle-ci, à son tour, renfermait un morceau de papier. Je lus d’abord la lettre :

« Monsieur, si vous êtes curieux de connaître la raison de mon attitude vis-à-vis de vous pendant que vous étiez chez lady Verinder, faites ce qui vous est indiqué dans le mémorandum ci-joint, et faites-le en l’absence de tout témoin. Votre très-humble servante,

Rosanna Spearman. »

Je pris ensuite le bout de papier, dont voici la copie textuelle :

« Mémorandum. – Aller aux Sables-Tremblants à l’heure de la marée basse ; marcher vers la Broche du Sud, jusqu’à ce que la balise des rocs Sud et la hampe du drapeau placés au-dessus de Cobb’s Hole soient sur une même ligne. Placer le long des rochers un bâton ou quelque chose de droit qui puisse guider la main, juste dans la ligne de la pointe et du drapeau ; prendre garde en faisant cela qu’un bout du bâton soit au coin de celui des rochers qui surplombe les sables mouvants. Tâter le long du bâton parmi les herbes marines pour trouver une chaîne. Glisser la main qui tiendra la chaîne jusqu’à ce qu’elle arrive à la partie qui s’étend sur les pointes de rochers allant vers les sables mouvants, et alors tirer fortement la chaîne. »

Comme je lisais ces derniers mots, soulignés dans la lettre, j’entendis la voix de Betteredge derrière moi. L’inventeur de la fièvre de découverte succombait à un accès de cette impitoyable maladie.

« Je n’y puis tenir plus longtemps, monsieur Franklin. Que dit sa lettre ? Pour l’amour de Dieu, monsieur, dites-moi ce qu’elle contient. »

Je lui tendis la lettre et le mémorandum. Il lut la première sans y attacher grand intérêt, mais le second produisit une vive impression sur lui.

« Le sergent l’avait dit ! cria Betteredge. Dès le début, il n’a cessé de croire que Rosanna possédait un mémorandum de sa cachette. Et le voici ! Dieu nous garde, monsieur, le secret qui a tant intrigué tout le monde, et jusqu’au célèbre Cuff lui-même, il est là, prêt à se dévoiler à vous ! Le flot est monté maintenant, chacun peut le voir ; quand la marée sera-t-elle basse ? Il leva les yeux et, voyant un garçon qui raccommodait un filet à peu de distance de nous :

« Tammie Bright ! cria-t-il de toutes ses forces.

– Je vous entends, répliqua le gamin.

– Quand la marée descend-elle ?

– Dans une heure. »

Nous regardâmes tous deux nos montres.

« Nous pouvons passer par la côte, monsieur Franklin, dit Betteredge, et arriver ainsi aux Sables tout à loisir. Qu’en dites-vous ?

– Partons. »

Pendant la route, je fis appel à la mémoire de Betteredge pour me retracer le rôle qu’avait joué Rosanna à l’époque de l’enquête du sergent Cuff. Avec son aide, j’établis clairement la suite des faits dans ma tête. Le voyage secret de la housemaid à Frizinghall, le mystérieux travail nocturne pour lequel elle s’était enfermée à clef dans sa chambre et avait gardé de la lumière jusqu’au matin, l’achat suspect de cette caisse de plomb et des deux chaînes à chien, la conviction arrêtée du sergent que Rosanna avait caché quelque chose aux Sables, et son ignorance absolue de ce que cela pouvait être : toutes ces circonstances me revinrent nettement à l’esprit, pendant que nous nous dirigions tous deux le long de ces rochers bas qu’on nomme la Broche du Sud.

Avec l’aide encore de Betteredge, je trouvai bientôt la place d’où je pouvais voir la balise de la pointe et le drapeau de la côte sur une même ligne. Dociles aux indications du mémorandum, nous posâmes ma canne dans la direction voulue aussi fermement que nous le pûmes, eu égard aux inégalités que présentait la surface des roches, puis nous regardâmes nos montres et attendîmes.

Il s’en fallait environ de vingt minutes que la marée commençait à descendre. Je proposai d’attendre sur la berge de sable au lieu de rester sur ces roches mouillées et glissantes. Arrivés au sable sec, je m’apprêtai à m’asseoir et je pensais que Betteredge en ferait autant, lorsqu’à ma grande surprise je le vis se préparer à me quitter.

« Pourquoi vous éloignez-vous ? lui dis-je.

– Relisez la lettre, monsieur, et vous le saurez. »

Un coup d’œil jeté sur ce papier me rappela en effet qu’on me recommandait d’opérer mes recherches à moi tout seul.

« Il est un peu dur pour moi de vous quitter en ce moment ; dit Betteredge ; mais cette malheureuse fille a eu une cruelle mort, et je me crois tenu à respecter son dernier caprice. D’ailleurs, ajouta-t-il confidentiellement, rien dans cette lettre ne vous oblige à m’en faire un secret ensuite. Je vais rester dans le bois de sapins jusqu’à ce que vous me rejoigniez. Seulement ne tardez pas plus longtemps qu’il ne le faudra, monsieur ; la fièvre d’enquête est une maladie difficile à gouverner dans des circonstances comme celles-ci. »

Là-dessus, il me quitta.

Si court que fût le temps que j’avais à attendre, l’impatience me le fit paraître horriblement long. Dans des cas semblables, l’habitude de fumer est une précieuse ressource. J’allumai un cigare et je m’assis sur la berge.

Le soleil répandait son éclat sur tous les points environnants, et rien qu’à respirer la délicieuse fraîcheur de l’air, on se sentait heureux de vivre. La solitaire petite baie elle-même saluait le matin avec gaieté. Il n’était pas jusqu’au sable mouvant qui, brillant comme un mirage doré, ne dissimulât ses sombres abîmes sous un sourire trompeur.

Je n’avais vu aucune journée aussi belle depuis mon retour en Angleterre.

La marée descendit avant que j’eusse achevé mon cigare. Le sable commença à onduler, puis je vis sa surface frémir d’une façon sinistre, comme si quelque esprit de ténèbres eût vécu et se fût agité dans ses profondeurs. Je jetai mon cigare et revins aux roches.

Les instructions écrites m’enjoignaient de suivre la ligne de ma canne couchée à terre, en commençant par le côté qui touchait à la balise.

J’avançai de cette manière jusqu’à moitié du bâton, sans rencontrer autre chose que les pointes des rochers. Mais à un pouce ou deux plus loin, ma patience fut récompensée. Dans une étroite fissure, je rencontrai la chaîne ; j’essayai de la suivre avec ma main dans la direction du sable mouvant. Mais je me sentis arrêté par les herbes marines, qui recouvraient la fissure et y avaient sans doute poussé depuis que Rosanna avait choisi cette fente pour y déposer la chaîne. Il était également impossible d’arracher le varech et de passer ma main à travers. Je marquai donc la place où commençait la chaîne, et j’entrepris d’après une idée à moi d’en retrouver l’autre partie, là où elle devait entrer dans le sable. Mon plan était de sonder sous les roches, en cherchant à retrouver ainsi le passage de la chaîne ; je pris mon bâton à la main et m’agenouillai sur le bord de la Broche du Sud.

Dans cette position, ma figure se trouvait rapprochée de la surface du sable mouvant. Ce contact ébranla mes nerfs, et, l’affreux frémissement périodique du sable fit passer devant mes yeux la vision d’une femme morte revenant sur la scène de son suicide et m’aidant dans mes investigations ; je fus saisi d’une terreur inexprimable à l’idée de la voir sortir des profondeurs du gouffre et me désigner l’endroit que je cherchais. Malgré les rayons brûlants du soleil, un frisson glacial parcourut mes membres. J’avoue même que je fermai les yeux, lorsque le bout de ma canne s’enfonça dans le sable.

Pourtant, à peine le bâton fut-il entré de quelques pouces, que je me sentis délivré de ma frayeur superstitieuse et que je fus tout entier au succès de mon entreprise. Sondant en aveugle, dès ma première tentative je tombai juste ! la canne frappa la chaîne.

De la main gauche, je saisis fortement une poignée d’herbes marines, je me couchai sur le bord des rochers et tâtai tout le long avec ma main droite, qui rencontra la chaîne.

Je la tirai sans difficulté, et je vis apparaître au bout la boite de fer blanc laqué. L’action de l’eau avait tellement rouillé la chaîne, qu’il me fut impossible de la détacher du crochet qui retenait la boîte ; je plaçai celle-ci entre mes genoux, et au prix des plus grands efforts je parvins à enlever le couvercle ; l’intérieur était rempli d’une matière blanchâtre que je reconnus pour être du linge dès que je l’eus touchée.

En vidant la boite, j’y trouvai aussi une lettre chiffonnée ; je vis qu’elle portait mon nom, je la mis dans ma poche, et j’achevai d’enlever le linge ; il en sortit un gros paquet, qui avait naturellement pris la forme de son contenant, mais que l’humidité n’avait nullement détérioré.

Je portai le linge, sur le sable sec, et là je le déroulai et l’étendis ; on ne pouvait se méprendre sur cet objet de toilette ; c’était une robe de nuit.

La partie du dessus ne présentait que d’innombrables plis et replis ; mais en retournant l’objet, qu’y vis-je ? La tache de peinture provenant de la porte du boudoir de Rachel !

Mes yeux restèrent fixés sur cette tache, et la mémoire me ramena violemment en arrière. Les mots du sergent Cuff me revinrent à l’esprit comme si cet homme eût été de nouveau près de moi ; il me sembla l’entendre indiquer la conclusion irréfutable qu’il fallait tirer de la tache faite sur la porte :

« Découvrir s’il y a dans la maison un vêtement qui porte une tache de peinture. S’assurer à qui il appartient. Savoir comment le possesseur de cet objet peut expliquer qu’il était dans la chambre et qu’il a frôlé la peinture entre minuit et trois heures du matin. Si ses explications ne sont pas satisfaisantes, vous n’aurez pas loin à chercher pour trouver celui qui a volé le diamant ! »

Les uns après les autres, ces mots passèrent à travers ma tête et se répétèrent comme un refrain mécanique. Cette situation durait depuis plusieurs minutes qui m’avaient paru des siècles, quand j’entendis quelqu’un m’appeler. Je levai les yeux et vis que Betteredge était à bout de patience ; il se dirigeait vers le rivage.

La vue du vieillard me rappela à moi-même, et je sentis que l’enquête commencée était encore incomplète, j’avais bien découvert la tache sur la robe de nuit, mais à qui appartenait cet objet de toilette ?

Mon premier mouvement fut de consulter la lettre que j’avais trouvée dans le coffre et que j’avais dans ma poche ; mais au moment où je la prenais, je pensai que le moyen de plus court était de demander la solution de l’énigme au vêtement lui-même, car selon toute apparence il devait être marqué du nom de son possesseur.

Je le pris entre mes mains et cherchai la marque.

Je la trouvai, et lus :

Mon propre nom !

J’avais sous les yeux la marque bien connue qui m’assurait que le vêtement m’appartenait ; je regardai tout autour de moi ; c’était bien le soleil qui brillait sur ma tête et faisait miroiter les eaux de la baie ; je voyais Betteredge se rapprocher de moi ; j’examinai de nouveau les lettres ; mon nom, mon propre nom me sautait aux yeux.

« Je n’épargnerai rien, ni le temps, ni les peines, ni l’argent, pour mettre la main sur l’auteur du vol. »

J’avais quitté Londres ces mots sur les lèvres, j’avais pénétré le secret que le sable avait caché à toute créature vivante ; et le témoignage irrécusable de la tache de peinture venait me convaincre que le voleur… c’était moi !

Chapitre IV
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Je ne saurais décrire les sensations que j’éprouvais ; je crois que le choc fut si violent qu’il suspendit un instant toutes mes facultés. Je ne savais certainement pas ce que je faisais quand Betteredge me rejoignit, car il me dit qu’il m’avait trouvé riant, qu’il m’avait demandé pourquoi, et que je lui avais mis la robe de nuit dans les mains en lui disant de résoudre l’énigme lui-même.

Je n’ai pas le plus léger souvenir de ce qui se passa entre nous ; la première chose que je me rappelle ensuite est la plantation de pins. Betteredge se dirigea avec moi vers la maison et m’assura que nous saurions regarder la question en face, quand nous aurions pris un verre de grog. La scène change ensuite et nous sommes dans le petit parloir de Betteredge ; j’ai oublié ma résolution de ne pas entrer dans la maison de Rachel ; je savoure avec délices la fraîcheur et la tranquillité de la chambre ; je bois le grog, ce qui est contre toutes mes habitudes à cette heure de la journée. En tout autre cas, ce breuvage inusité, que mon vieil ami a préparé avec de l’eau presque glacée, ne réussirait qu’à m’alourdir ; mais dans l’état où je me trouve, il donne du ton à mes nerfs. Je commence à « regarder la question en face, » comme Betteredge me l’a prédit, et Betteredge, de son côté, ne me le cède pas sous ce rapport.

Ma conduite, dans cette occasion, paraîtra, je le crains, fort étrange, pour ne pas dire plus. Placé dans une situation presque sans exemple, quel est mon premier mouvement ? Est-ce que je me retire à l’écart pour analyser dans la solitude le fait monstrueux que je ne puis comprendre et que pourtant l’évidence me force à admettre ? Est ce que je songe à retourner sur l’heure à Londres afin de consulter les gens les plus compétents et de soulever une enquête immédiate ? Non. J’accepte l’abri d’une maison où je m’étais juré de ne jamais rentrer, et je me mets à boire un mélange de brandy et d’eau, en compagnie d’un vieux serviteur, à dix heures du matin. Pouvait-on s’attendre à cette conduite de la part d’un homme aussi cruellement atteint que je l’étais ? Je n’ai à cela qu’une réponse à faire, c’est que j’éprouvais un soulagement inexprimable à voir la bonne vieille figure de Betteredge et que son grog m’aida, mieux que toute autre chose, à sortir de l’état de prostration physique et morale où j’étais tombé. Voilà ma seule excuse ; du reste, je ne puis qu’admirer la dignité imperturbable et le constant respect de la logique, qui distinguent sans doute mes lecteurs et lectrices dans toutes les circonstances de leur vie, depuis le berceau jusqu’à la tombe.

« Maintenant, monsieur Franklin, une chose est en tout cas certaine, dit Betteredge en jetant la robe de nuit sur la table placée entre nous et en parlant comme il l’eût fait d’une créature vivante ; elle ment, pour commencer. »

Ce point de vue consolant n’était pas celui qui se présentait à mon esprit.

« J’ai aussi peu conscience d’avoir pris le diamant que vous-même, lui dis-je ; mais voici un témoin accablant contre moi ! La tache sur le vêtement et ma marque personnelle sont bien des réalités ! »

Betteredge souleva mon verre et le plaça d’une façon persuasive dans ma main.

« Des réalités ? reprit-il, prenez encore un peu de grog, monsieur Franklin, et vous n’aurez plus la faiblesse de croire aux réalités, monsieur, poursuivit-il à voix plus basse. Voici ma manière de déchiffrer cette énigme : nous avons à faire à une lâche calomnie, il faut que vous et moi en découvrions l’origine. N’y avait-il rien autre chose dans la boîte lorsque vous y mîtes la main ? »

La question me rappela immédiatement la lettre que j’avais dans ma poche, je la sortis et l’ouvris. Elle contenait plusieurs pages d’une écriture très-fine ; je cherchai impatiemment la signature, qui portait : « Rosanna Spearman. »

Comme je lisais ce nom, un souvenir soudain traversa mon cerveau, et je conçus un soupçon nouveau.

« Un instant ! m’écriai-je ; Rosanna avait été donnée à ma tante par une maison de correction ; Rosanna Spearman avait été une voleuse ?

– Ceci, on ne peut le nier, monsieur Franklin. Mais qu’en résulte-t-il ?

– Qu’en résulte-t-il ? Comment pouvons-nous savoir si ce n’est pas elle qui a volé le diamant ? N’a-t-elle pas pu tacher volontairement ma robe de nuit avec de la peinture…

Betteredge posa sa main sur mon bras et m’arrêta avant que j’eusse pu poursuivre :

« Vous prouverez votre innocence, monsieur Franklin, ceci ne peut faire l’ombre d’un doute ; mais j’espère que ce ne sera pas de cette façon ; lisez d’abord la lettre : par respect pour la mémoire de cette pauvre fille, voyons d’abord la lettre. »

Je fus frappé du sérieux avec lequel il me parlait, et le ressentis presque comme un reproche.

« Vous vous formerez une opinion d’après sa lettre, dis-je ; je vais vous la lire. »

Je commençai par les lignes suivantes :

« Monsieur, j’ai un aveu à vous faire ; une confession qui renferme bien des souffrances peut parfois être contenue en quelques lignes ; la mienne se composera de trois mots : je vous aime. »

Le papier me tomba des mains ; je regardai Betteredge.

« Au nom du ciel, dis-je, que signifie cela ? »

Il parut craindre de répondre à ma question.

« Vous et Lucy la Boiteuse avez été seuls ensemble ce matin ; ne vous a-t-elle rien dit sur Rosanna Spearman ?

– Elle ne l’a même pas nommée.

– Veuillez reprendre la lettre, monsieur Franklin. Je vous le dis franchement, je n’ai pas le cœur de vous affliger après tout ce que vous avez déjà eu à supporter. Laissez la parler pour elle-même, monsieur, et continuez votre grog. Croyez-moi, dans votre intérêt, achevez votre grog. ».

Je repris la lecture de la lettre :

« Il serait honteux à moi de venir vous faire cet aveu si, lorsque vous le lirez, j’étais encore en vie ; je serai morte et disparue quand vous trouverez ma lettre, et c’est là ce qui m’inspire de la hardiesse. Il ne restera pas même de moi une tombe pour rappeler mon souvenir ; je puis donc dire la vérité, sachant que les Sables m’attendent pour me recevoir, lorsque mon triste récit sera achevé.

« De plus, vous trouverez votre robe de nuit dans la cachette, avec sa tache de peinture sur elle ; vous aurez le désir de savoir comment il se fait qu’elle ait été mise là par moi, et pourquoi je ne vous en ai pas instruit de mon vivant. Je ne puis vous donner qu’une seule raison. J’ai fait toutes ces choses étranges parce que je vous aimais.

« Je ne vous ennuierai pas en vous racontant la vie que je menais avant votre arrivée chez milady. Lady Verinder me prit dans un refuge, et je sortais de prison ; j’y avais été mise parce que je volais : j’étais devenue une voleuse parce que ma mère descendait, elle, dans la rue, alors que j’étais une toute petite fille. Ma mère était tombée si bas parce que le gentleman qui était mon père l’avait abandonnée. Il est inutile de s’étendre sur une histoire tellement banale ; on en trouve tous les jours de pareilles dans les journaux.

« Lady Verinder et aussi M. Betteredge furent bien bons pour moi ; ces deux personnes, ainsi que la Directrice du refuge, sont les seules créatures bonnes et honnêtes que j’aie jamais connues dans ma vie. J’eusse pu me maintenir, non avec bonheur, mais enfin me maintenir dans ma place sans votre arrivée dans la maison. Je ne vous blâme pas, monsieur ; ce fut ma faute, et bien ma faute.

« Vous souvenez-vous du matin où vous êtes arrivé par les Sables près de M. Betteredge ? Vous m’apparûtes comme le prince des contes de fées, comme un amoureux dans un songe, et vous réalisiez ce que j’avais pu rêver de plus parfait parmi les créatures humaines. Une révélation de la vie heureuse que je devais toujours ignorer surgit devant moi dès que je vous vis. Ah ! ne riez pas de ma folie, si vous le pouvez ! Que ne donnerais-je pas pour vous faire comprendre combien elle était sérieuse pour moi !

« Je rentrai à la maison, j’écrivis votre nom et le mien dans ma boîte à ouvrage, avec un lacs d’amour au-dessous. Alors le diable, ou plutôt quelque bon ange me souffla : « Va te regarder dans la glace. » Le miroir me dit… mais peu importe ; je fus trop sotte pour accepter l’avertissement. Je continuai à devenir de plus en plus éprise de vous, comme si j’étais une dame de votre rang ou une belle créature sur laquelle vos yeux se reposeraient. J’essayai, Dieu sait combien de fois, d’obtenir un regard de vous. Si vous aviez pu deviner les larmes de douleur que me faisait verser toutes les nuits votre dédain, vous m’eussiez peut-être plainte, et l’aumône d’un de vos regards m’eût aidée à vivre.

« Vos yeux n’auraient du reste pas été fort tendres si vous aviez su combien je haïssais miss Rachel. Je crois que je découvris votre amour pour elle avant que vous en eussiez conscience vous-même. Elle avait l’habitude de vous donner des roses à mettre à votre boutonnière. Ah ! monsieur Franklin, vous portiez mes roses plus souvent que ni elle ni vous ne vous en doutiez ! La seule petite satisfaction que j’avais à cette époque était de substituer ma rose à la sienne dans votre verre d’eau, puis de jeter celle de miss Verinder.

« Si elle avait été aussi jolie que vous la trouviez, j’aurais mieux supporté votre inclination ; mais non, je l’aurais encore plus détestée. Supposez que miss Rachel soit mise comme une servante privée de toute parure ! Je ne sais à quoi sert que j’écrive cela ! On ne peut nier qu’elle ait une vilaine taille ; elle est trop maigre. Mais qui peut dire ce qui plaît aux hommes ? Les jeunes ladies peuvent se permettre mille manières qui nous feraient perdre notre place ; ceci n’est pas mon affaire, et je ne puis espérer que vous lirez ma lettre si je continue ainsi. Pourtant il est enrageant d’entendre vanter la beauté de miss Rachel lorsqu’on sait que c’est à sa toilette et à son assurance qu’elle doit sa réputation.

« Tâchez de ne pas perdre patience, monsieur ; je vais arriver aussi vite que je le pourrai au moment, qui ne peut manquer de vous intéresser, c’est-à-dire à celui de la perte du diamant. Mais j’ai une chose sur le cœur dont il faut que je vous parle d’abord.

« Ma vie n’était pas lourde à supporter à l’époque où je volais. Ce ne fut que lorsqu’au refuge on m’eut appris à sentir ma dégradation, et que j’essayai de bien faire, que les jours devinrent longs et monotones. La pensée de l’avenir m’assaillit. Tous les honnêtes gens, même ceux qui me témoignaient de la bonté, devinrent un reproche vivant pour moi. Quoi que je fisse, où que j’allasse, avec quelques personnes que je vécusse, le sentiment pénible de mon isolement me suivait. Mon devoir était, je le sentais, de me lier avec mes camarades dans ma nouvelle place, et pourtant je ne pus jamais me rapprocher d’elles. Elles paraissaient, ou plutôt je me le figurais, soupçonner quel était mon passé ; je ne regrette pas, loin de là, les efforts faits pour me réformer ; mais néanmoins, mon Dieu ! que la vie était devenue sombre ! Vous l’aviez traversée comme un rayon de soleil, et vous aussi, vous veniez à me manquer. Je fus assez folle pour vous aimer, et je ne pouvais même attirer votre attention ! Il y avait bien des peines, bien des amertumes dans mon existence.

« J’arrive maintenant à ce que je voulais vous dire. Dans ces jours de tristesse, j’allai deux ou trois fois à ma place favorite, la berge située au-dessus des Sables-Tremblants. Je me disais à moi-même : « Tout finira ici, lorsque je ne pourrai plus supporter la vie ; je pense que tout finira ici. » Il faut que vous compreniez, monsieur, que ce lieu exerçait une sorte de fascination sur moi dès avant votre arrivée ; j’avais toujours eu le pressentiment que les Sables seraient pour quelque chose dans ma destinée. Mais je n’y avais jamais songé comme au moyen de me débarrasser de l’existence jusqu’au temps dont je vous entretiens ici. Alors je pensai que là était le lieu qui terminerait toutes mes peines et me cacherait ensuite à jamais.

« Voilà tout ce que j’ai à vous apprendre à mon sujet, à partir du moment où je vous vis pour la première fois jusqu’à celui où l’alarme fut donnée dans la maison par la perte du diamant. Je fus choquée des sottes conjectures que les femmes de la maison émettaient relativement au vol, et, ignorant alors ce que je sus plus tard, je me sentis si irritée contre vous par suite de votre empressement à faire intervenir la police, que je me tins autant que possible en dehors de mes compagnes jusqu’à ce que l’officier de police arriva vers la fin de la journée. M. Seegrave commença, si vous vous en souvenez, par établir une surveillance à la porte de nos chambres, et toutes les femmes coururent après lui pour lui demander ce qui leur valait cette insulte ; je les suivis afin de ne pas me singulariser, car avec un homme comme M. Seegrave mon absence m’eût fait soupçonner tout de suite. Nous le trouvâmes dans la chambre de miss Rachel ; il nous dit qu’il n’avait pas besoin d’un tas de femmes dans la pièce ; puis, montrant sur la porte une partie de la peinture qui était abîmée, il accusa nos jupes d’en être cause et nous renvoya toutes en bas.

« Après être sortie de la chambre, je m’arrêtai sur le palier afin de voir si par hasard la tache de peinture ne se trouvait pas sur ma robe. Pénélope Betteredge (la seule des filles de service avec laquelle je fusse dans des termes d’amitié) vint à passer et remarqua ce que je faisais.

« – Vous n’avez pas besoin de chercher, Rosanna, me dit-elle ; la peinture en question est sèche depuis des heures. Si M. Seegrave ne vous avait pas fait espionner ainsi, je le lui eusse appris ; je ne sais ce que vous pensez de son impertinence ; mais quant à moi, personne ne m’a jamais insultée de la sorte ! »

Pénélope s’emportait aisément ; je la calmai et la ramenai à ce qu’elle venait de me conter de l’état de la peinture.

« – Comment savez-vous cela ? lui demandai-je.

« – J’ai passé ma matinée d’hier, reprit-elle, avec miss Rachel et M. Franklin, à mélanger les couleurs pendant qu’ils finissaient cette porte. J’ai entendu miss Rachel demander si elle serait sèche le soir de façon qu’on pût la montrer aux invités réunis pour fêter l’anniversaire de sa naissance. M. Franklin fit un signe de tête négatif et dit qu’il lui fallait douze heures pour sécher. Ceci était bien après le luncheon ; ils n’ont terminé qu’à trois heures de l’après-midi. Faites maintenant appel à vos connaissances arithmétiques, Rosanna ; moi, mes calculs établissent que la porte était sèche à trois heures du matin.

« – Quelques-unes de ces dames sont-elles montées la voir dans la soirée ? demandai-je ; il me semble avoir entendu miss Rachel les prier de ne pas s’approcher de la porte.

« – Aucune de ces dames n’a pu enlever cette partie de la peinture ; car j’ai quitté miss Rachel après l’avoir couchée, vers minuit, et la porte était alors en parfait état.

« – Ne devriez-vous pas dire tout cela à M. Seegrave, Pénélope ?

« – Pour tout l’or du monde, je ne dirai pas un mot qui puisse aider M. Seegrave. »

« Elle retourna à ses occupations et moi aux miennes.

« J’étais chargée, monsieur, de faire votre lit et de mettre votre chambre en ordre ; j’y passais l’heure la plus heureuse de ma journée. Je déposais un baiser sur l’oreiller où votre tête avait reposé ; qui que ce soit qui ait fait votre service depuis lors, je le défie d’avoir aussi bien rangé vos effets que moi ; jamais un grain de poussière ne déparait aucun des petits objets qui garnissaient votre nécessaire de toilette ; vous n’y prîtes pas plus garde que vous ne faisiez attention à ma personne ; mais excusez-moi, je m’oublie ; je vais continuer et, me hâter.

« Ce même matin, j’allai faire mon ouvrage chez vous, votre robe de nuit était jetée sur le lit, comme lorsque vous l’aviez ôtée ; et qu’y vis-je ? La tache de peinture provenant de la porte de miss Rachel !

« Je fus si effrayée de cette découverte, que je sortis, le vêtement à la main, et que je courus m’enfermer dans ma chambre ; il me tardait d’être dans un lieu où personne ne viendrait me déranger. Aussitôt que j’eus repris mes esprits, la conversation que j’avais eue avec Pénélope revint à ma mémoire.

« – Voici la preuve, me dis-je, qu’il était dans le boudoir de miss Rachel entre minuit et trois heures du matin ! »

« Je n’ose vous dire en propres termes quel fut mon premier soupçon, lorsque j’eus fait cette observation. Vous vous fâcheriez contre moi et vous déchireriez ma lettre sans la lire.

« Laissons donc cela ; d’ailleurs, après y avoir bien songé, je trouvai peu probable qu’il en fût ainsi par la raison que je vais vous donner. Si vous aviez été auprès de miss Rachel à cette heure-là, du consentement de miss Rachel, et que vous eussiez été assez imprudent pour oublier la peinture de la porte, elle vous l’eût rappelée, et, en tous cas, ne vous eût pas laissé emporter étourdiment un témoignage aussi accablant contre elle ! Toutefois, j’avouerai en même temps que la fausseté de mes soupçons ne m’était pas absolument démontrée ! Veuillez vous rappeler qu’il faut faire dans tout ceci la part de mon aversion pour miss Rachel. En fin de compte, je me décidai à conserver la robe de nuit et à attendre pour voir l’usage que j’en pourrais faire ; notez bien qu’à ce moment-là j’étais à mille lieues de supposer que vous ayez pu voler le diamant. »

J’interrompis ici ma lecture pour la seconde fois.

J’avais lu avec une surprise mêlée de chagrin tout ce qui, dans la confession de cette malheureuse femme, se rapportait à ma personne. Je déplorais la suspicion dont j’avais entaché sa mémoire avant d’avoir ouvert sa lettre. Mais lorsque j’arrivai au passage ci-dessus mentionné, j’avoue que je me sentis plein d’amertume contre Rosanna Spearman.

« Lisez la suite vous-même, dis-je à Betteredge en lui tendant la lettre ; si elle renferme quelque chose que j’aie intérêt à connaître, vous pourrez me le dire.

– Je vous comprends bien, monsieur Franklin, fit-il ; votre irritation est toute naturelle, monsieur. Et, Dieu me pardonne, ajouta-t-il tout bas, son sentiment n’est pas moins naturel chez elle. »

Je copie la suite de la lettre d’après l’original que j’ai là sous les yeux :

« Décidée comme je l’étais à garder la robe et à en tirer parti dans l’avenir au profit de ma tendresse ou de ma vengeance, je devais d’abord songer au moyen de la garder sans crainte d’être découverte.

« Pour cela, mon unique ressource était d’en refaire une autre absolument semblable avant le samedi, jour où la lingère venait ramasser le linge. Je n’osai remettre mon entreprise au lendemain vendredi, de peur qu’il ne survînt quelque accident dans l’intervalle. Je résolus de confectionner ce vêtement le même jour jeudi, où, en m’y prenant bien, je pouvais m’assurer la libre disposition de mon temps. Aussitôt que j’eus serré votre robe de nuit dans mon tiroir, je retournai à votre chambre, moins pour finir d’y ranger (Pénélope l’aurait fait à ma place si je l’en avais priée) qu’afin de savoir si vous n’aviez pas mis accidentellement de la peinture sur vos draps ou sur un objet quelconque.

« J’examinai le tout en détail, et je trouvai en effet quelques traces de couleur sur la doublure intérieure de votre robe de chambre, non de celle de la saison, mais sur une en flanelle, et je supposai qu’ayant senti du froid avec le vêtement léger que je cachais, vous aviez mis celui-ci par dessus l’autre. En tout cas, les taches étaient bien visibles, mais je les effaçai aisément, et, cela fait, il ne restait d’autre preuve contre vous que la robe renfermée dans mon tiroir.

« Je finissais de ranger votre chambre lorsqu’on m’envoya chercher pour être, comme tout le reste de la maison, questionnée par M. Seegrave ; puis on examina nos malles. Enfin survint l’événement le plus étrange pour moi de la journée depuis la découverte de votre robe de chambre : ce fut le second interrogatoire de Pénélope par M. Seegrave.

« Pénélope revint vers nous exaspérée des procédés de l’inspecteur vis-à-vis d’elle. Il lui avait laissé clairement entendre qu’il la soupçonnait d’être l’auteur du vol. Nous fûmes toutes si étonnées de cette belle invention de l’officier de police, que la première question fut :

« – Mais pourquoi ?

« – Parce que le diamant était dans le boudoir de miss Rachel, et que je suis la dernière personne qui ait quitté cette nuit ladite pièce. »

« Avant qu’elle eût achevé sa réponse, je pensai qu’une autre personne s’était trouvée plus tard encore qu’elle dans le boudoir, et cette personne c’était vous. Toutes mes idées se confondirent dans mon cerveau ; mais au milieu du désordre de mes pensées, quelque chose me disait que les taches de votre vêtement pouvaient avoir une signification bien différente de celle que je leur avais attribuée jusque-là.

« – Si on doit arrêter ses soupçons sur la dernière personne qui a quitté le boudoir, pensais-je, le voleur n’est point Pénélope, mais bien M. Franklin Blake ! »

« S’il s’était agi de tout autre gentleman, ce soupçon ne se serait pas plus tôt formulé à mon esprit que j’en aurais eu honte. Mais la pensée que vous, mon idéal, vous aviez pu descendre à mon niveau, et qu’en me mettant en possession de la preuve accusatrice, je tenais entre mes mains le moyen de vous sauver d’un éternel déshonneur, cette pensée, dis-je, m’ouvrit une telle espérance de gagner vos bonnes grâces que je passai aveuglément du soupçon à la conviction. Je compris que vous vous étiez montré le plus actif de tous dans les démarches et les recherches, afin de mieux nous dérouter, et j’en conclus que la main qui avait volé le joyau était bien décidément la vôtre.

« L’exaltation dans laquelle me jeta cette nouvelle façon d’envisager les choses me fit, je crois, tourner la tête. Je fus dévorée d’un désir insensé de vous voir, de vous mettre à l’épreuve par quelques mots au sujet du diamant, d’attirer, de forcer votre attention ; je me coiffai et m’ajustai de mon mieux ; puis j’allai hardiment vous trouver dans la bibliothèque où vous écriviez.

« Vous aviez oublié une de vos bagues dans votre chambre, et c’était une excuse suffisante pour justifier ma démarche auprès de vous. Mais, oh ! monsieur, si jamais vous avez aimé, vous comprendrez comment tout mon courage s’évanouit lorsque j’entrai dans la pièce et que je me trouvai en votre présence. Et puis vous me regardâtes d’un air si froid, et vos remerciements, quand je vous rendis la bague, furent exprimés avec tant d’indifférence, que je sentis mes genoux fléchir sous moi comme si j’allais tomber. Après m’avoir remerciée, vous vous remîtes à écrire. L’humiliation que j’éprouvai d’être traitée de la sorte fut telle qu’elle me donna la force de reprendre la parole.

« – C’est une étrange affaire, monsieur, dis-je, que celle de ce diamant. »

« Je vous vis lever les yeux, et me répondre :

« – Oui, en effet. »

« Vous étiez poli, je ne puis le nier, mais quelle cruelle distance vous mainteniez entre nous ! Croyant, comme je le faisais, que vous portiez le diamant caché sur vous, votre sang-froid m’exaspéra tellement, que, sous l’impression du moment, je m’enhardis à procéder par allusion directe, et je dis :

« – Ils ne retrouveront jamais le diamant, n’est-ce pas, monsieur ? non, ni la personne qui l’a pris, cela, j’en réponds bien. »

« Je souris, et vous fis un petit signe d’intelligence, comme pour dire :

« – Je sais tout. »

« Cette fois, vous me regardâtes avec quelque intérêt, et je sentis que deux mots de plus échangés entre nous feraient jaillir la vérité. Juste à ce moment, pour mon malheur, M. Betteredge gâta tout en s’approchant de la pièce, je connaissais son pas, et je savais aussi que ma présence dans la bibliothèque à cette heure de la journée était contraire au règlement établi par lui, sans compter que je m’y trouvais seule avec vous. Je n’eus que le temps de me sauver avant de m’exposer à en recevoir l’ordre.

« J’étais contrariée, désappointée, mais je conservais néanmoins de l’espoir, car la glace était rompue entre nous et je me promis qu’une autre fois je m’arrangerais de façon que M. Betteredge ne vînt pas me surprendre.

« Lorsque je retournai au hall des domestiques, la cloche de notre dîner sonnait. Déjà cette heure-là ! et rien de ce qu’il fallait pour refaire le vêtement n’était même acheté ! Il ne me restait qu’une chance de m’en tirer : c’était de me dire malade ; je pus ainsi m’assurer la libre disposition de mon temps jusqu’à l’heure du thé. Il est inutile de vous rappeler ici ce que je faisais pendant qu’on me croyait alitée dans ma chambre, et à quoi je passai ma nuit, après avoir feint d’être plus souffrante au moment du thé. À défaut d’autre découverte, le sergent Cuff a su découvrir cela, et je devine comment. Bien que j’eusse mon voile baissé, je fus reconnue dans la boutique du marchand de toile à Frizinghall. Il y avait une glace devant moi au comptoir ; pendant que je choisissais mes achats, je vis dans cette glace qu’un des commis faisait remarquer à son camarade mon épaule contrefaite. La nuit, tandis que je m’étais enfermée à clé dans ma chambre pour vaquer à ma besogne clandestine, j’entendis aussi le chuchotement des femmes de la maison qui m’espionnaient à ma porte.

« Tout cela importe peu ; mais le vendredi dès l’aube, avant que le sergent entrât dans la maison, la nouvelle robe de nuit était faite, lavée, repassée, marquée et pliée dans votre tiroir comme le faisait la lingère ; il n’y avait plus lieu de rien craindre au cas où on examinerait les effets de chacun ; on ne pouvait même s’étonner que la robe de nuit fût neuve, puisque tout votre linge avait été renouvelé à votre retour en Angleterre.

« Le sergent Cuff arriva ensuite, et la conclusion qu’il tira, lui, du dégât fait à la peinture me frappa beaucoup.

« Je vous croyais coupable plus parce que je désirais vous trouver tel que par toute autre raison ; et maintenant le sergent Cuff, quoique par des motifs très-différents, se rencontrait avec moi pour affirmer que le possesseur du vêtement de nuit était le coupable ! Et j’avais entre les mains l’unique pièce de conviction qui existât contre vous ! et aucune créature vivante, pas même vous, ne le savait ! Je n’ose vous dire quels sentiments m’agitaient, au fur et à mesure que ces pensées se présentaient à mon esprit ; si je vous les faisais connaître, vous en viendriez à détester ma mémoire. »

Arrivé là, Betteredge suspendit sa lecture, ôta ses lourdes lunettes, et repoussa à quelque distance de lui la confession de Rosanna Spearman.

« Je ne prévois aucun éclaircissement jusqu’ici, monsieur Franklin, me dit le vieillard ; et vous, monsieur, avez-vous pu vous former une opinion depuis que je lis ?

– Finissons d’abord la lettre, Betteredge ; la fin nous éclairera peut-être ; j’aurai un mot à vous dire après cela.

– Très-bien, monsieur ; je vais laisser reposer mes yeux, puis je reprendrai. Mais en attendant, et sans vouloir vous presser, monsieur Franklin, voyez-vous poindre quelque chose dans ce terrible gâchis ?

– Je vois tout d’abord ma route vers Londres, où je vais consulter M. Bruff ; s’il ne peut m’aider…

– Eh bien, monsieur ?

– Et si le sergent ne veut pas quitter sa retraite de Dorking…

– Il ne la quittera pas, monsieur Franklin !

– Alors, Betteredge, tout ce que je vois pour le moment, c’est que je suis à bout de ressources. Après le sergent et M. Bruff, je ne connais personne qui puisse m’être d’aucune utilité. »

À ces mots, quelqu’un frappa à la porte. Betteredge parut surpris et mécontent de cette interruption.

« Entrez ! » cria-t-il d’un ton d’impatience.

La porte s’ouvrit, et je vis s’avancer tranquillement vers nous un des hommes les plus extraordinaires qu’il m’ait été donné de rencontrer. À en juger par sa tournure, il était encore jeune ; à voir son visage, on l’eût cru plus âgé que Betteredge. Son teint était bistré, et ses joues tellement creuses que les os se projetaient en avant ; son profil offrait ce beau type régulier si commun chez les vieilles races de l’Orient et si rare parmi nous autres Occidentaux. Le front se présentait haut et droit, mais sillonné de rides innombrables ; cette étrange figure était éclairée par deux yeux plus étranges encore, d’un brun doux, au regard triste, rêveur, profondément enfoncés dans leurs orbites, et dont la séduction était irrésistible quand ils se fixaient sur vous ; du moins ce fut l’effet qu’ils produisirent sur moi, Ajoutez-y une forêt de cheveux bouclés qui, par un singulier caprice de la nature, étaient restés d’un noir de jais sur le sommet de la tête, puis, sans la moindre transition de gris, devenaient du blanc le plus tranché autour des tempes et sur le reste de la tête. La séparation entre les deux nuances n’offrait aucune régularité à l’œil ; à une place, le blanc entrait brusquement dans le noir ; à une autre, les cheveux noirs faisaient irruption sur la partie blanche. Je dévisageai ce personnage avec une curiosité trop naïve pour n’être pas impertinente. En réponse à mon impolitesse involontaire, il tourna vers moi ses yeux pleins de douceur et me fit des excuses auxquelles certainement je n’avais aucun droit.

« Je vous demande pardon, dit-il ; j’ignorais que M. Betteredge fût occupé. »

Il prit une feuille de papier dans sa poche et la tendit à Betteredge.

« C’est la liste pour la semaine prochaine, » ajouta-t-il.

Ses yeux se portèrent de nouveau sur moi, et il quitta la pièce sans bruit.

« Qui est-ce ? demandai-je.

– Le second de M. Candy, répondit Betteredge. À propos, monsieur Franklin, vous serez fâché d’apprendre que le petit docteur ne s’est jamais remis de la maladie qui l’a pris en revenant chez lui après le dîner du jour de naissance. Sa santé est passable, mais la fièvre lui a fait perdre la mémoire, et il ne l’a pas recouvrée depuis. Toute la besogne retombe sur son assistant ; il est vrai qu’à l’exception des pauvres, sa clientèle est bien réduite ; eux, vous le savez, ne peuvent trouver mieux ; eux sont forcés de se contenter de cet homme au teint de bohémien et aux cheveux pie, faute de quoi ils resteraient sans médecin du tout.

– Vous ne paraissez pas l’aimer, Betteredge ?

– Personne ne l’aime, monsieur.

– Pourquoi donc est-il si impopulaire ?

– Mon Dieu, monsieur Franklin, son extérieur d’abord ne prévient pas en sa faveur ; puis on raconte que M. Candy l’a pris avec une réputation douteuse. Nul ne sait qui il est, et on ne lui connaît pas un seul ami ici. Comment voulez-vous qu’on l’aime après cela ?

– C’est tout simplement impossible ! Puis-je demander ce que signifie le papier qu’il vous a remis ?

– C’est la liste des pauvres malades qui ont besoin de vin. Milady faisait toujours faire une distribution régulière de vieux porto et de sherry aux malades nécessiteux, et miss Rachel désire que l’on continue. Que les temps sont changés ! Je me souviens qu’autrefois M. Candy lui-même apportait la liste à ma maîtresse. Aujourd’hui c’est à moi qu’on l’apporte, et c’est l’assistant de M. Candy qui est chargé de ce soin. Si vous le permettez, monsieur, je vais continuer à lire la lettre, poursuivit Betteredge, qui reprit le manuscrit de Rosanna Spearman. Cette lecture n’est pas gaie, je vous l’accorde ; pourtant j’éviterai ainsi de me lamenter sur le passé. »

Il mit ses lunettes et hocha tristement la tête :

« Avouez que nous montrons tous bien du bon sens dans la conduite que nous tenons envers nos mères, lorsqu’elles nous lancent sur le chemin de la vie ; nous semblons tous plus ou moins contrariés de venir au monde, et franchement nous n’avons pas tort. »

L’aide de M. Candy m’avait causé une telle impression qu’elle ne pouvait se dissiper si promptement ; aussi laissai-je passer cette irréfutable boutade du philosophe Betteredge, et revins-je à l’homme aux cheveux pie.

« Comment se nomme-t-il ? dis-je.

– Son nom est aussi laid que sa personne, répondit Betteredge d’un ton bourru : Ezra Jennings. »

Chapitre V
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Après m’avoir dit le nom de l’aide de M. Candy, Betteredge parut trouver que nous avions perdu assez de temps sur un sujet sans importance, et il se remit à lire la lettre de Rosanna Spearman. De mon côté, je m’assis à la fenêtre, en attendant qu’il eût fini ; peu à peu le souvenir d’Ezra Jennings s’effaça de mon esprit, et il était vraiment bizarre que, dans une situation aussi anormale que la mienne, quelqu’un d’étranger à mes préoccupations eût pu me produire une semblable impression. Mes pensées reprirent leur cours accoutumé ; une fois de plus, je me contraignis à envisager résolument ma position en face, et je pus arriver ainsi à discuter avec moi-même la ligne de conduite qu’il convenait de suivre. Je me décidai à retourner le soir même à Londres, à soumettre la situation à M. Bruff, et enfin à obtenir, bon gré mal gré et coûte que coûte, une entrevue avec Rachel ; J’avais plus d’une heure à ma disposition jusqu’au départ du train, et il me restait encore une chance pour que Betteredge, en achevant la lettre de Rosanna, y découvrît quelque renseignement utile avant le moment où je quitterais la maison. J’attendis donc ce qui pourrait survenir.

Voici comment la lettre se terminait :

« Ne m’en veuillez pas, monsieur Franklin, même si je songeai avec un léger sentiment de triomphe que toute votre existence était entre mes mains. Les soucis et la crainte ne tardèrent pas à m’assaillir ; par suite de l’opinion que le sergent Cuff s’était faite relativement à la perte du diamant, nous devions nous attendre à ce qu’il visitât bientôt nos effets et notre linge. Je ne pouvais trouver ni dans ma chambre ni dans toute la maison aucun lieu qui fût à l’abri de ses recherches. Comment dérober le vêtement aux investigations minutieuses du sergent, et cela sans perdre de temps ? Après y avoir longuement réfléchi, je pris un parti dont vous rirez ; je me déshabillai et mis la robe de nuit sur moi, vous l’aviez portée et je trouvai dans ce souvenir un réel bonheur.

« Il n’était que temps de prendre cette précaution, car nous apprîmes bientôt dans le hall des domestiques que le sergent demandait le livre de blanchissage. C’est moi qui le lui portai au petit salon de milady ; le sergent et moi, nous nous étions rencontrés plus d’une fois jadis, et j’étais certaine qu’il me reconnaîtrait ; je ne savais comment il agirait en me trouvant au service d’une maison où un vol venait d’être commis.

« Pour en avoir le cœur net, j’étais bien aise que la circonstance me mît face à face avec lui.

« Il feignit de ne pas me reconnaître, et me remercia poliment lorsque je lui tendis le livre. Je crus que c’était mauvais signe. Que dirait-il de moi une fois que j’aurais quitté la pièce, et ne risquais-je pas d’être arrêtée sous prévention et fouillée ? C’était à cette heure que vous deviez revenir du chemin de fer où vous aviez accompagné M. Godfrey Ablewhite. Je me rendis à votre promenade favorite du taillis, afin d’essayer de nouveau de vous parler, car je sentais que l’occasion de le faire ne se retrouverait peut-être plus.

« Vous n’y étiez pas, et, qui pis est, le sergent et M. Betteredge venant à passer près du lieu où je me cachais, le sergent me vit.

« Je n’avais après cela qu’à retourner à mon ouvrage et à ma place ; comme j’allais rentrer, vous reveniez du chemin de fer, vous dirigeant vers le taillis ; mais vous me vîtes, cela j’en suis certaine, et aussitôt vous vous détournâtes comme si j’avais la peste et vous allâtes vers la maison .

« Je regagnai de mon mieux l’entrée des domestiques et m’assis dans la buanderie où il n’y avait personne. Je vous ai déjà parlé des pensées que les Sables-Tremblants m’inspiraient ; elles me revinrent en ce moment ; je me demandai ce qui serait le moins dur, de continuer à supporter votre indifférence ou de me jeter dans le gouffre et d’en finir à jamais.

« Il serait inutile de chercher à expliquer ma conduite à cette époque, je ne me comprenais pas moi-même.

« Pourquoi ne vous arrêtai-je pas lorsque vous mettiez un soin si cruel à m’éviter ? Pourquoi n’ai-je pas su crier :

« – Monsieur Franklin, j’ai quelque chose à vous dire, cela vous intéresse ; je veux, il faut que vous m’entendiez ! »

Je vous tenais dans ma dépendance ; j’avais, comme on dit, barres sur vous, et bien plus, si je parvenais à vous inspirer confiance, j’avais les moyens de vous rendre mille services dans l’avenir.

« Naturellement, je n’ai jamais supposé qu’un gentleman comme vous eût volé le diamant pour le seul plaisir de le voler. Non, Pénélope avait souvent entendu parler par miss Rachel de vos folies et de vos dettes ; il était donc clair que vous vous étiez emparé du joyau pour le vendre ou l’engager, afin de vous procurer l’argent dont vous aviez besoin.

« Eh bien ! je vous aurais adressé à Londres à un homme qui vous eût prêté une grosse somme sur le diamant sans vous faire aucune question embarrassante.

« Pourquoi ne vous ai-je pas parlé ! Ah ! pourquoi ? est-ce que je craignais d’ajouter de nouveaux risques à ceux que me faisait déjà courir la possession de la robe de nuit ? Cette crainte eût pu exister chez d’autres femmes, mais non chez moi. Lorsque je faisais métier de voler, j’avais cent fois affronté de bien plus grands dangers et j’étais sortie de difficultés auprès desquelles celles-ci n’étaient qu’un jeu d’enfant. Élevée dans la tromperie et le mensonge, j’avais fait mes preuves en ce genre et quelques-uns de mes tours d’adresse avaient eu assez de retentissement pour être signalés dans les journaux. Dès lors était-il croyable qu’une bagatelle comme le fait de cacher ce vêtement pût peser ainsi sur mon esprit et me paralyser au moment où j’aurais dû vous parler ? Non, une pareille supposition serait insensée.

« Mais à quoi bon m’appesantir sur ma folie ! La vérité est que, loin de vous, je vous aimais de tout mon cœur et de toute mon âme ; en votre présence, j’étais intimidée, je craignais de vous mécontenter, je redoutais ce que vous me diriez (bien que vous fussiez coupable du vol du diamant), si j’osais vous prouver que je connaissais votre faute. J’avais été bien près de parler dans la bibliothèque ; alors vous ne m’aviez pas tourné le dos, alors vous ne m’aviez pas fuie comme si j’avais la peste. J’essayai de m’irriter contre vous et de me donner ainsi du courage. Hélas ! non, je ne ressentais que chagrin et humiliation :

« – Vous êtes laide, vous avez une épaule difforme, vous n’êtes qu’une housemaid, de quoi vous avisez-vous en m’importunant de votre présence ? »

« Vous ne m’avez jamais dit une parole semblable, monsieur Franklin, mais toute votre personne parlait pour vous Peut-on s’expliquer une telle folie de ma part ? Non, je ne puis que m’en accuser, rien de plus.

« Je vous demande pardon d’être sortie encore une fois de mon sujet. Cela n’arrivera plus, car je touche à la fin de mon récit.

« La première personne qui vint me relancer dans la buanderie fut Pénélope. Depuis longtemps déjà elle avait deviné mon secret et elle n’avait pas négligé les remontrances affectueuses pour me rendre le sens commun.

« – Ah ! dit-elle, je sais pourquoi vous êtes ici toute seule, à vous désoler ; ce qui peut vous arriver de plus heureux, Rosanna, est que la visite de M. Franklin prenne fin, du reste, je crois que maintenant il ne tardera plus à quitter la maison. »

« Toutes mes pensées se rapportaient à vous, et cependant l’idée de votre départ ne m’était jamais venue. Incapable de proférer un mot, je donnai ma réponse à Pénélope dans un regard.

« – Je viens de sortir de chez miss Rachel, continua-t-elle ; j’ai de vilains moments à passer par suite de son caractère ; elle prétend que la présence de la police lui rend le séjour de la maison insupportable ; elle est décidée à parler ce soir à milady, et à aller retrouver demain sa tante Ablewhite. Si elle réalise ce projet, comptez que M. Franklin aura bien vite imaginé un prétexte pour s’en aller aussi ! »

À ces paroles, je recouvrai l’usage de ma langue.

« – Croyez-vous, demandai-je, que M. Franklin ira avec elle ?

« – Il serait trop heureux si elle voulait le lui permettre ! Mais elle n’entendra pas de cette oreille-là. Il a eu aussi à subir sa mauvaise humeur ; il est très-mal dans ses papiers, et cela après avoir tout fait pour l’aider ; pauvre garçon ! Non, non, s’ils ne se raccommodent pas avant le départ de demain, vous les verrez s’en aller chacun de son côté. Je ne sais où il portera ses pas, mais ce dont je suis sûre, c’est qu’il ne restera pas ici une fois miss Rachel partie. »

« Je parvins à maîtriser la douleur qui s’empara de moi après cette conversation. À dire vrai, j’entrevoyais pourtant une petite lueur d’espoir, si une rupture sérieuse pouvait avoir lieu entre vous et miss Rachel.

« – Savez-vous, dis-je, ce qui a amené cette brouille entre eux ?

« – Elle est toute du fait de miss Rachel, répondit Pénélope, et, autant que j’en puis juger, elle n’est imputable qu’à son humeur. Je regrette de vous affliger, Rosanna, mais ne vous bercez pas de l’illusion que M. Franklin vienne jamais à se quereller avec elle ! Il en est bien trop fou pour cela. »

« Elle finissait ces mots cruels, lorsqu’on vint nous appeler de la part de M. Betteredge ; tous les domestiques de l’intérieur devaient se réunir dans le hall. Nous allâmes de là une à une dans la chambre de M. Betteredge pour y être interrogées par le sergent Cuff.

« Mon tour vint après celui de la première housemaid et de la femme de chambre. Les questions du sergent, bien qu’habilement déguisées, me convainquirent que ces femmes, mes plus cruelles ennemies, avaient fait leurs découvertes à ma porte dans l’après-dînée du mardi, puis dans la nuit du jeudi. Elles en avaient dit assez au sergent pour lui faire deviner une partie de la vérité. Il ne se trompait pas en croyant que j’avais travaillé secrètement à une robe de nuit, mis il supposait à tort que le vêtement taché m’appartenait. Il insinua aussi une opinion qui ne laissa pas que de m’intriguer. Il me soupçonnait bien en effet d’être mêlée à la disparition du diamant, mais en même temps il me fit voir avec intention qu’il ne me regardait pas comme l’auteur principal du vol ; selon lui, j’avais agi pour le compte d’une autre personne. Quelle était cette personne ? Je ne pus le deviner et je ne m’en doute pas encore à l’heure qu’il est.

« Dans tous les cas, il était clair que le sergent restait à mille lieues de la vérité. Vous étiez à l’abri de ses soupçons tant que le vêtement pourrait être dissimulé, mais à cette condition seulement.

« Je renonce à vous faire comprendre la terreur et l’anxiété qui m’accablèrent. Il était impossible que je continuasse à porter votre robe de nuit ; je pouvais être envoyée à l’improviste à la prison de Frizinghall, puis y être fouillée ; pendant que j’avais encore ma liberté, il me fallait prendre un parti : détruire l’objet suspect, ou le cacher en lieu sûr à une distance suffisante de la maison…

« Si j’avais été un peu moins éprise de vous, je crois que je l’aurais détruit. Mais, hélas ! pouvais-je anéantir la seule chose qui prouvât que j’avais sauvé votre réputation ?

« Si nous arrivions à une explication ensemble et si, m’imputant quelque motif intéressé, vous niiez ma découverte, comment pourrais-je gagner votre confiance sans avoir le moyen de produire la robe de nuit ? Était-ce vous faire tort que de croire que vous hésiteriez fort à partager un pareil secret avec une pauvre servante, et à la laisser devenir votre complice dans un vol que vos embarras d’argent vous avaient poussé à commettre ? Songez à votre froideur envers moi, monsieur, et vous ne vous étonnerez plus de ma répugnance à détruire le seul objet dont la possession me constituât un titre à votre gratitude et à votre confiance.

« Je me décidai donc à chercher une cachette, et je choisis celle que je connaissais le mieux, celle des Sables-Tremblants.

« Aussitôt que l’interrogatoire fut terminé, je demandai, sous le premier prétexte venu, à aller prendre l’air ; je partis pour le cottage de Mrs Yolland. Cette femme et sa fille étaient mes meilleures amies ; pourtant ne supposez pas que je leur aie confié votre secret : il n’a jamais appartenu qu’à moi. Je voulais seulement me procurer le moyen de vous écrire cette lettre, et de retirer votre vêtement de dessus moi ; car, soupçonnée comme je l’étais, je ne pouvais faire aucune de ces deux choses à la maison.

« J’ai presque achevé ma longue lettre, que j’écris dans la chambre de Lucy Yolland ; lorsqu’elle sera finie, je descendrai avec la robe de nuit cachée sous mon manteau et je trouverai dans le capharnaüm de Mrs Yolland ce qu’il faut pour l’enfermer et la mettre à l’abri de l’eau, puis j’irai aux Sables. Ne craignez pas que l’empreinte de mes pas me trahisse ! J’enfouirai mon secret dans le sable et aucune créature vivante ne pourra le découvrir, à moins que je ne lui indique moi-même le lieu où est la cachette.

« Et après, que ferai-je ?

« Alors, monsieur Franklin, j’aurai deux motifs pour tenter de nouveau de vous parler ; si vous quittez la maison avant que j’aie pu m’expliquer, je perds l’occasion de le faire jamais, voilà ma première raison ; en second lieu, si mes paroles vous irritent, j’ai la consolante conviction que la possession du vêtement plaidera toujours ma cause. Si tout cela manque, si je ne parviens pas à me raidir contre votre cruelle froideur, alors je cesserai mes efforts, mais ma vie finira, elle aussi.

« Oui, si je perds ma dernière chance, si vous êtes toujours aussi impitoyable et si mon cœur persiste a en être touché, alors je dirai adieu à ce monde qui m’aura refusé ma part du bonheur qu’il accorde à tant d’autres. Fi de cette existence qu’un peu d’affection venant de vous pouvait seule me rendre supportable ! ne vous reprochez rien, si je finis ainsi ; mais tâchez, ah ! tâchez de m’accorder un souvenir indulgent ! Je veux que vous sachiez ce que j’ai fait pour vous, alors que je ne serai plus là pour vous le dire moi-même ! Parlerez-vous au moins de moi une seule fois avec la même douceur que vous mettez dans votre voix lorsque vous vous adressez à miss Rachel ? Si vous me donnez cette consolation, je crois que mon ombre tressaillira du plaisir que j’en éprouverai.

« Il est temps de cesser ; je pleure, et comment saurai-je aller vers la cachette, si ces larmes inutiles continuent à m’aveugler ? D’ailleurs, pourquoi n’envisager que le côté le plus sombre de la situation ? pourquoi ne pas croire que tout ira mieux que je ne le suppose ? Je puis ce soir vous trouver de bonne humeur, ou, sinon, avoir meilleure chance demain matin ; je n’embellirai pas ma pauvre figure en me morfondant ainsi, n’est-ce pas ? Qui sait si je n’aurai pas rempli ces longues pages inutilement ? J’ai pourtant eu bien de la peine à les écrire ; elles vont aller pour plus de sûreté dans la cachette de concert avec le vêtement. Oh ! si nous pouvions parvenir à nous entendre, quelle joie j’aurais à déchirer ma lettre ! Je reste, monsieur, votre fidèle et dévouée

« ROSANNA SPEARMAN. »

Betteredge acheva en silence la lecture de la lettre. Après l’avoir soigneusement remise dans son enveloppe, il resta songeur, la tête baissée, les yeux fixés sur le sol.

« Betteredge, lui dis-je, la fin de cette lettre contient-elle quelque indice qui puisse nous guider ? »

Il releva la tête avec un long soupir.

« Aucun, monsieur Franklin ; si vous suivez mon avis, laissez la lettre dans son enveloppe jusqu’à ce que vous ayez vu la fin de vos soucis actuels. Elle vous affligera infiniment lorsque vous la lirez ; ne le faites pas maintenant. »

Je mis ma lettre dans mon portefeuille. En vous reportant à la narration de Betteredge, vous comprendrez son désir d’épargner mes sentiments dans un moment où j’étais déjà si éprouvé ! Deux fois cette malheureuse femme avait fait un suprême effort pour me parler ; les deux fois, le malheur avait voulu, et Dieu sait si j’en étais innocent ! que j’eusse repoussé ses avances. Le vendredi soir, elle m’avait trouvé seul au billard ; son langage, ses manières me firent croire, comme l’eût pensé toute autre personne, qu’elle était sur le point de m’avouer sa culpabilité dans l’affaire du diamant ; dans son intérêt, je me montrai peu empressé à recevoir sa confidence, et je continuai à suivre les billes au lieu de la regarder ; qu’en était-il résulté ? Je n’avais réussi qu’à la blesser profondément. D’après ce que lui avait dit Pénélope, elle comprit le samedi que mon départ était imminent ; la même fatalité s’acharna après nous. Elle avait tenté de me joindre dans le taillis, et elle m’y trouva avec Betteredge et le sergent Cuff. Ce dernier, poursuivant un but secret, avait fait appel, de façon qu’elle pût nous entendre, à mon intérêt pour Rosanna Spearman. Là encore, avec les meilleures intentions pour cette pauvre créature, j’avais opposé à l’insinuation du sergent un démenti complet : j’avais déclaré hautement « que je ne prenais aucun intérêt aux affaires de Rosanna Spearman ! » Sur ces mots, dits dans le but de la mettre sur ses gardes et de l’engager à ne me faire aucune confidence, elle avait quitté subitement sa place ; je crus l’avoir prémunie contre les dangers qu’elle courait, et je vois maintenant que mes paroles durent la mener au suicide. J’ai déjà relaté les événements qui me firent faire l’incroyable découverte des Sables, et la partie rétrospective de mon récit est terminée. J’abandonne la triste histoire de Rosanna, à laquelle après bien des années je ne puis songer sans un serrement de cœur ; maintenant que j’ai assez entretenu le lecteur du drame accompli aux Sables-Tremblants, ainsi que des conséquences qui en résultèrent pour moi dans le présent et dans l’avenir, je reviens aux vivants, j’ai à parler d’événements qui, dans les ténèbres où je tâtonnais, m’aidèrent à découvrir enfin la vérité.

Chapitre VI#id___RefHeading__99_480299813

J’arrivai à la station du chemin de fer, accompagné, il va sans dire, de Gabriel Betteredge. J’avais la lettre dans ma poche, la robe de nuit emballée dans mon sac, et j’étais décidé à ne pas me coucher que je n’eusse mis les deux objets sous les yeux de M. Bruff.

Nous quittâmes la maison en silence ; pour la première fois depuis que je connaissais mon vieux Betteredge, je le trouvai muet ; mais comme j’avais à lui parler, j’ouvris la conversation de mon côté :

« Avant que je parte pour Londres, lui dis-je, j’ai deux questions à vous faire ; elles se rapportent à moi, et vous surprendront peut-être.

– Si elles me font oublier la lettre de cette pauvre fille, monsieur Franklin, elles seront les bienvenues. Donc, veuillez me surprendre le plus tôt que vous le pourrez.

– Ma première question, Betteredge, sera celle-ci : étais-je gris le soir du jour de naissance de Rachel ?

Vous gris ! s’écria le vieillard. Quand votre principal défaut, monsieur Franklin, est de ne boire qu’à dîner, et de ne prendre jamais même une goutte de liqueur après le repas !

– Mais cette soirée-là, c’était une occasion toute particulière ; j’aurais pu sortir de mes habitudes, seulement pour cette nuit-là. »

Betteredge réfléchit un instant :

« Vous étiez, en effet, un peu en dehors de vos habitudes ; monsieur, mais je vais vous dire comment. Vous paraissiez fort souffrant, et nous vous conseillâmes de prendre un peu de brandy dans de l’eau pour vous aider à vous remettre.

– Je ne suis pas accoutumé à l’eau-de-vie ; peut-être que…

– Je savais que vous ne l’étiez pas, monsieur Franklin ; aussi ne vous ai-je versé qu’un demi-verre de notre vieux cognac qui a cinquante ans de bouteille, et (quelle pitié !) j’ai noyé cette noble liqueur dans un grand verre d’eau. Un enfant n’eût pu en être troublé, à plus forte raison, un homme fait ! »

Je savais que je pouvais compter sur sa mémoire pour un fait de ce genre ; il était donc inadmissible que je me fusse grisé. Je lui posai ma seconde question :

« Vous m’aviez toujours suivi depuis mon enfance, avant qu’on m’envoyât à l’étranger, mon vieil ami. Dites-moi franchement si vous avez jamais remarqué quelque étrangeté en moi pendant mon sommeil ? N’ai-je jamais été sujet au somnambulisme ? »

Betteredge s’arrêta, me regarda un instant, puis secoua la tête et reprit sa marche.

« Je vois où vous voulez en venir, monsieur Franklin, dit-il ; vous cherchez à expliquer que vous êtes allé vous frotter à cette maudite peinture sans avoir conscience de vos actes Mais cela ne se peut pas, et nous restons à cent lieues de la vérité. Marcher tout endormi ? Vous n’avez fait pareille chose de votre vie !

Je sentis cette fois encore que Betteredge devait être dans le vrai ; je n’avais jamais vécu dans la solitude ni en Angleterre ni à l’étranger ; il est évident que si j’avais été somnambule, une foule de gens s’en seraient aperçus, on m’en aurait prévenu dans mon propre intérêt, et on eût pris les moyens de me guérir de cette malheureuse disposition. J’admettais tout cela, et néanmoins, avec une persistance bien naturelle dans ma situation, je me cramponnais à l’une ou à l’autre des deux seules hypothèses qui pussent expliquer les faits dont la réalité était indiscutable. Voyant que je n’étais pas convaincu, Betteredge me rappela fort à propos certaines circonstances postérieures qui se rapportaient à l’histoire du diamant et qui devaient réduire à néant mes dernières objections.

« Essayons donc d’une autre manière, monsieur, me dit-il ; gardez votre opinion, et voyons jusqu’à quel point elle peut supporter l’examen. Si nous croyons à l’aventure de la robe ; de nuit, ce à quoi je me refuse pour mon propre compte, non-seulement vous auriez frôlé la peinture de la porte, inconsciemment, mais encore vous auriez pris le diamant sans le savoir. C’est bien cela jusqu’ici, n’est-ce pas ?

– Parfaitement ; poursuivez.

– Très-bien, monsieur. Disons que vous étiez gris ou somnambule, lorsque vous prîtes la Pierre de Lune : l’explication est valable pour ce qui est de la nuit et de la matinée du vol, mais s’applique-t-elle également à ce qui s’est passé depuis ? À partir de ce moment, le diamant a été porté à Londres. Là, il a été mis en gage chez M. Luker. Avez-vous donc fait ces deux choses toujours, à votre insu ? Étiez-vous encore sous l’influence de l’ivresse lorsque je vous embarquai dans la chaise à poneys le samedi soir ? Ou bien est-ce dans un accès de somnambulisme qu’au sortir du wagon vous vous êtes rendu chez M. Luker ? Excusez ma franchise, monsieur Franklin, mais cette déplorable affaire a bouleversé vos sens, et vous n’êtes plus en état de juger par vous-même. Le plus tôt que vous vous confierez à M. Bruff, ce sera le mieux, et vous y gagnerez la seule chance qui vous reste de résoudre une pareille énigme. »

Nous atteignîmes la station une ou deux minutes avant le départ du train.

Je n’eus que le temps de donner mon adresse à Betteredge afin qu’il pût m’écrire, en cas de besoin, et je lui promis de mon côté de lui mander tout ce qui pourrait l’intéresser. Je venais de lui faire mes adieux, quand il m’arriva de jeter un coup d’œil sur la boutique du marchand de journaux, et qu’y vis-je ? Le singulier assistant de M. Candy en conversation avec le libraire !

Nos yeux se rencontrèrent au même moment. Ezra Jennings me salua, je lui rendis sa politesse, et je montai dans le wagon. Je crois que mon esprit trouvait un certain soulagement à s’intéresser à un sujet qui en apparence devait lui être absolument étranger. En tous cas, je commençai le voyage qui me ramenait vers M. Bruff, en me demandant comment il se faisait que j’eusse rencontré deux fois dans la même journée l’homme aux cheveux pie !

L’heure à laquelle j’arrivai devait m’empêcher de trouver M. Bruff à son bureau ; j’allai donc du chemin de fer à sa demeure privée dans Hampstead ; je réveillai le vieil avoué qui sommeillait dans sa salle à manger, son carlin favori sur les genoux et sa bouteille de vin à portée de sa main.

Je ne saurais mieux rendre l’effet que produisit mon récit sur M. Bruff qu’en relatant ses faits et gestes dans cette occasion, il commanda du thé très-fort, fit porter des lumières dans son cabinet et envoya prier les dames de sa famille de ne le déranger sous aucun prétexte que ce fût ; ces préliminaires accomplis, il examina la robe de nuit d’abord, puis se mit à lire la lettre de Rosanna Spearman.

Quand il en eut achevé la lecture, M. Bruff m’adressa la parole pour la première fois depuis que nous étions réunis dans son cabinet.

« Franklin Blake, me dit le vieux gentleman, cette affaire-ci est des plus sérieuses ; et cela à plusieurs points de vue ; car, à mon avis, elle regarde Rachel au moins autant que vous ; son incompréhensible conduite s’explique maintenant ; elle croit que vous avez volé le diamant. »

J’avais reculé devant cette conséquence logique du raisonnement ; mais néanmoins elle s’était imposée à mes réflexions. Ma détermination bien arrêtée d’obtenir de Rachel une entrevue personnelle était fondée réellement sur cette conviction.

« La première mesure à prendre dans cette enquête, continua l’avoué, est de faire appel à Rachel. Elle s’est tue jusqu’ici par un motif que moi, qui connais son caractère, je puis apprécier. Il est impossible, après ce qui est arrivé, qu’elle persiste dans son silence. Il faut qu’elle comprenne qu’elle doit parler, ou bien on l’obligera à faire connaître les preuves sur lesquelles elle appuie sa conviction de votre culpabilité. Quelque sérieuse que paraisse la situation, il y a bien des chances pour que tout s’arrange si nous pouvons obtenir de Rachel qu’elle sorte enfin de son silence et consente à s’expliquer.

– Cette opinion est très-consolante pour moi ! dis-je ; j’avoue que je désirerais savoir…

– Vous voudriez savoir, interrompit M. Bruff, sur quel fondement elle repose. Je vais vous le dire en deux minutes ; mais entendez bien que je me place d’abord au point de vue de l’homme de loi ; tout est pour moi une question de preuves ; or, les preuves manquent dès le début sur un point très-important.

– Sur quel point ?

– Vous allez le savoir ; j’admets que la marque du vêtement le fasse reconnaître comme vous appartenant ; j’admets encore que ses taches de peinture prouvent qu’il a frôlé la porte de Rachel ; mais qu’est-ce qui nous assure, vous ou moi, que vous êtes bien la personne qui portait ce vêtement ? »

Cette objection me frappa d’autant plus qu’elle était du nombre de celles que je m’étais déjà posées.

« Quant à ceci, fit M. Bruff en désignant la confession de Rosanna, je comprends que cette lettre vous ait affligé ; je comprends aussi que vous hésitiez à l’envisager à un point de vue absolument impartial ; mais moi, qui ne suis pas dans votre position, je puis appeler mon expérience professionnelle à mon aide, et juger ce document comme je le ferais de tout autre. Sans insister sur le passé de cette femme, autrefois voleuse de profession, je vous ferai observer que sa lettre prouve qu’elle est experte dans l’art de tromper, et cela de son propre aveu ; j’en conclus donc que je suis parfaitement en droit de la soupçonner de n’avoir pas dit toute la vérité. Je ne veux émettre aucune hypothèse jusqu’à présent sur ce qu’elle a pu faire ou ne pas faire ; je dirai seulement ceci : c’est que si Rachel vous accuse sur le seul témoignage de cette robe de nuit, il y a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour que ce soit Rosanna Spearman qui la lui ait montrée. Voici sa lettre : elle avoue qu’elle était jalouse de Rachel, qu’elle substituait ses roses à celles que vous donnait votre cousine, qu’elle entrevoyait une lueur d’espoir pour sa passion dans le cas où une rupture s’élèverait entre vous et Rachel. Sans m’arrêter à la question de savoir qui a pris la Pierre de Lune (et pour arriver à ses fins, Rosanna était femme à prendre cinquante diamants !), je maintiens que la disparition de la Pierre donnait à cette voleuse convertie et affolée de vous une occasion de vous brouiller à jamais avec Rachel ; souvenez-vous qu’elle n’était pas résolue alors à se tuer, et il est parfaitement d’accord avec sa situation et son caractère, d’avoir saisi l’occasion lorsque celle-ci se présentait à elle. Que dites-vous à votre tour ?

– Qu’un soupçon de ce genre m’est venu en commençant à lire sa lettre.

– Justement ! Et lorsque votre lecture a été achevée, vous vous êtes mis à plaindre cette pauvre femme et n’avez plus eu le courage de la suspecter ; cela vous fait honneur, mon cher ami, grand honneur !

– Mais enfin supposons qu’il soit clairement prouvé que nul autre que moi ne portait cette robe de nuit ! Que faire ?

– Je ne vois pas comment ce fait pourra être prouvé, dit M. Bruff ; mais en admettant qu’il le soit, alors il vous sera difficile d’établir votre innocence, n’allons pas si loin pour le moment. Attendons de voir si Rachel ne vous a pas accusé sur le seul témoignage de ce vêtement.

– Grand Dieu ! m’écriai-je, comme il vous coûte peu d’admettre que Rachel ait pu m’accuser de pareille infamie ! Et de quel droit me soupçonne-t-elle, moi, d’être un voleur ?

– Votre question est pleine de sens ; et, quoique posée avec emportement, elle n’en mérite pas moins considération. Ce qui vous déroute m’intrigue également ; voyons, rappelez vos souvenirs, et répondez à ceci. S’est-il passé, pendant votre séjour chez lady Verinder, quelque incident si mince fût-il, qui ait été de nature à ébranler la confiance de Rachel non en votre honneur, bien entendu, mais en vos principes en général ? »

Je me levai, en proie à une agitation extrême. Cette question me rappela pour la première fois depuis que j’avais quitté l’Angleterre, qu’en effet il s’était passé quelque chose. Vous trouverez dans le huitième chapitre de la narration de Betteredge une allusion à l’arrivée d’un étranger qui vint me voir pour affaires, dans la maison de ma tante. Voici quel motif l’amenait.

Étant à Paris, un jour que, selon ma coutume, je me trouvais un peu à court d’argent, j’avais été assez sot pour accepter un prêt du maître d’un restaurant où j’avais l’habitude de manger. Une époque fut fixée pour le payement ; mais lorsque le moment arriva, il me fut impossible, comme à tant d’autres honnêtes gens d’ailleurs, de tenir mes engagements, et je remis à cet homme un billet. Malheureusement ma signature avait figuré trop souvent sur des papiers de ce genre, et il ne put parvenir à négocier mon effet.

Dans l’intervalle qui suivit mon emprunt, ses affaires allèrent mal ; presque à la veille d’une faillite, il chargea un de ses parents, homme de loi français, de se rendre auprès de moi en Angleterre afin de réclamer le payement de ma dette. Cet individu, violent et grossier, s’y prit fort mal avec moi ; nous en vînmes à de gros mots, et malheureusement ma tante et Rachel, qui se trouvaient dans la pièce voisine, nous entendirent. Lady Verinder entra et voulut savoir ce qui se passait ; l’homme de loi produisit ses titres et m’accusa d’être l’auteur de la ruine d’un pauvre homme qui avait eu confiance en mon honneur. Ma tante paya tout de suite la somme et le renvoya. Elle me connaissait assez pour ne pas ajouter foi à la manière dont le Français présentait les choses ; mais elle se montra mécontente de mon désordre et me reprocha à juste titre de m’être mis dans une situation qui, sans son intervention, eût pu devenir des plus désagréables. Soit que sa mère lui en eût parlé ou que Rachel l’eût appris autrement, elle se plaça à son point de vue habituel d’exagération romanesque ; aussi, suivant ses expressions, « j’étais sans cœur, je me déshonorais, je ne respectais rien ; on ne savait ce que je deviendrais capable de faire. » Bref, elle m’accabla d’une foule d’aménités plus aimables les unes que les autres. Nous restâmes en froid pendant deux jours, puis je fis ma paix et je n’y pensai plus. Rachel s’était-elle rappelé ce malencontreux incident à l’heure critique où les circonstances mettaient son estime pour moi à une si rude épreuve ? Lorsque j’eus tout rajouté à M. Bruff, il opta pour l’affirmative en réponse à ma question.

« Elle a dû subir cette influence rétrospective, dit-il gravement : et je voudrais pour vous que ce fait n’eût pas eu lieu, mais il nous a servi à savoir qu’il existait dans l’esprit de Rachel un précédent défavorable contre vous ; c’est une incertitude de moins, et je ne vois rien de plus à entreprendre pour le moment. Notre premier pas doit être celui qui nous conduira vers Rachel. »

Il se leva et se mit à arpenter la chambre d’un air pensif. Deux fois, je fus sur le point de lui dire que j’étais résolu à voir Rachel en particulier, et deux fois, par égard pour son âge et son caractère, j’attendis.

« La grosse difficulté, reprit-il, est de savoir comment obtenir qu’elle s’ouvre tout entière sur ce sujet, sans aucune réserve ; avez-vous quelque avis à cet égard ?

– Je compte, monsieur Bruff, parler moi-même à Rachel.

– Vous ! »

Il arrêta brusquement sa marche et me regarda comme si j’avais perdu l’esprit :

« Vous ! la dernière personne qu’elle consentira à voir ! »

Puis il se tut soudain, et reprit sa promenade.

« Attendez un peu, dit-il ; dans des cas d’une nature si exceptionnelle, l’action la plus hardie est parfois le moyen le plus sûr. »

Il pesa encore la question pendant quelques instants, puis la trancha en ma faveur.

« Qui ne risque rien, n’a rien, fit notre vieux gentleman, et vous avez pour vous une chance que je ne possède pas ; donc tentez résolument l’expérience.

– J’ai une chance pour moi ? » répétai-je très-surpris.

La physionomie de M. Bruff s’adoucit pour la première fois jusqu’au sourire.

« Il en est ainsi, dit-il ; je ne compte ni sur votre prudence ni sur votre calme, mais je compte sur la faiblesse que Rachel conserve encore pour vous dans un coin dérobé de son cœur. Sachez toucher cette corde-là, et soyez certain qu’il s’ensuivra l’aveu le plus complet de son étrange secret ! La question délicate est de savoir comment vous parviendriez à la voir.

– Elle a passé un certain temps sous votre toit, répondis-je. Ne pourrais-je la voir ici sans qu’elle fût prévenue de rien ?

– C’est de l’aplomb ! »

Après cette laconique appréciation de ce que je venais de dire, M. Bruff refit deux ou trois tours dans la chambre.

« En bon Anglais, dit-il, ma maison servira de piège pour attirer Rachel, et l’amorce prendra la forme d’une invitation venant de ma femme et de mes filles ! Si vous étiez tout autre que Franklin Blake et que je ne jugeasse pas l’affaire d’aussi sérieuse importance, je vous refuserais tout net. Au point où nous en sommes, j’ai la ferme conviction que Rachel en viendra un jour à me remercier de la trahison que je médite contre elle ; ainsi regardez-moi comme votre complice, Rachel sera invitée à passer une journée ici, et vous serez prévenu à temps.

– Quand cela ? sera-ce demain ?

– Nous n’aurions pas le temps de recevoir sa réponse ; disons après-demain.

– Comment aurai-je de vos nouvelles ?

– Ne sortez pas dans la matinée, et j’irai vous voir. »

Je le remerciai avec effusion du service inestimable qu’il allait me rendre, et, refusait son hospitalière invitation de coucher à Hampstead, je retournai à Londres.

Je puis affirmer que la journée du lendemain me parut la plus longue que j’eusse jamais passée. Bien que je me sentisse parfaitement innocent de l’infâme accusation qui pesait sur moi, et que je fusse assuré d’en être tôt ou tard lavé, j’éprouvais un sentiment d’amoindrissement moral qui me rendait incapable de rechercher mes amis. Nous entendons dire souvent par des observateurs trop superficiels que rien ne ressemble à un innocent comme un coupable ; j’acquis, par ma propre expérience, la preuve qu’on peut retourner la proposition. Je fermai ma porte à tout visiteur et ne sortis qu’à la faveur de la nuit.

Le lendemain matin, M. Bruff me surprit en train de déjeuner ; il me tendit une grosse clé et déclara qu’il était pour la première fois de sa vie honteux de lui-même.

« Viendra-t-elle ?

– Elle vient aujourd’hui goûter et passer l’après-midi avec mes filles.

– Mrs Bruff et vos filles sont-elles dans le secret ?

– Nécessairement ; mais les femmes, vous avez pu le remarquer, n’ont pas de principes, ma famille n’éprouve pas le plus léger remords de conscience ; le but étant de réconcilier Rachel et vous, ma femme et mes filles trouvent tous les moyens bons pour arriver à cette fin et n’ont pas plus de scrupules que des jésuites.

– Combien je les en remercie ! Qu’est-ce donc que cette clé ?

– La clé de la grille de mon jardin ; soyez-y à trois heures, puis entrez par la serre. Traversez le petit salon, ouvrez la porte du milieu qui donne dans le salon de musique ; vous y trouverez Rachel, et elle sera seule.

– Comment ferai-je pour vous témoigner ma reconnaissance ?

– Je vais vous le dire : ne me reprochez jamais les conséquences de ce que vous allez tenter. »

Sur ces mots, il me quitta.

J’avais encore bien des heures à attendre, et pour prendre patience, je me mis à ouvrir ma correspondance ; entre autres lettres j’en trouvai une de Betteredge.

Je la décachetai avec empressement et j’eus un vif désappointement en lisant le début, où il s’excusait de n’avoir rien d’intéressant à me narrer. Pourtant dès la phrase suivante apparaissait l’inévitable Ezra Jennings ! Il avait accosté Betteredge au sortir de la station pour lui demander qui j’étais ; renseigné sur ce point, il avait parlé de sa rencontre à M. Candy, qui s’était empressé aussitôt de venir trouver Betteredge et lui avait exprimé son regret de n’avoir pu me voir.

Il avait une raison particulière pour désirer me parler et tenait infiniment à savoir quand je reviendrais à Frizinghall.

Tel était le fond de la missive de Betteredge, dont je ne supprime que quelques apophthegmes philosophiques dans la manière habituelle de mon correspondant. Du reste, ce bon et dévoué serviteur avouait qu’il m’avait écrit surtout pour le plaisir de s’entretenir avec moi. »

Je mis sa lettre dans ma poche et l’oubliai une seconde après, absorbé que j’étais par l’idée de ma prochaine entrevue avec Rachel.

À trois heures sonnant, je me trouvais devant la grille du jardin de M. Bruff et j’introduisais la clé dans la serrure. À peine fus-je entré, à peine eus-je refermé la porte, qu’un trouble étrange s’empara de moi ; je regardai hâtivement de tous côtés comme si j’eusse soupçonné dans quelque coin du jardin la présence d’un témoin inconnu. Pourtant rien ne justifiait mes appréhensions ; les allées restaient solitaires, et les oiseaux et les abeilles, voltigeant autour de moi, paraissaient être les seuls témoins de mon agitation.

Je traversai le jardin, j’entrai dans la serre, et de là dans le petit salon. Comme je posais ma main sur la porte du milieu, quelques accords frappèrent mon oreille ; j’avais souvent entendu Rachel, dans la maison de sa mère, promener ses doigts ainsi à l’aventure sur le piano. Je dus attendre un instant afin de reprendre mon sang froid ; le passé et le présent s’offraient à moi avec le contraste saisissant de leurs dissemblances, et l’émotion de ces souvenirs me dominait ; je pus enfin me remettre, je poussai la porte et j’entrai.

Chapitre VII
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Au bruit que je fis, Rachel se leva du piano et me vit devant la porte, que je fermais derrière moi.

Nous nous regardâmes en silence, toute la longueur de la pièce nous séparant ; le mouvement qu’elle avait fait en se levant paraissait être le seul dont elle fût capable ; il semblait qu’elle eût concentré dans ses yeux fixement attachés sur moi tout l’effort de ses facultés physiques et morales.

Je craignis de lui être apparu trop brusquement. Je m’avançai vers elle et lui dis doucement : « Rachel ! » Au son de ma voix, elle recouvra ses couleurs en même temps que l’usage de ses membres ; elle s’avança de son côté, mais sans parler, et se rapprocha de plus en plus de moi comme si elle agissait sous une influence plus forte que sa volonté ; son teint reprit sa chaude coloration, et la flamme de l’intelligence brilla de nouveau dans ses yeux. J’oubliai le motif de ma visite, les soupçons honteux dont elle avait terni mon nom. Passé, présent, avenir, j’oubliai toutes les considérations dont l’honneur me faisait une loi de me souvenir. Je ne vis plus qu’une chose : la femme que j’aimais s’avançait vers moi ; elle tremblait, son irrésolution lui donnait un charme de plus, je n’y pus résister plus longtemps ; je la saisis dans mes bras, et couvris sa figure de baisers.

Il y eut un instant où je crus que mes caresses m’étaient rendues, un instant où il me sembla qu’elle aussi avait oublié. Illusion bientôt détruite, car dès qu’elle eut repris possession d’elle-même, sa première action volontaire me laissa cruellement voir qu’elle se souvenait. Avec un cri qui était comme un cri d’horreur, avec une force à laquelle, l’eussé-je voulu, j’aurais eu peine à résister, elle me repoussa loin d’elle. Je lus une colère sans merci dans son regard, et le mépris le plus impitoyable se peignit sur ses lèvres. Elle me toisa de la tête aux pieds, comme elle l’eût fait d’un étranger qui l’aurait insultée.

« Lâche, s’écria-t-elle ; vil, méprisable lâche, sans cœur et sans honneur ! »

Telles furent ses premières paroles ! De toutes les injures qu’une femme peut adresser à un homme, elle choisit la plus sanglante pour me la jeter à la face !

« Je me souviens du temps, Rachel, lui dis-je, où vous m’auriez témoigné votre mécontentement d’une offense dans des termes moins indignes de vous et de moi ; je vous demande pardon. »

Ma voix dut trahir l’amertume qui remplissait mon cœur. Dès les premiers mots de ma réplique, ses yeux, qui s’étaient détournés de moi, revinrent involontairement me chercher ; elle me répondit d’un ton sourd et avec un calme maussade que je ne lui avais jamais vu.

« J’ai peut-être quelque excuse à invoquer, dit-elle. Après ce que vous avez fait, il peut sembler bas de vous imposer ainsi à moi ; il peut sembler vil de spéculer sur ma faiblesse pour vous ; il peut sembler lâche d’abuser de ma surprise pour me contraindre à subir vos baisers. Mais ce n’est là qu’une opinion de femme : je ne devais pas m’attendre à ce que vous penseriez de la sorte. J’aurais mieux fait de me contenir et de ne vous rien reprocher. »

Elle mettait le comble à ses insultes par la manière dont elle les excusait. L’homme le plus dégradé de la terre se fût révolté contre de pareilles humiliations.

« Si mon honneur n’était pas entre vos mains, lui dis-je, je vous quitterais sur l’heure et ne vous reverrais jamais. Mais vous venez de me parler de ce que j’ai fait : qu’est-ce donc, je vous prie ?

– Ce que vous avez fait ? Et c’est vous qui osez m’adresser cette question ?

– Oui, je vous l’adresse.

– J’ai gardé le secret sur votre infamie, répliqua-t-elle, et j’ai supporté les conséquences de mon silence obstiné. N’ai-je pas bien mérité que vous m’épargniez l’insulte de vos questions ? Tout sentiment de reconnaissance est-il donc mort chez vous ? Vous étiez autrefois un gentleman. Vous étiez cher à ma mère, et encore plus à mon cœur. »

Ici la voix lui manqua. Elle retomba sur sa chaise, me tourna le dos et couvrit sa figure de ses deux mains.

Je dus attendre avant d’être en état de parler ; pendant cet instant de silence, je ne sais ce qui me fit le plus souffrir de son langage méprisant ou de l’orgueilleuse réserve qui refusait de m’admettre au partage de ses chagrins.

« Si vous ne voulez pas rompre le silence, dis-je, c’est moi qui le ferai ; je suis venu ici parce que j’ai à vous entretenir d’un objet très-sérieux. Voulez-vous m’accorder la justice de m’écouter ? »

Elle ne bougea ni ne répondit. Je ne renouvelai pas ma question et je ne me rapprochai pas de sa chaise. Soutenu par une fierté égale à son obstination, je lui fis le récit complet de ma découverte aux Sables-Tremblants et de tout ce qui m’y avait amené ; mon histoire fut assez longue ; mais du commencement jusqu’à la fin, jamais elle ne leva les yeux sur moi ni ne prononça un seul mot.

Je conservai mon calme ; mon avenir dépendait, selon toute apparence du sang-froid que je garderais ; le moment était venu de vérifier l’exactitude des suppositions de M. Bruff. Tout entier à l’épreuve que j’allais tenter, je me plaçai bien en face d’elle.

« J’ai une question à vous faire, quoiqu’elle m’oblige à revenir sur un sujet pénible, lui dis-je ; Rosanna Spearman vous montra-t-elle la robe de nuit ? Oui ou non ? »

Elle fit un bond qui l’amena tout près de moi. Ses yeux fouillèrent mon visage, pour ainsi dire, comme si elle cherchait à y découvrir une expression inaccoutumée.

« Êtes-vous donc en démence ? » demanda-t-elle.

Je me contins encore et dis avec calme :

« Rachel, voulez-vous répondre à ma question ? »

Elle poursuivit sans prendre garde à moi :

« Avez-vous un mobile que je ne comprenne pas ? L’avenir vous inquiète-t-il et suis-je pour quelque chose dans vos craintes ? On dit que la mort de votre père vous a rendu héritier d’une grosse fortune, venez-vous alors m’offrir l’équivalent de la perte de mon diamant ? Et vous reste-t-il assez de cœur pour sentir la honte de votre situation ? Est-ce le secret de votre prétendue innocence et de la ridicule histoire de Rosanna ? La conscience se réveille-t-elle enfin chez vous au fond de tous ces mensonges ?

Ici je l’interrompis, incapable de me maîtriser plus longtemps.

« Vous m’avez indignement calomnié, m’écriai-je ; vous osez me soupçonner d’avoir volé votre joyau ; j’ai le droit de savoir et je saurai le motif de cette accusation ! »

À mesure que je m’échauffais, sa colère grandissait aussi.

« Vous soupçonner, fit-elle ; mais, misérable que vous êtes, quand je vous ai vu de mes propres yeux voler le diamant ! »

Je fus frappé de stupeur à cette révélation foudroyante qui faisait crouler l’édifice des suppositions de M. Bruff. Malgré mon innocence, je restai muet devant elle. À ses yeux, comme aux yeux de quiconque m’aurait vu en ce moment, je dus avoir l’air d’un coupable écrasé par la découverte son crime.

Elle recula devant le spectacle de mon accablement et de son triomphe ; elle fut effrayée du morne silence que je gardais.

« Je vous ai épargné pour un temps, dit-elle, et je vous aurais épargné encore maintenant, si vous ne m’aviez forcée à parler. »

Elle fit le geste de quitter le salon, mais elle hésita avant de gagner la porte.

« Pourquoi êtes-vous venu au-devant de cette humiliation ? reprit-elle ; pourquoi m’avoir forcée à rougir de moi-même ? »

Elle fit quelques pas et s’arrêta de nouveau.

« Pour l’amour de Dieu ! dites donc quelque chose, s’écria-t-elle avec violence ; s’il vous reste un peu de pitié, ne me laissez pas m’oublier à ce point ! Parlez et obligez-moi à quitter cette pièce ! »

Je m’avançai vers elle, ne sachant vraiment ce que je faisais. Peut-être conservais-je un vague espoir de la retenir jusqu’à ce qu’elle m’en eût dit davantage. Du moment où j’avais appris que le témoignage sur lequel Rachel me condamnait était le témoignage de ses yeux, rien, pas même la certitude de mon innocence, ne me soutenait plus. Je la pris par la main ; mais, bien que je m’efforçasse de parler hardiment et d’aller droit au but, tout ce que je pus trouver fut « Rachel, il fut un temps où vous m’aimiez. » Elle frissonna et détourna les yeux, mais sa main resta sans force dans la mienne.

« Laissez-la aller ! » dit-elle faiblement.

La pression de ma main paraissait agir sur elle comme avait agi le son de ma voix lorsque j’étais entré dans la chambre. Elle m’avait appelé lâche, elle m’avait fait un aveu qui me marquait d’un sceau d’infamie et cependant je sentais que je restais son maître tant que ma main était en contact avec la sienne. »

Je l’attirai doucement vers le milieu de la pièce et l’assis près de moi.

« Rachel, lui dis-je, je ne puis vous donner aucune explication sur la contradiction que je vais vous soumettre moi-même ; je me bornerai à dire la vérité comme vous venez de la dire vous-même. Vous me vîtes, de vos propres yeux, prendre le diamant. Devant Dieu qui nous entend, je jure que je l’ai ignoré jusqu’à ce jour. Douterez-vous encore de moi ? »

Elle ne m’avait ni écouté ni entendu.

« Laissez ma main. » murmura-t-elle.

Ce fut sa seule réponse. Sa tête tomba sur mon épaule, et sa main serra la mienne au moment même où elle me priait de lui rendre sa liberté.

Je ne voulus pas insister, mais ce fut tout ce qu’elle obtint de moi. Mon seul espoir de reparaître jamais la tête haute parmi les honnêtes gens dépendait de l’influence que je conservais sur elle et qui pouvait la décider à se confier entièrement à moi. Je pouvais espérer que quelque indice, insignifiant en apparence, mais qui deviendrait mon ancre de salut, avait échappé aux yeux de Rachel, et que cette enquête, soigneusement reprise, aboutirait à la constatation de mon innocence. J’avoue donc que je gardai la pleine possession de sa main, et que je ne négligeai rien pour reconquérir l’autorité qu’elle m’avait laissé prendre sur elle autrefois.

« J’ai quelque chose à vous demander, dis-je ; je désire que vous me racontiez jusqu’au moindre incident de ce qui s’est passé depuis le moment où nous nous sommes dit bonsoir, jusqu’à celui où vous m’avez vu prendre le diamant. »

Elle souleva sa tête de dessus mon épaule et fit un effort pour dégager sa main.

« Oh ! pourquoi y revenir ? fit-elle ; pourquoi ?

– Je vais vous dire pourquoi, chère Rachel ; vous et moi, nous sommes victimes d’une erreur monstrueuse, qui revêt le déguisement de la vérité. Si nous repassons ensemble tous les faits de cette soirée, peut-être parviendrons-nous encore à nous entendre. »

Sa tête retomba sur mon épaule ; les larmes s’amassèrent dans ses yeux et commencèrent à couler le long de ses joues.

« Oh ! dit-elle, n’ai-je donc jamais eu cet espoir ? n’ai-je donc jamais tenté de voir les choses ainsi que vous le désirez en ce moment ?

– Vous n’avez essayé qu’à vous toute seule, lui répondis-je ; vous n’avez pas agi de concert avec moi qui puis vous venir en aide. »

Ces mots parurent enfin éveiller en elle un peu de cet espoir que je cherchais à trouver moi-même. Elle répondit dès lors à mes questions, non-seulement avec bonne volonté, mais en usant de son intelligence ; elle s’ouvrit tout entière à moi.

« Commençons, repris-je, par ce qui suivit le moment où nous nous séparâmes pour la nuit. Vous êtes-vous couchée, ou êtes-vous restée éveillée ?

– J’allai me coucher.

– Avez-vous remarqué l’heure ? était-il tard ?

– Pas très-tard ; environ minuit, à ce que je crois.

– Vous êtes-vous endormie ?

– Non, je ne pouvais dormir ce soir.

– La soirée vous avait agitée ?

– Je songeais à vous. »

La réponse m’ôta toutes mes forces ; il y eut quelque chose dans le son de sa voix encore plus que dans ses paroles, qui m’alla droit au cœur ; ce n’est qu’après un moment de silence que je fus en état de continuer mon interrogatoire.

« Aviez-vous conservé de la lumière ? demandai-je.

– Aucune, jusqu’à ce que je me relevasse ; alors j’allumai ma bougie.

– Combien de temps croyez-vous qu’il se fût écoulé depuis le moment où vous vous étiez couchée ?

– Une heure à peu près ; oui, je crois qu’il devait être une heure du matin.

– Êtes-vous restée dans votre chambre à coucher ?

– Je venais de passer une robe de chambre pour aller chercher un livre dans mon boudoir.

– Aviez-vous déjà ouvert la porte ?

– Je venais de l’ouvrir.

– Mais vous n’étiez pas entrée dans le boudoir ?

– Non, je m’arrêtai au moment d’y entrer.

– Pourquoi ?

– J’avais vu de la lumière sous la porte, et j’avais entendu des pas qui se rapprochaient.

– Eûtes-vous grand’peur ?

– Non, pas alors ; je savais combien ma pauvre mère dormait mal, et je me rappelai que, ce même soir, elle avait essayé en vain d’obtenir que je lui confiasse la garde de mon diamant. Son inquiétude à ce sujet me paraissait exagérée, et je crus qu’elle venait voir si j’étais endormie, ou causer avec moi de ce joyau si elle voyait encore de la lumière chez moi.

– Que fîtes-vous alors de votre côté ?

– J’éteignis ma bougie, afin qu’elle pût croire que j’étais couchée. Je n’étais guère raisonnable, moi non plus, car je tenais absolument à conserver mon diamant auprès de moi et dans le meuble que j’avais choisi.

– Après avoir soufflé votre lumière, êtes-vous allée vous coucher ?

– Je n’en eus pas le temps ; au moment où je l’éteignis, la porte du petit salon s’ouvrit, et je vis entrer…

– Vous vîtes entrer… ?

– Vous.

Étais-je habillé comme de coutume ?

– Non.

– Vêtu d’une robe de chambre ?

– En effet, et tenant le bougeoir de votre chambre à la main.

– J’étais seul ?

– Tout seul.

– Pouviez-vous voir ma figure ?

– Oui, parfaitement, votre bougie l’éclairait en plein.

– Mes yeux étaient-ils bien ouverts ?

– Oui.

– Vous n’y remarquâtes rien d’étrange ? Leur expression n’était pas fixe, ou absente ?

– Je n’y vis rien de ce genre. Votre regard était animé, et même plus brillant que de coutume. Vous promeniez vos yeux autour de la pièce, comme un homme qui sait qu’il se trouve dans un lieu où il ne devrait pas être et qui a peur d’être découvert.

– Avez-vous observé autre chose lors de mon entrée ? quelle était ma démarche ?

– La même que celle que vous avez toujours. Vous vous êtes avancé jusqu’au milieu du salon, puis vous vous êtes arrêté en regardant autour de vous.

– Que fîtes-vous, quand vous m’aperçûtes ?

– Je ne pus ni bouger ni parler ; j’étais pétrifiée ; il me fût impossible d’appeler et même de fermer ma porte.

– Dans la position que vous occupiez, pouvais-je vous voir ?

– Vous l’eussiez pu, bien certainement, mais vous ne regardâtes pas de mon côté ; cette question est inutile, je suis sûre que vous ne m’avez pas vue.

– Comment cela ?

– Auriez-vous pris le diamant en ce cas ? auriez-vous agi comme vous l’avez fait ? seriez-vous ici maintenant si vous aviez vu que j’étais éveillée et que je vous regardais ? Ne me forcez pas à parler de cet affreux moment ; je veux vous répondre avec calme ; tâchez de ne pas me faire sortir de mon sang-froid. Continuez, mais changez de sujet. »

Elle avait raison à tous les points de vue ; je poursuivis :

« Que fis-je, après m’être arrêté au milieu de la pièce ?

– Vous vous détournâtes, pour vous diriger ensuite droit vers le coin où se trouvait mon cabinet indien.

– Lorsque je fus près du meuble, je vous tournais le dos ; comment pouviez-vous voir ce que je faisais ?

– Je suivais tous vos mouvements ; il y a trois glaces dans mon boudoir et vous étiez placé de telle façon que l’une d’elles reflétait vos moindres gestes.

– Que vîtes-vous ?

– Je vous vis poser votre bougeoir sur le haut du cabinet ; vous ouvrîtes et fermâtes chacun des tiroirs les uns après les autres, jusqu’au moment où vous arrivâtes à celui qui contenait mon diamant. Vous considérâtes ce tiroir pendant un moment, puis vous y mîtes la main et vous en sortîtes la Pierre de Lune.

– Mais comment savez-vous que j’en ai retiré le diamant ?

– Je vis votre main plonger dans le tiroir, enfin je vis le scintillement de la Pierre qui brillait entre vos doigts lorsque votre main reparut.

– Ma main s’est-elle approchée de nouveau du tiroir, pour le fermer par exemple ?

– Non, vous teniez la Pierre dans votre main droite et vous avez repris votre bougeoir de dessus le meuble avec votre main gauche.

– Ai-je regardé après cela de nouveau autour de moi ?

– Non.

– M’avez-vous vu quitter la chambre aussitôt ?

– Non, vous êtes resté immobile pendant un temps assez long, je voyais votre figure de côté dans la glace ; vous sembliez tout absorbé par une méditation peu agréable.

– Que s’ensuivit-il ?

– Vous interrompîtes tout à coup vos réflexions et vous quittâtes la chambre.

– Ai-je fermé la porte après moi ?

– Non ; je vous vis entrer vivement dans le couloir en laissant la porte ouverte.

– Et après ?

– Votre lumière disparut, le son de vos pas s’éteignit, et je demeurai seule dans l’obscurité.

– Ne s’est-il rien passé depuis ce moment jusqu’à celui où toute la maison apprit la perte du diamant ?

– Rien absolument.

– En êtes-vous parfaitement sûre ? N’avez-vous pas pu finir par vous endormir ?

– Je n’ai pas dormi un seul instant et ne me suis pas recouchée. Il n’est rien survenu depuis ce moment jusqu’à celui où Pénélope est entrée chez moi. »

Je laissai tomber sa main ; je me levai et fis quelques pas. Aucune de mes questions n’avait été laissée sans réponse ; tous les détails que je désirais connaître m’avaient été donnés. J’étais revenu à l’hypothèse du somnambulisme ou de l’ivresse, et il fallait y renoncer une fois de plus. La parole du témoin oculaire de mes actions pendant cette nuit faisait évanouir ces diverses suppositions. Que restait-il à faire ? Que pouvais-je dire ? Le fait brutal, palpable du vol se dressait seul devant moi au milieu des horribles ténèbres qui m’enveloppaient. La vérité si ardemment cherchée se dérobait à ma poursuite. C’était en vain que j’avais découvert aux Sables-Tremblants le secret de Rosanna Spearman ; c’était en vain que j’avais fait appel à Rachel elle-même et que j’avais recueilli de sa bouche l’abominable histoire qu’on vient de lire.

Elle fut la première cette fois à rompre le silence.

« Eh bien, dit-elle, vous m’avez questionnée, je vous ai répondu, vous me faisiez espérer qu’il jaillirait quelque lumière de mon récit, comme vous l’espériez vous-même ; qu’avez-vous à me dire maintenant ? »

Le ton dont elle me parlait m’avertit que mon influence sur elle s’était de nouveau évanouie.

« Nous devions récapituler ensemble ce qui s’était passé pendant la soirée de mon jour de naissance, continua-t-elle, et nous espérions après cela arriver à nous entendre. En sommes-nous là ? »

Elle attendit impitoyablement ma réponse. Je répliquai du la manière la plus maladroite. L’exaspérante conviction de mon impuissance me jeta hors de mes gonds. Imprudemment et mal à propos, je lui reprochai de m’avoir, par son silence, laissé ignorer jusqu’à présent la vérité.

« Si vous aviez parlé lorsque vous auriez dû le faire, commençai-je ; si du moins, ce qui est de stricte justice, vous aviez consenti à vous expliquer… »

Elle poussa un cri de fureur ; ces quelques mots de reproche semblèrent avoir porté sa colère jusqu’au paroxysme.

« M’expliquer ! répéta-t-elle ; non, cet homme n’a pas son pareil sur la terre ! Quoi ! je le ménage lorsqu’il me brise le cœur ; je sauve sa réputation sans me soucier de compromettre la mienne, et lui, lui entre tous se retourne contre moi et m’accuse de n’avoir pas su m’expliquer ! Après que j’ai cru en lui, que je l’ai aimé jusqu’à la folie, après que j’ai pensé à lui nuit et jour, il s’étonne que je n’aie pas saisi la première occasion de lui dire : « Mon cher trésor, vous n’êtes qu’un voleur ! Vous le héros que j’aimais et que je respectais, vous vous êtes introduit chez moi à la faveur de la nuit, afin de voler mon diamant ! Voilà donc ce que j’eusse dû faire ! Ah ! malheureux homme, vil et méprisable ! j’aimerais mieux avoir perdu cinquante diamants que de vous entendre mentir ainsi que vous le faites ! »

Je pris mon chapeau ; par compassion pour elle, je le dis dans toute la sincérité de mon âme, je me levai sans prononcer un seul mot et j’ouvris la porte par laquelle j’étais entré.

Elle me suivit, m’arracha la porte des mains, la referma et me ramena à la place que je venais de quitter.

« Non, dit-elle, pas encore ! Il semble que je vous doive une justification de ma conduite envers vous. Eh bien, vous resterez et vous l’entendrez, ou vous ne sortirez d’ici, si vous l’osez, que par la force ! »

J’avais le cœur navré de la voir dans un pareil état d’exaspération et de l’entendre s’exprimer avec cette violence. Je ne pus lui répondre que par un signe indiquant que je me soumettais à ses volontés.

L’animation de la colère ne rougissait plus ses joues, je m’assis en silence, elle attendit un instant pour s’affermir dans son calme, et lorsqu’elle commença, il ne restait en elle qu’un signe visible de sa récente émotion ; elle parlait sans me regarder et tenait ses mains crispées sur sa poitrine tandis que ses yeux étaient cloués au parquet.

« Il eût été, selon vous, de stricte justice que je m’expliquasse, dit-elle en reprenant mes expressions ; vous allez voir si j’ai essayé de vous disculper ou non. Je vous ai dit que je ne m’étais ni endormie ni même recouchée après que vous eûtes quitté mon boudoir. Il est inutile de vous importuner du récit de mes pensées, vous seriez incapable de les comprendre ; je me contenterai de vous dire ce que je fis, lorsqu’après un certain temps je pus prendre un parti. Je m’abstins d’éveiller toute la maison et de raconter à chacun ce qui venait de se passer, comme j’aurais pourtant dû le faire. En dépit du témoignage de mes yeux, je vous aimais tellement que j’aurais admis n’importe quoi, fut-ce même une impossibilité, plutôt que de vous imputer un vol commis avec préméditation. À la suite de longues réflexions, je me décidai à vous écrire.

– Mais je n’ai jamais reçu de lettre de vous.

– Je le sais ; attendez un peu et vous apprendrez pourquoi. Ma lettre était tournée de façon à ne pouvoir être comprise que de vous, car je ne voulais pas qu’elle vous perdît à jamais si le hasard la faisait tomber en des mains étrangères. En termes intelligibles pour vous seul, je disais que j’avais lieu de vous croire sérieusement obéré ; j’ajoutais que ma pauvre mère et moi savions de source certaine que vous ne vous montriez pas assez délicat sur les moyens de vous procurer de l’argent. En vous rappelant la visite de l’homme de loi français, vous eussiez compris à quoi je faisais allusion. Si vous aviez continué votre lecture, vous seriez arrivé à une partie de ma lettre où je vous offrais de vous prêter la plus forte somme d’argent que je pourrais me procurer, toujours, bien entendu, à la condition qu’aucun mot à ce sujet ne serait prononcé après cela entre nous ! Et j’aurais su me la procurer, » s"écria-t-elle.

En même temps ses yeux se levèrent sur moi et les couleurs lui revinrent :

« À défaut d’autre moyen, j’aurais moi-même engagé le diamant. C’est en ces termes que je vous écrivis. Attendez ! je fis mieux que cela. Je convins avec Pénélope qu’elle vous remettrait cette lettre quand vous seriez tout seul. Je me proposais de m’enfermer dans ma chambre, de laisser le boudoir ouvert et à votre disposition pendant toute la matinée ; j’espérais, je croyais même avec toute la ferveur de mon âme, que vous saisiriez l’occasion et que vous replaceriez secrètement le diamant dans mon tiroir. »

Ici j’essayai de l’interrompre ; elle leva impatiemment la main, et m’arrêta ; à travers les rapides fluctuations de son caractère, la colère semblait la reprendre. Elle se leva de sa chaise et s’approcha de moi.

« Je sais ce que vous allez me dire, poursuivit-elle ; vous allez me rappeler de nouveau que vous ne reçûtes aucune lettre de moi ; en effet, je déchirai ce que j’avais écrit.

– Et pour quelle raison ?

– Pour la meilleure de toutes. Je préférai détruire ma lettre plutôt que de la perdre pour un homme tel que vous ! Quelles furent donc les premières nouvelles qui me parvinrent dans la matinée ? À peine mon petit plan était-il achevé que je sus que vous, oui, vous ! ! ! mettiez plus d’empressement que tout autre à envoyer chercher la police ! Vous aviez pris l’initiative, vous déployiez toute l’activité imaginable dans les recherches ! vous poussiez même l’audace jusqu’à me parler de la perte de ma Pierre ! de cette Pierre volée par vous-même ! de cette Pierre qui, pendant tout ce temps-là, était entre vos mains ! Après une pareille preuve de votre infernale astuce, il ne me restait qu’à déchirer ma lettre. Dire que même alors, lorsque l’interrogatoire de l’officier de police me rendait folle, mon cœur conservait encore assez de faiblesse pour ne pas vouloir vous abandonner entièrement. Je me disais : « Il a joué son odieuse comédie devant toutes les personnes de la maison ; je verrai s’il ose la soutenir en face de moi. J’appris que vous étiez sur la terrasse ; je m’y rendis, et me contraignis à vous regarder, à vous parler. Avez-vous oublié ce que je vous dis ? »

J’aurais pu répondre que chacune de ses paroles m’était présente. Mais à quoi bon en ce moment ?

Comment pouvais-je lui dire que son apostrophe m’avait surpris, affligé ; que je l’avais crue sous l’influence d’une excitation nerveuse, que même je m’étais demandé pendant un instant si la disparition de son joyau était aussi mystérieuse pour elle que pour nous, mais que pourtant la vérité ne s’était jamais fait jour dans mon esprit ? N’ayant pas une seule preuve à donner à l’appui de mon innocence, je ne pouvais espérer la persuader de tous ces sentiments pourtant trop réels.

« Il peut vous convenir d’oublier, poursuivit-elle, mais moi, il me convient de me souvenir ; je sais d’autant mieux ce que je vous dis, que je préparai mes paroles avant d’aller vous trouver ; je vous donnai à plusieurs reprises l’occasion de m’avouer la vérité ; je ne négligeai rien pour vous faire comprendre, sans vous le dire en face, que je connaissais votre faute. À toutes mes insinuations vous ne répondîtes qu’en jouant l’étonnement, en simulant l’innocence comme vous le faites encore à l’heure qu’il est. Quand je vous quittai ce matin-là, je n’avais plus d’illusions ; je vous jugeais pour ce que vous étiez et pour ce que vous êtes, c’est-à-dire pour le plus vil misérable qui ait jamais existé.

– Je répète que, si vous vous étiez expliquée à ce moment, Rachel, vous m’eussiez quitté sachant que vous jugiez indignement un homme innocent.

– Si j’avais parlé devant quelqu’un, répliqua-t-elle avec une indignation croissante, vous étiez déshonoré pour toute votre vie ! Et si je vous avais parlé en tête-à-tête, vous eussiez nié votre crime comme vous le niez en ce moment ! Vous imaginez-vous que je vous aurais cru ? Eût-il reculé devant un mensonge celui qui avait fait ce que je vous ai vu faire et qui s’était conduit ensuite comme je vous ai vu vous conduire ? Je vous le répète, je n’ai pu supporter l’idée de vous entendre encore mentir, après avoir déjà eu l’affreux chagrin de vous voir voler. Vous en parliez vraiment comme d’un malentendu que quelques mots auraient suffi à dissiper ! Eh bien ! le malentendu a cessé. Votre justification s’est-elle produite ? Non, non ! les choses en sont au même point ! Je ne vous crois plus maintenant ! je nie que vous ayez trouvé la robe de nuit, je nie que Rosanna Spearman vous ait écrit ; je ne crois pas un seul mot de votre récit. Vous l’avez volé, car je vous ai vu ! Vous affectiez d’aider les gens de police, je l’ai vu ! Vous mîtes le diamant en gage chez M. Luker, à Londres, j’en suis sûre ! Vous avez grâce à mon misérable silence, laissé planer sur un innocent les soupçons qui auraient dû se porter sur vous ! À peine en possession de votre proie, vous vous êtes dès le lendemain enfui vers le continent. Après tant de bassesses, il ne vous en restait plus qu’une à commettre, c’était de venir ici, la fausseté sur les lèvres, et d’oser me dire que j’ai mal agi envers vous ! »

Si j’étais resté un instant de plus dans la pièce, je ne sais quelles paroles m’eussent échappé, que j’aurais regrettées à jamais. Je passai devant elle, et j’ouvris la porte pour la seconde fois ; mais avec la violence obstinée d’une femme hors d’elle-même Rachel me saisit par le bras et me barra le passage.

« Laissez-moi, Rachel, lui dis-je ; c’est préférable pour chacun de nous, laissez-moi. »

Je sentais son souffle agité près de mon visage ; son sein se soulevait convulsivement, et elle me maintenait avec une force factice contre la porte.

« Pourquoi être venu ici ? continua-t-elle avec désespoir, je vous le demande encore, pourquoi ? Craignez-vous que je ne vous dévoile ? Maintenant que vous possédez richesse, position, que vous pouvez épouser la fille la mieux née de notre pays, craignez-vous que je ne dévoile à d’autres ce que je n’ai jamais dit qu’à vous ? Je ne parlerai pas, je ne pourrais pas me résoudre à vous perdre ! Je vaux moins, oui, moins si c’est possible, que vous-même ! »

Des larmes et des sanglots lui coupèrent la voix ; elle essaya, mais en vain, de les réprimer ; elle m’étreignait de plus en plus fort.

« Je ne puis arracher de mon cœur, disait-elle, même à l’heure présente ! Ah ! vous n’êtes que trop en droit de compter sur cette honteuse faiblesse qui ne sait même pas lutter contre vous ! »

Elle me lâcha tout à coup, et tordit ses mains avec douleur.

« Toute autre femme fuirait à son approche ! s’écria-t-elle. Oh ! mon Dieu ! je me méprise encore plus sincèrement que je ne le méprise lui-même ! »

Les larmes me gagnaient en dépit de mes efforts ! je ne pouvais plus supporter cette triste scène.

« Vous saurez un jour combien vous m’avez injustement accusé, dis-je ; sinon, vous ne me reverrez jamais ! »

Je la quittai ; elle se leva précipitamment de la chaise sur laquelle elle s’était laissée tomber un instant auparavant : elle me suivit, la noble créature, jusque dans la chambre voisine, et sa dernière parole fut une parole de miséricordieuse tendresse.

« Franklin ! dit-elle, Franklin, je vous pardonne ; oh ! Franklin, cher Franklin, nous ne nous reverrons jamais ! Dites au moins que vous me pardonnez. »

Je me tournai de façon qu’elle pût lire sur mon visage ce que ma voix était impuissante à exprimer ; je lui fis un signe de la main, et je l’aperçus comme une vision lointaine à travers les pleurs qui obscurcissaient mon regard. L’instant d’après, cette scène de désolation avait cessé. Je me retrouvai de nouveau dans le jardin. Je ne la voyais ni ne l’entendais plus.

Chapitre VIII
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Je fus surpris le soir même par la visite que me fit M. Bruff.

On remarquait un changement notable chez l’avoué : il ne possédait plus son animation et son assurance habituelles. Pour la première fois depuis que je le connaissais il me serra la main en silence.

« Retournez-vous à Hampstead ? lui demandai-je pour dire quelque chose.

– J’arrive de Hampstead, fut sa réponse ; je sais que vous avez enfin appris toute la vérité ; mais je vous assure bien que si je m’étais douté du prix auquel cette confession serait achetée, j’eusse préféré vous laisser dans l’ignorance.

– Vous avez vu Rachel ?

– Je suis venu ici après l’avoir ramenée à Portland-Place, car il était impossible de la laisser retourner seule en voiture. Je ne puis vous rendre responsable (surtout après vous avoir autorisé à voir Rachel chez moi) de la secousse que lui a causée cette malheureuse entrevue ; mais je dois éviter qu’une pareille impression se reproduise. Elle est jeune, pleine d’énergie ; elle prendra le dessus avec l’aide du temps et du repos ; promettez-moi de ne rien tenter qui trouble de nouveau son esprit, et de ne pas chercher à la revoir, à moins que je ne vous l’aie permis.

– Après tout ce que nous avons souffert tous deux, vous pouvez compter sur moi, lui dis-je.

– J’ai alors votre promesse ?

– Vous l’avez. »

M. Bruff parut respirer ; il ôta son chapeau et rapprocha sa chaise de la mienne.

« C’est chose convenue, dit-il ; maintenant parlons de l’avenir, de votre avenir, j’entends. Voici, selon moi, et en peu de mots, le résultat de l’incroyable explication d’aujourd’hui. En premier lieu, nous sommes certains que Rachel vous a dit toute la vérité, et en toute sincérité. En second lieu, bien que nous sachions qu’il y a là quelque horrible mystère, nous ne pouvons vraiment la blâmer de vous croire coupable, d’après le témoignage de ses propres yeux, d’autant plus que ce témoignage est corroboré par des circonstances qui paraissent accablantes contre vous. »

Ici je plaçai un mot.

« Je ne blâme pas Rachel, dis-je ; je regrette seulement qu’elle n’ait pu prendre sur elle de me parler en temps utile.

– Autant vaudrait regretter que Rachel soit Rachel, repartit M. Bruff, et, fût-elle tout autre qu’elle n’est, quelle jeune fille douée de sentiments délicats, après avoir désiré vous épouser, eût pu se résoudre à vous jeter à la tête une accusation de vol ? En tous cas, le caractère de Rachel ne lui permettait pas d’agir ainsi. Déjà, dans une circonstance fort différente de celle-ci, mais qui lui faisait une position presque analogue à celle qu’elle a prise vis-à-vis de vous, je l’ai vue se conduire de la même façon. D’ailleurs, comme elle me l’a dit elle-même ce soir, pendant que nous revenions ensemble à la ville, lors même qu’elle eût parlé plus tôt, elle n’aurait pas accordé plus de créance à vos dénégations alors qu’elle ne l’a fait aujourd’hui. Il n’y a rien à répondre à cela. Allons, allons, mon cher Franklin ! décidément j’ai mal jugé toute cette affaire, je l’avoue ; mais malgré cela, mon conseil peut encore être bon. Je vous le dis tout franchement, nous perdrons notre temps, et nous nous torturerons l’esprit en pure perte, si nous nous obstinons à remonter à l’origine de cet abominable imbroglio. Laissons une bonne fois de côté les événements qui ont eu lieu l’année dernière à la campagne de lady Verinder, et voyons ce que nous pourrons découvrir dans l’avenir, au lieu de nous acharner à la recherche de ce qui nous a échappé dans le passé.

– Vous oubliez, lui dis-je, que toute cette affaire est dans le passé, au moins pour ce qui me concerne.

– Veuillez répondre à cette question, repartit M. Bruff : le diamant est-il ou n’est-il pas au fond de tous ces soucis ?

– Il y est, bien entendu.

– Très-bien ; qu’a-t-on fait, croyons-nous, de la Pierre de Lune dès son arrivés à Londres ?

– On l’a mise en gage chez M. Luker.

– Nous savons que ce n’est pas vous qui l’avez engagée, mais savons-nous qui c’est ?

– Non.

– Où croyons-nous que se trouve actuellement la Pierre de Lune ?

– Déposée chez les banquiers de M. Luker.

– Parfaitement. Raisonnez maintenant : nous voici déjà au mois de juin ; vers la fin du mois (je ne puis préciser le jour), une année se sera écoulée depuis la remise de la Pierre à M. Luker ; il y a au moins là une grande chance pour que la personne qui l’a engagée soit prête à la dégager à l’expiration de ce délai. Si elle la reprend, M. Luker doit aux termes des conditions stipulées entre lui et son client, retirer lui-même la Pierre des mains de ses banquiers. Puisqu’il en est ainsi, je propose d’établir une surveillance autour de la banque quand le mois touchera à sa fin ; nous découvrirons de la sorte qui recevra le diamant des mains de M. Luker. Me comprenez-vous maintenant ? »

J’admis, bien qu’un peu à contre-cœur, qu’à tout prendre l’idée était ingénieuse.

« Elle est autant l’idée de M. Murthwaite que la mienne, dit M. Bruff ; elle eût pu ne jamais me venir, sans une conversation que j’eus dernièrement avec lui. Si M. Murthwaite est dans le vrai, les Indiens garderont les abords de la banque vers la fin du mois, et il peut en résulter quelque chose de nouveau. Nous n’aurions pas à nous en préoccuper, si cela ne devait peut-être nous aider à mettre la main sur l’inconnu qui a engagé le diamant. Cet individu, soyez-en certain, est responsable (je ne prétends pas savoir comment !) de la position dans laquelle vous vous trouvez, et seul est en état de vous rendre l’estime de Rachel.

– Je ne puis nier, dis-je, que votre plan ne soit destiné à résoudre la difficulté ; il est nouveau, original et hardi. Mais…

– Mais vous avez une objection à y faire ?

– Oui, mon objection est qu’il me force à attendre.

– Je vous l’accorde ; à mon compte, il faut que vous patientiez environ quinze jours. Est-ce donc si long ?

– C’est un siècle, monsieur Bruff, dans une situation semblable à la mienne. Mon existence est tout simplement insoutenable, tant que je resterai sous le coup de cette affreuse accusation.

– Bien, bien, je le comprends. Mais avez-vous formé un autre projet ?

– J’ai songé à consulter le sergent Cuff.

– Il n’est plus dans la police ; ne comptez donc pas sur son assistance.

– Je sais où le trouver, et je puis essayer.

– Essayez, fit M. Bruff après un instant de réflexion. L’affaire a pris une tournure tellement étrange depuis l’époque où le sergent s’en est mêlé, que vous parviendrez peut-être à réveiller son intérêt pour cette enquête ; essayez et tenez-moi au courant du résultat ; en attendant, continua-t-il après s’être levé, si vous ne réussissez pas dans votre système de recherches d’ici à la fin du mois, suis-je libre, de mon côté, d’essayer autre chose et d’établir une surveillance sur la banque ?

– Certainement, répondis-je, à moins que je ne vous en évite la peine avant la fin du terme que nous nous fixons là. »

M. Bruff se contenta de sourire et prit son chapeau.

« Dites au sergent, reprit-il, que, selon moi, la découverte de la vérité dépend de la découverte de la personne qui a mis le diamant en gage, et faites-moi savoir ce qu’avec son expérience le sergent pense de mon idée. »

Là-dessus nous nous séparâmes.

Dès le lendemain, je partis pour la petite ville de Dorking, que Betteredge m’avait désignée comme le lieu de la retraite du sergent Cuff.

J’appris à l’hôtel où se trouvait le cottage du sergent. On y arrivait par un chemin détourné un peu en dehors de la ville ; la petite maison était située au milieu d’un jardin protégé par un bon mur de brique en arrière et de côté, avec une haie épaisse servant de clôture pour la partie du devant. La porte, formée d’un élégant treillage peint en vert, était fermée ; après avoir sonné, je jetai un coup d’œil à travers les interstices, et je vis la fleur favorite du célèbre Cuff répandue partout à profusion ; elle fleurissait dans le jardin, courait le long des fenêtres et garnissait la porte. Maintenant qu’il n’avait plus à rechercher les crimes et les mystères de la grande ville, le fameux employé de la sûreté jouissait en paix, enseveli comme le sybarite sous les roses, des dernières années de sa vie !

Une femme d’âge canonique, à l’air respectable, m’ouvrit la porte et détruisit aussitôt toutes les espérances que je fondais sur l’aide du sergent. Il était parti la veille pour l’Irlande !

« Y est-il allé pour affaires ? » demandai-je.

La femme sourit :

« Il n’en a plus qu’une en tête, monsieur, et c’est celle des roses. Le jardinier d’une grande maison en Irlande vient de découvrir quelque nouveauté à ce sujet, et M. Cuff fait ce voyage pour s’en enquérir.

– Savez-vous quand il doit être de retour ?

– C’est fort incertain, monsieur. M. Cuff m’a dit qu’il pouvait revenir immédiatement, ou bien rester absent assez longtemps, selon qu’il trouverait la nouvelle découverte digne d’intérêt ou non. Si vous avez quelque message pour lui, je m’empresserai de le lui faire tenir. »

Je lui donnai ma carte sur laquelle j’écrivis au crayon :

« J’ai quelque chose à vous communiquer relativement la Pierre de Lune. Veuillez m’instruire du moment de votre retour. »

Cela fait, il ne me restait plus qu’à prendre mon parti de ce mécompte et à retourner à Londres.

L’état d’irritation où était mon esprit à cette époque, accru par le résultat négatif de mon petit voyage, me rendait le repos impossible ; dès le lendemain de mon retour de Dorking, je résolus de faire un nouvel effort pour percer l’obscurité qui enveloppait ma position.

Mais de quelle façon m’y prendre ?

Si l’excellent Betteredge avait été présent et qu’il eût pénétré le secret des pensées que je discutais intérieurement, il eût sans nul doute déclaré que le côté allemand de mon éducation reprenait en ce moment le dessus ; à dire vrai, il est possible que la culture germanique de mon esprit fût pour quelque chose dans la série de réflexions oiseuses où je m’engageai. Je restai pendant la plus grande partie de la nuit à fumer, bâtissant des théories plus impossibles les unes que les autres. Lorsque je m’endormis, mes fantaisies absurdes hantèrent encore mon sommeil, et je me levai le lendemain avec l’objectif et le subjectif entièrement brouillés dans mon cerveau ; cette journée, qui devait me montrer sous mon côté pratique, je l’inaugurai par le doute universel : je me demandai si la philosophie me donnait le droit de croire à l’existence de quoi que ce soit, et à celle du diamant en particulier.

Il est difficile de savoir combien de temps je serais resté perdu dans ce dédale métaphysique, si je n’avais eu que mes propres forces pour m’aider à en sortir ; mais la fortune voulut qu’un accident inattendu vînt à mon secours. Je portais par hasard ce matin-là la même redingote que j’avais sur moi le jour où je reçus la lettre de Betteredge ; en cherchant quelque chose dans une de mes poches, j’en retirai un papier tout froissé qui n’était autre que l’épître de mon digne ami.

Mon silence eût fait de la peine au vieux Betteredge ; je me dirigeai donc vers mon bureau afin de relire sa lettre et de lui répondre.

Il n’est pas toujours facile de répondre à une lettre qui ne contient rien d’intéressant ; et la missive de Betteredge rentrait dans cette catégorie. L’assistant de M. Candy ayant dit à son maître qu’il m’avait vu, celui-ci avait témoigné le désir de me parler lorsque je reviendrais aux environs de Frizinghall ; telle était la substance de cette lettre. Je m’assis devant ma table de travail, mais mon attention était distraite, et, au lieu d’écrire à Betteredge, je me mis à dessiner de souvenir sur le papier des portraits du singulier aide de M. Candy, jusqu’à ce que je fusse surpris moi-même tout à coup de ma tendance à m’occuper d’un étranger. Je jetai une douzaine de portraits de l’homme aux cheveux pie dans le panier à papier ; leur ressemblance était frappante, au moins quant aux cheveux ! Puis j’écrivis à Betteredge ; cette lettre fort terre à terre produisit un excellent effet sur moi ; l’effort que je fis pour m’exprimer en vulgaire anglais eut pour résultat immédiat de débarrasser mon cerveau du fatras nuageux qui l’obscurcissait depuis la veille. Impatient de pénétrer le mystère de ma situation, je m’appliquai à donner une direction pratique à mes recherches. Les événements de la nuit du jour de naissance de Rachel étant toujours incompréhensibles pour moi, je fis en sorte de remonter à quelques heures en arrière, dans l’espoir d’y découvrir un incident quelconque qui me permît de m’orienter au milieu de ces ténèbres.

Était-il arrivé quelque chose tandis que Rachel et moi mettions la dernière main à la peinture de la porte ? ou ensuite, lorsque je m’étais rendu à Frizinghall ? ou plus tard, lorsque j’étais revenu avec Godfrey Ablewhite et ses sœurs ? ou lorsque j’avais remis la Pierre de Lune à Rachel ? ou, enfin, lorsque les invités avaient pris place à table ? Jusque-là ma mémoire répondit fidèlement à toutes mes questions ; mais dès que je voulus me rappeler les incidents du dîner, je me trouvai arrêté par une lacune absolue dans mes souvenirs. J’avais même oublié le nombre des convives.

Je ne me fus pas plus tôt rendu compte de cette difficulté de mémoire, que j’inclinai à attribuer une importance capitale au détail des incidents de ce dîner. Nous sommes tous ainsi faits : une fois que nous sommes engagés dans une recherche qui touche à notre intérêt personnel, c’est précisément ce que nous connaissons le moins qui nous intrigue le plus. Je résolus donc de retrouver le nom de tous les invités ; puis, pour obvier aux défaillances de ma mémoire, je ferais appel aux souvenirs de ces personnes, je prendrais note de ce qu’elles pourraient me dire relativement au dîner et à la soirée ; enfin, je m’efforcerais de tirer une conclusion de ces faits en les réunissant à ceux qui s’étaient passés dans la maison après le départ des convives.

Je mentionne ce nouveau mode d’enquête et son bizarre imprévu que Betteredge n’eût pas manqué d’attribuer au côté français et positif de mon éducation, parce que, si incroyable que cela puisse paraître, je tenais pour la première fois le fil conducteur qui devait me guider hors de ce labyrinthe ! La journée n’était pas terminée que l’indice tant cherché me fut fourni par un des convives de la soirée en question !

La première partie de mon plan consistait à me procurer la liste complète des invités du dîner ; Gabriel Betteredge pouvait aisément me la fournir ; je me décidai donc à retourner dans le Yorkshire sur l’heure même et à y commenter mes investigations dès le lendemain. Il était trop tard pour partir par le train de l’avant-midi ; j’avais trois heures devant moi, ne pouvais-je rien faire d’utile à Londres pendant cet espace de temps ?

Mes pensées me ramenaient obstinément vers le dîner bien que j’eusse oublié les noms de quelques-uns des convives, je me souvenais aisément que la plupart d’entre eux habitaient Frizinghall ou ses environs ; mais d’autres à commencer par moi, étaient étrangers au pays ; puis venaient M. Murthwaite, Godfrey Ablewhite, M. Bruff ; je me trompe, une affaire avait empêché ce dernier de se réunir à nous. S’y trouvait-il des dames qui vécussent habituellement à Londres ? Autant que je pus m’en souvenir, miss Clack seule se trouvait dans ce cas. Enfin, je tenais là les noms de trois personnes qu’il était évidemment indispensable que je visse avant de quitter Londres. Je me rendis donc sur-le-champ au bureau de M. Bruff pour me procurer les adresses dont j’avais besoin. M. Bruff déclara être trop occupé pour m’accorder plus de cinq minutes de son temps ; néanmoins cette courte entrevue lui suffit pour répondre à toutes mes questions de la façon la plus décourageante.

En premier lieu, il considérait mon nouveau mode d’enquête comme trop fantaisiste pour supporter même la discussion ; en second, troisième et quatrième lieu, M. Murthwaite était reparti pour ses lointains voyages ; miss Clack avait éprouvé des revers de fortune et vivait en France par mesures d’économie ; quant à M. Godfrey Ablewhite, on le découvrirait peut-être à Londres ; je pouvais m’en enquérir à son club. Maintenant voudrais-je bien accepter les excuses de M. Bruff ? Il était pressé de retourner à ses clients, et me souhaitait bien le bonjour.

Il ne me restait plus qu’une personne à retrouver à Londres ; je suivis l’avis de M. Bruff et me fis conduire au club pour y demander l’adresse de Godfrey.

Dans l’antichambre je rencontrai un des membres du cercle, lié avec mon cousin et que je connaissais. Ce gentleman, après m’avoir donné le renseignement demandé, me raconta deux événements assez importants pour Godfrey et dont la nouvelle n’était pas venue jusqu’à moi.

J’appris que, loin d’être découragé par la rupture de son mariage avec Rachel, Godfrey avait presque aussitôt recherché la main d’une jeune fille qui passait pour être une riche héritière. La demande avait été agréée, et l’on regardait son mariage comme une chose décidée ; mais là encore l’engagement se rompit brusquement, sous le prétexte avoué de difficultés d’intérêt survenues entre monsieur le futur et le beau-père.

Comme compensation de cette seconde déception, Godfrey s’était trouvé l’objet de l’affectueux souvenir d’une vieille dame, son admiratrice fervente, fort liée avec miss Clack (à laquelle elle ne laissa qu’une bague de deuil) et tenue en grand honneur parmi les membres de la Société maternelle de transformation des vêtements. Cette respectable amie laissa à l’admirable et méritant Godfrey un legs de cinq mille livres. Après avoir reçu cet agréable accroissement de fortune, on l’entendit dire qu’il sentait le besoin d’aller chercher un peu de repos à l’étranger, et que son médecin lui ordonnait un changement d’air, comme fort utile à sa santé fatiguée par ses occupations charitables. Si je désirais le voir, je ferais donc bien de ne pas différer ma visite. Je partis pour aller le trouver, mais la même fatalité semblait m’accompagner partout. J’appris que Godfrey avait quitté Londres la veille pour rejoindre le bateau de Douvres ; il devait faire la traversée d’Ostende, et son domestique croyait qu’il irait de là à Bruxelles ; l’époque de son retour était incertaine, mais il n’aurait pas lieu en tous cas avant trois mois.

Je rentrai chez moi assez démonté ; trois des convives du dîner, et tous trois gens remarquablement intelligents, me faisaient défaut au moment même où il m’importait le plus de les rencontrer. Mon dernier espoir reposait sur Betteredge et sur les quelques amis de lady Verinder qui pouvaient encore exister dans le voisinage de Frizinghall.

Je me rendis cette fois directement dans la ville qui allait devenir le point central de mon exploration. J’arrivai trop tard pour faire demander Betteredge ; je lui envoyai un mot le lendemain matin en le priant de venir me trouver le plus tôt qu’il le pourrait. Comme j’avais eu la précaution d’envoyer mon commissionnaire avec une voiture destinée à ramener le vieillard, je calculais que son arrivée aurait lieu au bout de deux heures environ. Je voulus employer ce temps à ouvrir mon enquête parmi ceux des invités du dîner qui étaient de ma connaissance et se trouvaient à ma portée. De ce nombre étaient les Ablewhite et M. Candy. Le docteur demeurait dans la rue voisine et avait exprimé le désir de me voir. Ce fut chez lui que je me rendis tout d’abord.

D’après ce que Betteredge n’avait raconté, je m’attendais à découvrir sur le visage du docteur les traces de sa grave maladie ; mais j’étais loin de me douter que je le retrouverais si changé.

Ma surprise fut grande lorsque, à son entrée dans la chambre, je remarquai ses cheveux gris, sa figure racornie, ses yeux troubles, sa taille courbée. Rien ne survivait du petit docteur que j’avais connu autrefois rieur, plein d’entrain, coutumier d’indiscrètes plaisanteries et de farces d’écolier ; il n’avait gardé de son passé que le goût des toilettes voyantes et vulgaires. Le pauvre homme n’était plus qu’une ruine, tandis que, par un contraste ironique, son gilet et ses bijoux restaient aussi flambants que jamais.

« J’ai souvent pensé à vous, monsieur Blake, me dit-il ; et je suis bien content de vous revoir enfin. Si je puis quelque chose pour votre service, je vous en prie, monsieur, veuillez disposer de moi, je suis tout à vous. »

Il débita ces lieux communs avec une volubilité ahurie, curieux de connaître le sujet de ma visite dans le Yorkshire et incapable, comme un enfant, de dissimuler son désir.

Pour le but que je me proposais, j’avais bien prévu la nécessité de fournir quelques explications aux personnes, presque toutes étrangères, que je voudrais intéresser à mes recherches. Pendant le trajet de Londres à Frizinghall, j’avais arrangé mon petit discours, et j’en essayai l’effet tout d’abord sur M. Candy.

« J’étais en Yorkshire il y a peu de jours, commençai-je à dire, et j’y reviens de nouveau à la poursuite d’un but assez romanesque ; il s’agit d’une affaire à laquelle tous les amis de feu lady Verinder ont pris intérêt. Vous souvenez-vous, monsieur Candy, de la mystérieuse disparition du diamant indien il y a près d’un an ? Des circonstances récentes me donnent à penser qu’on aurait quelque chance de retrouver cette pierre, et, comme membre de la famille, je ne néglige rien pour amener ce résultat. Un des obstacles que nous avons à surmonter est la difficulté de réunir toutes les preuves qu’on possédait déjà l’année dernière, et quelques-unes de plus, s’il est possible. Le cas qui nous occupe est si particulier que nous devons d’abord chercher à raviver le souvenir des moindres incidents de la soirée qui a précédé le vol ; je me permets donc de faire appel à tous les amis de ma pauvre tante présents à cette réunion dernière, afin qu’ils veuillent bien me prêter le secours de leur mémoire… »

J’en étais arrivé là de la répétition de mon rôle lorsque je m’arrêtai soudain ; la physionomie de M. Candy montrait que ma démarche auprès de lui serait complètement inutile.

Le petit docteur épluchait ses doigts pendant tout mon discours ; son regard vague était fixé sur moi avec une expression d’absence et pourtant d’effort intellectuel qui faisait peine à voir. On ne pouvait deviner ce à quoi il pensait, mais il était bien clair qu’après mes deux ou trois premières paroles il ne m’avait plus prêté aucune attention. Ma seule chance de le rappeler à lui-même semblait être de changer de sujet ; j’en abordai aussitôt un autre.

« Voilà ce qui m’amène à Frizinghall ! lui dis-je gaiement. À votre tour, monsieur Candy ; vous m’avez adressé un message par Gabriel Betteredge. »

Il laissa ses doigts en paix, et sa physionomie s’éclaira tout à coup.

– Oui, oui, s’écria-t-il vivement, c’est bien cela, je vous ai envoyé un message !

– Et Betteredge me l’a transmis par lettre, continuai-je ; vous aviez quelque chose à me dire la première fois que je serais dans votre voisinage, et me voici, monsieur Candy !

– Et vous voici, fit le docteur comme un écho ; Betteredge avait raison ; j’avais à vous parler, c’était là mon message. Betteredge est un homme bien étonnant ! Quelle mémoire ! à son âge, quelle mémoire ! »

Il retomba dans le silence et attaqua de nouveau ses doigts. Me souvenant de ce que Betteredge m’avait raconté de l’effet de la fièvre sur sa mémoire, je continuai la conversation, dans l’espoir qu’elle l’aiderait à ressaisir le fil perdu.

« Voilà bien longtemps que nous ne nous sommes rencontrés, dis-je ; la dernière fois que je vous vis, c’était au dernier dîner que devait jamais donner ma pauvre tante.

– C’est bien cela ! cria M. Candy ; le dîner du jour de naissance ! »

Il se redressa sur ses pieds et me regarda. Une rougeur subite couvrit son visage flétri, puis il se rassit brusquement comme s’il sentait qu’il venait de trahir une faiblesse qu’il eût voulu cacher. La chose n’était que trop évidente, il se rendait compte de son absence de mémoire, et tous ses efforts tendaient à ne pas la laisser voir à ses amis. Jusque-là je n’avais éprouvé que de la compassion à la vue de son triste état ; mais lorsqu’il eut parlé, ses paroles, si vagues qu’elles fussent, portèrent ma curiosité au comble. On sait que toutes mes espérances avaient fini par se concentrer sur ce que je pourrais apprendre touchant le dîner du jour de naissance, et voici que tel était évidemment l’objet dont M. Candy voulait m’entretenir ! Je tentai derechef de lui venir en aide, mais cette fois l’anxiété qui me dominait me poussa à mener les choses un peu trop vivement.

« Il y a déjà près d’un an, repris-je, que nous étions réunis autour de cette table hospitalière ; auriez-vous mis par écrit sur votre journal ou ailleurs ce que vous désiriez me dire ? »

M. Candy saisit mon intention, et montra qu’il la regardait comme une injure.

« Je n’ai besoin d’aucun mémento, monsieur Blake, répliqua-t-il avec raideur ; je ne suis pas encore un vieillard, et je puis, Dieu merci, me fier à ma mémoire ! »

Résolu à ne pas voir qu’il était offensé, je continuai :

« Je n’en pourrais dire autant de la mienne ; quand j’essaye de me rappeler ce qui se passait il y a un an, je trouve mes souvenirs déjà incertains. Pour ne parler que du dîner de lady Verinder, par exemple… »

Ces mots firent passer un éclair sur la physionomie de M. Candy.

« Ah ! le dîner, oui, le dîner chez lady Verinder ! s’écria-t-il plus vivement que jamais, j’ai en effet à vous parler au sujet du dîner. »

Il me considéra de nouveau avec ce regard à la fois interrogateur et distrait dont l’expression faisait mal à voir. Je n’en pouvais douter, il se donnait un mal énorme et inutile pour rassembler ses souvenirs.

« C’était un dîner bien agréable, fit-il tout à coup avec l’air de quelqu’un qui a trouvé ce qu’il veut dire, un charmant dîner, monsieur Blake, n’est-il pas vrai ? »

Il sourit avec de petits hochements de tête, et parut convaincu, pauvre homme, que, grâce à sa présence d’esprit, il avait réussi à dissimuler son infirmité.

Quelque désespéré que je fusse de mon insuccès, un tel spectacle était si triste que je n’eus pas le courage de le prolonger. Je mis la conversation sur les nouvelles locales.

M. Candy parut alors reprendre une certaine animation. D’insignifiantes querelles de petits scandales de la ville, étaient présents à sa mémoire ; il bavarda presque autant que par le passé ; néanmoins il y avait des instants où l’intelligence l’abandonnait tout à coup ; il s’arrêtait alors au beau milieu de sa phrase, me regardait, se recueillait, puis recommençait à babiller.

« Y a-t-il pour un cosmopolite supplice comparable à celui d’entendre narrer les menus détails et commérages d’une ville de province ? Je m’y soumis pourtant avec résignation jusqu’au moment où la pendule m’avertit que ma visite durait depuis plus d’une demi-heure. La conscience assurée d’avoir bien rempli ma tâche, je me levai pour me retirer. En me serrant la main, M. Candy revint encore de lui-même au sujet du dîner :

« Je suis bien aise de vous avoir reçu ; j’avais à cœur, vraiment à cœur, monsieur Blake, de causer avec vous, à propos du dîner chez lady Verinder ; vous savez, ce charmant dîner, bien agréable, n’est-ce pas ? »

Tandis qu’il répétait ces phrases, on voyait, qu’il était moins satisfait de lui que lors de son premier effort ; une expression anxieuse assombrit de nouveau sa physionomie, et après avoir fait mine de vouloir m’accompagner jusqu’à la porte de la rue, il changea d’idée, sonna la domestique et demeura dans le salon.

Je descendis lentement l’escalier, en proie à la décourageante certitude que le malheureux docteur avait réellement quelque importante communication à me faire, et qu’il était incapable de retrouver ce qui pour moi pouvait être d’un si grand intérêt à entendre.

Comme j’atteignais le bas de l’escalier et que j’allais quitter maison, une porte s’ouvrit sans bruit au rez-de-chaussée, et une voix douce dit derrière moi :

« Je crains, monsieur, que vous n’ayez trouvé M. Candy bien vieilli. »

Je tournai la tête et j’aperçus en face de moi Ezra Jennings.

Chapitre IX
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La gentille servante du docteur attendait, tenant la porte de la rue tout ouverte pour moi. Le jour entrait donc à flots brillants dans l’antichambre et frappait en plein sur la figure de l’aide du docteur.

Betteredge avait raison : à juger des choses comme le vulgaire en juge, l’extérieur d’Ezra Jennings ne prévenait pas en sa faveur. Son teint de bohémien, ses joues décharnées, les os saillants de son visage, ses yeux vitreux, sa chevelure mi-partie noire et blanche, cette tête de vieillard sur un corps de jeune homme, enfin tout cet ensemble physique laissait à première vue dans l’esprit d’un étranger une impression désagréable.

Je m’en rendais très-bien compte, et pourtant il était inoubliable que j’éprouvais pour Ezra Jennings une sympathie dont je ne pouvais me défendre. La politesse m’ordonnait simplement de répondre à sa question ; après quoi, je n’avais plus qu’à poursuivre mon chemin. Mais l’intérêt que je ressentais pour Ezra Jennings me cloua à ma place, et je voulus lui fournir le moyen de me parler en particulier, ce dont il guettait évidemment l’occasion.

« Vous dirigez-vous du même côté que moi, monsieur Jennings ? lui dis-je, voyant qu’il tenait son chapeau à la main ; je vais chez ma tante, Mrs Ablewhite. »

Il me répondit qu’il avait un malade à voir de ce côté et qu’il pouvait m’accompagner.

Nous partîmes ensemble : j’observai que la jolie servante, qui me gratifiait de ses plus aimables sourires en échange du peu de mots que je lui dis en sortant, reçut les modestes recommandations de Jennings au sujet de l’heure de son retour avec une moue bien marquée, et en affectant de détourner les yeux ; le pauvre garçon n’était pas en faveur dans la maison ; quant au dehors, Betteredge m’avait parlé de l’absence de sympathie qu’il rencontrait.

« Quelle vie ! » pensai-je en moi-même, tandis que nous descendions les marches.

Après m’avoir parlé le premier de la maladie de M. Candy, Ezra Jennings parut vouloir me laisser le soin de renouer la conversation ; son silence disait :

« À votre tour maintenant ! »

J’avais mes raisons pour revenir sur l’état de santé du docteur, aussi n’hésitai-je pas à prendre la parole.

« À en juger par le changement que j’ai remarqué en lui, dis-je, la maladie de M. Candy a dû être bien plus sérieuse que je ne le croyais ?

– C’est un miracle, répondit Ezra Jennings, qu’il y ait survécu.

– Sa mémoire n’est-elle jamais plus nette qu’aujourd’hui ? j’ai essayé de le faire causer de…

– De quelque chose qui a précédé sa maladie ? demanda l’assistant du docteur, voyant que j’hésitais.

– Oui.

– Sa mémoire est affaiblie d’une manière déplorable, dit Jennings ; on peut presque regretter pour lui, pauvre homme, le peu qui en reste. Il se souvient vaguement de projets qu’il formait, de choses qu’il faisait ou disait avant sa maladie, mais en même temps il est absolument incapable de se rappeler l’objet précis de ces réminiscences ; et comme il se rend bien compte de son infirmité, il rassemble tous ses efforts pour arriver à la dissimuler : certes, s’il eût pu, en revenant à la vie, perdre tout souvenir de son passé, il serait plus heureux ! Peut-être serions-nous tous plus heureux dans ces conditions, ajouta-t-il avec un sourire triste. Ah ! si nous pouvions tout oublier !

– Il y a pourtant quelques événements dans la vie dont nous regretterions de perdre la mémoire, répliquai-je.

– J’espère que c’est le cas de la plupart des gens, monsieur Blake, mais je crains qu’il n’en soit pas de même pour tous ! Avez-vous quelque raison de croire que le souvenir que M. Candy essayait en vain de retrouver pendant votre entretien avec lui, avait une importance réelle pour vous ? »

En disant ces mots, il touchait de lui-même au sujet sur lequel je désirais ardemment le consulter. Le sentiment qui m’attirait vers cet étrange personnage m’avait porté à lui fournir l’occasion de ce tête-à-tête ; je me réservais de m’ouvrir ensuite à lui, s’il m’offrait des garanties suffisantes de délicatesse et de discrétion.

Le peu que j’avais entendu me prouvait du moins que j’avais affaire à un gentleman ; il possédait dans sa personne ce que j’oserais nommer le calme inné, qui est un signe de bonne éducation, non-seulement en Angleterre, mais dans tous les pays où on le rencontre. Quel que fût le but de la question qu’il m’adressait, je crus pouvoir y répondre en toute confiance.

« Je présume, en effet, qu’il est d’un grand intérêt pour moi de ressaisir le fil des souvenirs de M. Candy, répondis-je ; oserai-je vous demander si vous pourriez m’indiquer un moyen de venir en aide à sa mémoire ? »

Ezra Jennings me regarda, et un éclair brilla soudain dans ses yeux doux et profonds.

« La mémoire ne saurait être rendue à M. Candy, me dit-il ; j’en parle malheureusement en connaissance de cause pour avoir plusieurs fois tenté l’entreprise depuis son rétablissement. »

J’éprouvai un vif désappointement et ne le lui cachai point.

« J’avoue que j’espérais une réponse moins décourageante, » lui dis-je.

Ezra Jennings sourit :

« Ce n’est peut-être pas là une réponse définitive, monsieur Blake ; il existe, je crois, un moyen de rassembler les souvenirs de M. Candy sans faire un appel direct à sa mémoire.

– En vérité ? Est-ce alors une indiscrétion de ma part de vous demander comment ?

– Nullement. La seule difficulté pour répondre à votre question est celle de pouvoir m’expliquer. Aurez-vous la patience de m’entendre, si je reviens encore sur la maladie de M. Candy, et si j’en parle sans vous épargner les détails techniques ?

– Continuez, je vous en prie ! Vous excitez d’avance ma curiosité. »

Mon ardeur parut l’amuser, ou plutôt je puis dire qu’elle l’intéressa à moi. Il sourit de nouveau. Nous venions de quitter les dernières maisons de la ville. Ezra Jennings s’arrêta un instant et cueillit quelques fleurs sauvages dans la haie qui bordait la route.

« Qu’elles sont belles ! dit-il simplement en me montrant son petit bouquet, et combien peu de personnes en Angleterre savent les apprécier !

– Vous n’avez pas toujours vécu en Angleterre ? lui dis-je.

– Non, je suis né et j’ai passé une partie de mon enfance aux colonies. Mon père était Anglais, mais ma mère… Nous nous écartons de notre sujet, monsieur Blake, et par ma faute. Le fait est que ces modestes petites fleurs me rappellent bien des souvenirs. Mais laissons cela, nous parlions de M. Candy ; revenons à lui. »

En réunissant le peu de détails personnels qui venaient de lui échapper malgré lui à cette mélancolique appréciation du bonheur qu’il plaçait dans l’oubli du passé, je fus conduit à penser que l’expression de sa physionomie trahissait la vérité, au moins sur deux points, c’est-à-dire qu’il avait souffert d’une façon exceptionnelle, et que le sang anglais était mêlé chez lui à celui d’une race étrangère.

« Vous connaissez, je pense, reprit-il, l’origine de la maladie de M. Candy ? Il tombait une pluie abondante le soir de son retour de chez lady Verinder ; le docteur revint dans sa voiture découverte et fut mouillé jusqu’aux os. À son arrivée il se trouva appelé pour un cas urgent et s’y rendit malheureusement sans changer de linge ; j’étais moi-même retenu cette nuit-là par un malade à quelque distance de Frizinghall ; lorsque je revins vers le matin, le groom du docteur m’attendait anxieusement pour me conduire près de son maître ; j’arrivais trop tard, la maladie avait commencé son œuvre.

– On m’a parlé de cette maladie comme d’une espèce de fièvre, dis-je.

– Je ne pourrais rien préciser, répondit Ezra Jennings, car jusqu’à la fin la fièvre n’eut aucun caractère bien tranché. J’envoyai chercher deux amis de M. Candy, docteurs de la ville, afin d’avoir leur opinion ; ils trouvèrent, comme moi, la situation très-grave, mais nous différâmes du tout au tout tant sur le mode de médication à suivre que sur les conclusions à tirer de l’état du pouls. Comme il était des plus accélérés, les deux médecins opinèrent pour un traitement calmant. Quant à moi, bien que j’admisse la justesse de ce diagnostic, l’extrême faiblesse des pulsations me démontrait la nécessité de soutenir à tout prix un tempérament épuisé : je me prononçai donc pour l’emploi des stimulants. Les docteurs insistèrent pour mettre le malade au régime du gruau, de la limonade, enfin de tous les rafraîchissants. Moi je proposai le champagne, l’eau-de-vie, l’ammoniaque et le quinine . Vous voyez que le dissentiment était complet entre nous. Et dans quelles conditions s’établissait cette divergence d’opinion ? Il y avait d’une part deux médecins en possession d’une réputation acquise, d’autre part un étranger, sans notoriété, qui ne remplissait même dans la maison que les fonctions d’assistant. Pendant les premiers jours, force me fut de déférer à l’autorité de mes anciens, et le malade baissa visiblement. Je fis valoir de nouveau les inquiétudes trop fondées que me donnait l’état du pouls ; il n’avait pas diminué de vitesse et devenait de plus en plus faible. Les deux docteurs s’offensèrent de mon obstination. « Monsieur Jennings, me dirent-ils, de deux choses l’une : ou nous aurons la direction du traitement ou vous en prendrez la responsabilité ; choisissez. – Messieurs, répliquai-je, veuillez m’accorder cinq minutes de réflexion, et je vous répondrai nettement. » Les cinq minutes écoulées, j’étais prêt, et dis : « Vous refusez absolument l’emploi des toniques ? » Ils refusèrent en termes formels. « Alors je l’essayerai, messieurs. – À votre aise, monsieur Jennings ; mais dès ce moment nous n’avons plus rien à faire ici. » J’envoyai chercher à la cave une bouteille de champagne et j’en donnai de ma main un plein verre au malade. Les deux médecins prirent silencieusement leurs chapeaux et quittèrent la maison.

– Vous assumiez en effet une sérieuse responsabilité, dis-je, et je crois qu’à votre place je n’aurais pas osé l’affronter.

– Si vous aviez été à ma place, monsieur Blake, vous vous seriez souvenu que M. Candy vous avait accueilli dans des circonstances qui vous faisaient son obligé pour toute votre vie. À ma place, le voyant s’affaiblir d’heure en heure, vous eussiez tout risqué plutôt que de laisser périr sous vos yeux le seul homme qui se fût montré votre ami. Ne croyez pas que j’ignorasse la terrible situation dans laquelle je me plaçais ; il y avait bien des heures où je sentais mon cruel isolement et mon effrayante responsabilité. Si j’avais eu une vie heureuse, je crois que j’eusse faibli devant ma tâche ; mais je ne pouvais me reporter à aucun temps paisible et heureux dont le contraste eût augmenté mon anxiété et mes incertitudes actuelles ; aussi je restai inébranlable dans ma résolution. Je pris le repos qui m’était indispensable vers le milieu du jour, lorsque mon malade allait le moins mal, et je ne quittai pas son chevet pendant tout le reste des vingt-quatre heures, tant que sa vie fut en danger. Vers la fin de la journée, le délire inhérent à ces sortes de maladies éclata. Il dura toute la nuit ; puis il y eut une intermittence vers cette terrible phase, de deux à cinq heures du matin. Alors que les ressorts de la vie sont le plus détendus, même chez les mieux constitués d’entre nous, c’est alors que la mort fait sa moisson la plus abondante ; c’est alors aussi que la mort et moi nous nous livrâmes au chevet de M. Candy un combat dont sa vie était le prix. Je n’hésitai jamais à poursuivre le traitement énergique que je regardais comme son salut ; je fis succéder les spiritueux au vin ; lorsque les autres stimulants perdirent de leur action, je doublai la dose. Après des angoisses telles que j’espère, grâce à Dieu, n’en plus jamais ressentir de semblables, il vint un jour où le pouls baissa dans une mesure appréciable, quoique très-légère, puis les mouvements se régularisèrent, et une amélioration générale se manifesta. Alors je sentis que je l’avais sauvé et j’avoue que je faiblis à mon tour ; je passai la main amaigrie de mon pauvre ami sur la couverture, et je fondis en larmes. Ce fut un effet de nerfs, monsieur Blake, rien de plus ! La physiologie déclare qu’il y a des hommes nés avec un tempérament de femme, et je suis de ce nombre ! »

Il me donna cette excuse toute professionnelle de sa sensibilité, tranquillement, sans affectation, comme il s’était exprimé jusqu’à présent. Sa voix, ses manières d’un bout à l’autre me prouvèrent qu’il tenait avant tout à ne pas poser devant moi pour l’homme intéressant.

« Vous pourriez me demander pourquoi je vous ennuie de tant de détails, poursuivit-il ; c’était la seule manière, monsieur Blake, de bien amener ce qu’il me reste à vous dire. Vous voyez d’ici quelle était ma position vis-à-vis de M. Candy, et vous comprendrez le besoin que j’éprouvais d’alléger parfois mon esprit de ses lourdes préoccupations. J’ai eu la présomption d’employer mes loisirs depuis quelques années à écrire un ouvrage destiné à mes confrères, et traitant d’un sujet compliqué et délicat : le cerveau et le système nerveux. Mon ouvrage ne sera sans doute jamais achevé, et encore moins publié. Il n’en a pas moins été le compagnon de bien des heures de solitude ; ce travail m’a aidé à traverser les jours difficiles de la maladie de M. Candy. Je vous ai parlé, je crois, de son délire et du moment où cette phase de la maladie se déclara ?

– Oui.

– J’étais arrivé alors à la partie de mon livre qui touchait à cette même question du délire ; je ne vous fatiguerai pas de mes théories à ce sujet, je me bornerai à vous parler de ce qui nous intéresse ici. Durant le cours de ma pratique médicale, je m’étais souvent demandé si, dans les cas de délire, l’absence de suite dans le langage implique nécessairement le manque de liaison dans les idées. L’état du pauvre docteur me donna l’occasion de fixer mes doutes à cet égard. J’ai appris à sténographier, et je pus ainsi recueillir de la façon la plus exacte toutes les divagations du malade. Voyez-vous enfin, monsieur Blake, où je veux en venir ? »

Je l’apercevais bien, et j’attendais impatiemment la suite du récit.

« Dans mes moments de loisir, reprit Jennings, je mettais au net mes notes sténographiques, les traduisant en caractères ordinaires et laissant de grands intervalles entre les lambeaux de phrases et les mots isolés qui avaient échappé à M. Candy. Après quoi, pour découvrir le sens de cet ensemble incohérent, je fis ce que font les enfants quand ils assemblent les pièces d’un casse-tête. Au premier abord, l’embrouillamini paraît inextricable ; mais dès que vous avez trouvé la manière de vous y prendre, la suite marche toute seule. Conformément à cette donnée, je remplis les espaces blancs avec les mots et les phrases que je présumais devoir rendre le mieux la pensée du docteur ; je procédai par retouches successives jusqu’à ce que les passages intercalés s’adaptassent naturellement à ceux qui les précédaient et à ceux qui les suivaient. Le résultat final fut d’abord que j’occupai ainsi bien des heures sans emploi, puis que j’arrivai à reconnaître la justesse de ma théorie. En deux mots, après avoir rapproché ces fragments les uns des autres, j’acquis la preuve que, si la faculté de s’exprimer était gravement altérée chez mon malade, il gardait, dans une mesure assez large, la faculté d’enchaîner ses idées.

– Un mot seulement, m’écriai-je. Mon nom était-il souvent prononcé au milieu de ces divagations ?

– Vous le verrez, monsieur Blake ; au nombre des preuves écrites qui viennent à l’appui de mon assertion, il y a une série où votre nom se rencontre souvent ; car pendant presque toute une nuit, M. Candy ne parut occupé que de quelque chose qui se serait passé entre vous et lui. J’ai reproduit par écrit les paroles incohérentes qu’il prononçait dans le délire, et j’ai réuni sur une autre feuille de papier les transitions destinées, suivant moi, à lier entre eux ces propos interrompus. Le produit (comme disent les mathématiciens) offre un sens intelligible. Il s’agit d’abord d’une action que M. Candy avait faite dans le passé, puis de quelque chose qu’il comptait faire dans l’avenir si la maladie ne l’en avait point empêché. Reste à savoir maintenant si cela représente, ou non, le souvenir absent qu’il cherchait à retrouver ce matin lors de votre visite.

– Il ne saurait y avoir de doute, fis-je ; retournons tout de suite et examinons ces papiers !

– C’est absolument impossible, monsieur Blake.

– Et comment cela ?

– Supposez que vous ayez donné vos soins à un ami malade : iriez-vous confier à un tiers des paroles prononcées dans le délire, sans vous être assuré au préalable qu’un intérêt majeur légitimait votre indiscrétion ? »

Je sentis qu’il n’y avait rien à répondre, mais j’essayai néanmoins de tourner la difficulté.

« En pareil cas, lui dis-je, je me demanderais avant tout si cette divulgation est, oui ou non, de nature à compromettre mon ami.

– Il y a longtemps, me répondit Ezra Jennings, que j’ai paré à cette éventualité, en détruisant toutes les notes dont le contenu eût pu embarrasser M. Candy ; et mon manuscrit ne renferme rien maintenant qu’il dût hésiter à communiquer aux autres, s’il recouvrait la mémoire. En ce qui vous concerne, j’ai même lieu de soupçonner que mes notes se rapportent au sujet dont il désirait vous entretenir aujourd’hui.

– Et pourtant, vous hésitez ?

– Oui, j’hésite ; veuillez vous rappeler les circonstances dans lesquelles j’ai reçu ces confidences involontaires ; quelque peu dangereuses qu’elles soient, je ne puis me décider à vous les communiquer sans être convaincu du prix qu’elles ont pour vous. Il était tellement sans défense, monsieur Blake ! je lui étais si nécessaire ! Me permettez-vous de vous demander de quel intérêt ce souvenir absent est pour vous, et à quoi il se rattache suivant vous ? ».

Pour lui répondre avec la franchise que son langage et ses manières réclamaient de moi, il eût fallu lui avouer que j’étais soupçonné d’avoir volé le diamant. Bien que Ezra Jennings eût amplement justifié la sympathie qu’il m’inspirait, je n’avais pu encore surmonter la répugnance que j’éprouvais à lui faire connaître ma déplorable position. Je recourus donc de nouveau aux phrases d’explication banale que j’avais préparées en vue de dérouter la curiosité des étrangers.

Cette fois, je n’eus pas lieu de me plaindre qu’on prêtât à mes paroles une oreille distraite. Ezra Jennings m’écouta jusqu’au bout avec autant de patience que d’attention.

« Je suis fâché d’avoir excité vos espérances, monsieur Blake, sans pouvoir ensuite les réaliser, dit-il ; pendant toute la durée de sa maladie, jamais un mot relatif au diamant ne s’est échappé de la bouche du docteur. Dans les paroles auxquelles votre nom est mêlé, il ne s’agit ni de la perte du joyau de miss Verinder, ni des moyens à employer pour le retrouver. »

Nous arrivâmes ainsi au point de bifurcation de la grand’route. Deux chemins étaient en face de nous : l’un conduisait chez Mrs Ablewhite, l’autre à un village situé sur la lande à deux ou trois milles de là. Ezra Jennings s’arrêta devant le second.

« Je prends par ici, dit-il. Je suis vraiment bien au regret, monsieur Blake, de ne pouvoir vous être utile. »

Sa voix prouvait la sincérité de son assertion ; ses yeux bruns et veloutés se reposèrent sur moi avec une expression d’intérêt mélancolique. Il me salua et, sans ajouter un mot, continua sa route vers le village.

Je le suivis des yeux pendant quelques instants, je le vis s’éloigner de plus en plus de moi et emporter avec lui ce que je croyais fermement être le nœud de ma destinée. Il se retourna au bout de quelques pas et regarda en arrière. Me voyant fixé à la même place où nous nous étions séparés, il s’arrêta comme s’il eût pensé que peut-être je désirais lui parler de nouveau. Le temps me manquait pour bien raisonner sur ma situation, je n’eus pas le loisir de songer que si je laissais échapper cette occasion décisive dans ma vie, ce ne serait que pour sauvegarder un amour-propre exagéré ; je n’eus que le temps de le rappeler d’abord, et de penser ensuite. Je me soupçonne d’être un des hommes les plus inconsidérés qui existent ; je le rappelai, puis je me dis :

« Maintenant le sort en est jeté ; il ne reste qu’à lui avouer la vérité ! »

Il revint immédiatement sur ses pas, et j’allai au-devant de lui.

« Monsieur Jennings, lui dis-je, je n’en ai pas usé avec vous d’une manière assez franche. Ce n’est pas seulement parce que je cherche à retrouver la Pierre de Lune, que je tiens à faire appel aux souvenirs de M. Candy. J’ai un immense intérêt personnel en jeu ; et je ne puis vous offrir qu’une excuse pour n’avoir pas été complètement sincère dans mon récit ; il m’est plus pénible que je ne saurais le dire de m’ouvrir avec qui que ce soit sur ce sujet. »

Pour la première fois Ezra Jennings me considéra d’un air embarrassé.

« Je n’ai ni le droit ni le désir, monsieur Blake, de m’immiscer dans vos affaires privées. Permettez-moi, de mon côté, de vous demander pardon pour vous avoir, bien qu’indirectement, mis à une semblable épreuve.

– Vous avez parfaitement le droit, répondis-je, de fixer les conditions auxquelles vous entendez me révéler les paroles recueillies par vous au chevet de M. Candy. Je comprends et je respecte les motifs qui vous dirigent ; d’ailleurs, comment puis-je exiger votre confiance si je ne vous accorde pas la mienne sans réserve ? Vous saurez quel intérêt je dois avoir à apprendre ce que M. Candy voulait me dire si je me suis trompé dans mes prévisions et si en effet notre conversation me démontre clairement que vous ne sauriez m’aider, je m’en remets à votre honneur pour garder mon secret ; quelque chose me dit que je ne m’y serai pas confié en vain.

– Attendez, monsieur Blake. J’ai encore un mot à vous dire, et il faut que vous l’entendiez avant d’aller plus loin. »

Je le regardai avec stupeur ; son visage portait l’empreinte d’une émotion terrible qui semblait avoir remué les profondeurs de son âme. Son teint bistré était devenu d’une pâleur livide ; ses yeux rayonnaient d’un éclat sauvage et sa voix avait pris une inflexion dure et résolue que je ne lui connaissais point encore. Quelles qu’elles fussent, les énergies, bonnes ou mauvaises, cachées au fond de cet homme, se réveillaient en lui brusquement et éclataient avec la soudaineté de l’éclair.

« Avant que vous m’accordiez votre confiance, reprit-il vous saurez dans quelles circonstances j’ai été reçu chez M. Candy ; ce ne sera pas long. Je n’ai pas l’intention, monsieur, de raconter ma vie à qui que ce soit ; mon histoire, mourra avec moi. Tout ce que je vous demande, c’est qu’il me soit permis de vous dire ce que j’appris à M. Candy ; si après m’avoir entendu, vous êtes encore d’avis de vous confier à moi, mon attention et mes services vous seront acquis. Voulez-vous que nous marchions ? »

La souffrance qui se peignait sur ses traits m’empêcha de parler ; je lui répondis par un signe, et nous continuâmes notre chemin.

Au bout d’une centaine de pas, Ezra Jennings s’arrêta devant la brèche d’un mur rustique qui séparait la lande de la route.

« Vous plairait-il que nous nous reposions un peu monsieur Blake ? me dit-il ; je ne suis plus ce que je fus, et il y a des incidents qui me remuent profondément. »

J’acceptai, bien entendu. Il entra par cette brèche et se dirigea vers un tertre de bruyère masqué du côté le plus voisin de la route par des buissons et des arbrisseaux ; de l’autre côté, la vue s’étendait sur l’espace sauvage et solitaire de la lande. Les nuages s’étaient amassés depuis une demi-heure : l’aspect morne et voilé du paysage ne nous offrait pas une seule éclaircie, et s’harmonisait avec les pensées graves qui nous occupaient tous deux.

Nous nous assîmes en silence ; Ezra Jennings posa son chapeau, et passa sa main d’un air de lassitude sur son front et à travers son étrange chevelure. Il jeta de côté le petit bouquet de fleurs des champs, comme si le souvenir qu’elles lui rappelaient lui eût été importun en ce moment.

« Monsieur Blake, dit-il brusquement, vous êtes en mauvaise compagnie ; je vis sous le coup d’une terrible accusation depuis bien des années déjà ; je vous ferai un aveu complet en deux mots : ma vie est détruite et ma réputation perdue. »

Je voulus parler ; il m’arrêta.

« Non, dit-il ; pardon, mais pas encore. Ne vous laissez pas aller à me témoigner une sympathie que peut-être vous regretteriez ensuite. Je viens de mentionner une accusation qui pèse sur moi depuis des années ; il s’y mêle des circonstances toutes à mon désavantage ; je ne puis vous faire connaître la nature du crime que l’on m’impute, et je suis incapable, absolument incapable de prouver mon innocence ; je ne puis que l’affirmer ; je jure, monsieur, que je suis innocent, j’en fais le serment comme chrétien, puisqu’on ne peut plus en appeler à mon honneur comme homme. »

Il s’arrêta de nouveau, et je levai les yeux sur lui ; il semblait absorbé tout entier dans les douloureux souvenirs qu’il évoquait et dans l’effort qu’il faisait pour en parler.

« J’aurais beaucoup à dire, poursuivit-il, sur le traitement impitoyable que j’ai subi dans ma famille, et sur l’inimitié cruelle dont je fus la victime. Mais le mal est fait, il est irréparable maintenant, et je ne veux pas lasser votre attention : au début de la carrière que j’entrepris de suivre en Angleterre, la hideuse calomnie à laquelle j’ai fait allusion m’atteignit et anéantit à jamais mon avenir. Je renonçai à mes espérances : il ne me restait qu’à m’ensevelir dans l’obscurité. Je me séparai de la femme que j’aimais ; pouvais-je la condamner à partager mon malheur ? Un emploi de médecin assistant s’offrit à moi dans un coin perdu de l’Angleterre ; je fus agréé : je pouvais y rencontrer le repos, je pensais avoir enfin trouvé l’oubli ; je me trompais : il n’y a point de distance qui mette à l’abri des bruits malveillants. L’accusation qui m’avait chassé de ma première résidence me poursuivit dans ma retraite. Prévenu à temps, je pus quitter ma place avant qu’on me congédiât et emporter les certificats que j’avais mérités. Ils m’aidèrent à trouver un emploi analogue dans un comté éloigné ; mais la calomnie qui tuait ma réputation sut encore m’y découvrir. Cette fois, je n’avais pas reçu d’avertissement. Mon patron me dit : « Monsieur Jennings, je n’ai aucun reproche à vous faire, mais il est indispensable que vous vous justifiiez ou que nous nous séparions. » Je n’avais pas le choix, je le quittai. Je ne veux pas m’étendre sur ce que je souffris dès lors ; je n’ai que quarante ans : considérez mon visage, il vous dira quelle existence de misère j’ai menée pendant plusieurs années. Enfin, un jour que j’errais dans ces environs, je rencontrai M. Candy. Il avait besoin d’un assistant, je m’offris et je l’adressai, pour justifier de ma capacité, à mon dernier patron. Restait la question de moralité ; je lui dis ce que je viens de vous apprendre, et plus. Je le prévins même que, s’il m’accordait sa confiance, ma présence lui susciterait des difficultés. « Ici comme ailleurs, lui dis-je, je dédaigne l’expédient coupable qui consiste à dissimuler sa personnalité sous un nom d’emprunt ; pas plus à Frizinghall qu’ailleurs, je ne suis à l’abri de la calomnie empoisonnée qui me poursuit. » Il me répondit : « Je ne fais rien à moitié ; je vous crois et vous plains sincèrement. Si vous voulez en courir le risque, j’en accepte ma part. » Que le Dieu tout-puissant le bénisse ! Il m’a donné un abri, de l’occupation trouvé chez lui le repos de l’esprit, et je sais depuis quelques mois qu’il ne surviendra rien maintenant qui lui cause des soucis.

– La calomnie s’est éteinte ? lui demandai-je.

– Elle est plus active que jamais ; mais lorsqu’elle viendra me relancer ici, elle y arrivera trop tard.

– Vous aurez quitté le pays ?

– Non, monsieur Blake ; je serai mort. Depuis dix ans, je porte en moi une maladie incurable ; je ne vous cache pas que, loin de lutter contre elle, il y a longtemps que je l’aurais laissée me tuer, si je n’étais soutenu par un intérêt qui me fait désirer la conservation de ma vie. Je veux pourvoir l’existence d’une personne qui m’est bien chère, et que je ne reverrai jamais. Mon petit patrimoine serait insuffisant pour lui assurer un sort indépendant ; l’espoir, si je vis assez pour cela, d’augmenter cette somme, m’a décidé à arrêter par tous les moyens le progrès du mal. Le seul palliatif possible, c’est l’opium ; grâce à cette drogue bienfaisante, j’ai retardé de plusieurs années mon arrêt de mort. Mais les vertus de l’opium ont elles-mêmes une limite ; le progrès du mal m’a fait arriver à l’abus du narcotique ; j’en sens l’effet par l’altération de mon système nerveux. La fin n’est plus bien éloignée ; mes nuits sont horribles. Vienne la mort, je n’aurai pas lutté et résisté en vain ; le petit capital ne tardera pas à être suffisant, et j’ai trouvé un moyen de le grossir si la vie m’échappe plus tôt que je ne le prévois… Je ne sais vraiment comment j’ai pu me laisser entraîner à vous faire ce récit ; je ne suis pas assez méprisable pour quêter votre pitié, mais peut-être ai-je jugé que vous seriez plus disposé à me croire, en sachant que mes paroles sont celles d’un homme assuré de sa mort prochaine. Je ne vous le cache plus, monsieur Blake, vous m’intéressez, et je me suis servi de l’absence de mémoire de mon pauvre ami, comme d’un moyen d’entrer en rapports plus intimes avec vous, espérant que votre curiosité vous porterait à vous adresser à moi. Peut-être y a-t-il une excuse à mon apparente indiscrétion ; un homme qui a passé par d’aussi cruelles épreuves à des retours bien amers, lorsqu’il réfléchit aux destinées humaines. Vous possédez la jeunesse, la santé, la fortune ; vous avez une position sociale et des espérances d’avenir. Lorsque je rencontre de semblables existences, elles m’aident à voir la vie moins en noir, elles me réconcilient avec ce monde que je vais quitter avant de l’avoir connu. Quelle que soit l’issue de notre conversation, je n’oublierai pas le bien qu’elle m’a fait. Maintenant, il ne dépend plus que de vous, monsieur, soit de me donner votre confiance, soit de prendre congé de moi. »

Je n’avais qu’une réponse à faire à cette mise en demeure ; sans plus d’hésitation, je lui dis la vérité aussi complètement que je l’ai fait dans ces pages. Il tressaillit et me regarda avec une agitation extrême à mesure que j’approchais du point culminant de mon récit.

« Il est certain que je suis allé dans la chambre, lui dis-je, et il est certain que j’ai de ma main pris le diamant. Tout ce que je puis affirmer, c’est que je n’ai eu aucune conscience de mes actes, quels qu’ils aient été. »

Ezra Jennings me saisit vivement par le bras.

« Arrêtez ! s’écria-t-il, vous m’ouvrez un champ de suppositions que vous ne pouvez soupçonner. L’usage de l’opium vous est-il familier ?

– Je n’en ai jamais pris de ma vie.

– Vos nerfs étaient-ils excités à l’époque dont vous me parlez ? vos nuits étaient-elles agitées et sans sommeil ?

– Oui ; pendant plusieurs nuits, je ne dormis même pas du tout.

– La nuit du jour de naissance fit-elle exception ? Tâchez de vous rappeler si ce soir-là vous dormîtes bien ?

– Je m’en souviens, je dormis parfaitement. »

Il laissa échapper brusquement mon bras qu’il tenait, et me regarda de l’air de quelqu’un dont les derniers doutes viennent de disparaître.

« Ce jour était marqué dans votre vie et dans la mienne, dit-il gravement, je suis absolument certain, monsieur Blake, de ceci : je possède dans mes notes manuscrites l’ensemble de ce que M. Candy désirait vous dire ce matin. Attendez, ce n’est pas tout. Je crois fermement être en état de démontrer que vous agissiez d’une manière inconsciente lorsque, entrant dans la pièce, vous y prîtes le diamant. Donnez-moi le temps de réfléchir et celui de vous interroger ; je crois que votre réhabilitation est entre mes mains !

– Pour l’amour de Dieu ! que voulez-vous dire ? Expliquez-vous… »

Dans l’entraînement de la conversation, nous avions dépassé le groupe d’arbres rabougris qui nous avaient masqués jusqu’à présent. Avant qu’Ezra Jennings put me répondre, il fut hélé de la route par un homme effaré qui guettait évidemment sa venue.

« Je viens, cria-t-il en réponse ; je viens aussi vite que je le peux ! »

Revenant à moi, il me dit :

« On m’attend à ce village pour un cas pressé, et je devrais y être depuis une demi-heure ; il faut que je m’y rende sur-le champ. Accordez-moi deux heures à partir de maintenant, et venez alors chez M. Candy ; je vous attendrai.

– Le moyen de patienter jusque-là ? m’écriai-je ; ne pouvez-vous au moins calmer mon inquiétude par un mot d’explication avant que nous nous quittions ?

– L’affaire est bien trop sérieuse pour s’expliquer aussi rapidement, monsieur Blake. Je ne me fais pas un jeu de mettre votre patience à l’épreuve ; ce serait seulement ajouter à votre trouble que d’essayer de l’alléger en ce moment. Au revoir dans deux heures à Frizinghall ! »

L’homme l’appela de nouveau, il me quitta et se hâta de le rejoindre.

Chapitre X
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Je n’ai pas la prétention de savoir jusqu’à quel point d’autres hommes placés dans ma situation en eussent été affectés ; mais en ce qui me concerne, voici comment l’influence de ces deux heures d’épreuve agit sur mon tempérament. Je me sentis physiquement incapable de rester en place, et moralement hors d’état de parler à qui que ce fût, jusqu’à ce que j’eusse entendu ce qu’Ezra Jennings avait à me communiquer.

Dans cette disposition d’esprit, je renonçai tout d’abord à la visite projetée chez Mrs Ablewhite ; j’évitai même de rencontrer Gabriel Betteredge.

Je laissai un mot pour ce dernier, en retournant à Frizinghall ; je lui mandais qu’une affaire importante avait inopinément réclamé ma présence, mais qu’il pouvait compter sur moi vers trois heures de l’après-midi. Je le priais de commander son dîner en m’attendant pour l’heure accoutumée et de s’occuper comme bon lui semblerait. Je savais qu’il avait une foule d’amis à Frizinghall, et qu’il ne serait pas embarrassé de se distraire jusqu’à mon retour à l’hôtel.

Cela fait, je me dirigeai vers les environs les moins fréquentés de la ville et m’y promenai jusqu’à ce que ma montre m’avertît qu’il était temps de me rendre à la maison de M. Candy. J’y trouvai Ezra Jennings qui m’attendait.

Il était assis seul dans une petite chambre, toute nue, qui communiquait par une porte vitrée avec un cabinet de chirurgie. De hideux dessins coloriés représentant d’affreuses maladies ornaient seuls les murs peints en jaune. Une bibliothèque remplie de bouquins de médecine, et au sommet de laquelle la place d’ordinaire réservée à un buste était occupée par une tête de mort, une grande table en sapin barbouillée d’encre, des chaises en bois comme on en voit dans les auberges, un tapis râpé au milieu de la chambre, enfin une fontaine à cuvette appliquée au mur et dont la vue peu récréative rappelait à l’esprit les opérations chirurgicales, tel était le mobilier de cette triste salle. Les abeilles bourdonnaient parmi quelques pots de fleurs placés sur la fenêtre, les oiseaux chantaient dans le jardin, et le tapotement d’un piano du voisinage mêlait son bruit à ces sons divers ; partout ailleurs, l’écho joyeux de la vie extérieure eût été le bienvenu, mais ici il semblait déplacé, au milieu de ce silence que la souffrance humaine avait seule le droit de troubler. En apercevant sur un rayon de la bibliothèque une trousse et un paquet de charpie, je ne pus m’empêcher de frémir, car je songeai au genre de sons que devait entendre habituellement la chambre d’Ezra Jennings.

« Je ne vous ferai pas d’excuses, monsieur Blake, me dit-il, sur le lieu où je vous reçois. C’est la seule pièce où à cette heure de la journée, nous soyons sûrs de n’être pas dérangés. Voici mes papiers tout prêts, et deux livres auxquels nous pourrons avoir recours avant la fin de notre conférence. Rapprochez votre chaise de la table, et nous nous mettrons à l’ouvrage ensemble. »

Je m’avançai, et Ezra Jennings me tendit ses notes manuscrites ; elles se composaient de deux feuilles de papier in-folio : l’une n’était recouverte d’écriture qu’à intervalles inégaux ; l’autre était remplie d’un bout à l’autre, et les caractères étaient tracés tantôt à l’encre rouge, tantôt à l’encre noire. Dans l’état d’irritation où me jetait ma curiosité, je repoussai cette dernière feuille avec découragement.

– Prenez compassion de moi ! lui dis-je ; mettez-moi au courant de ce qui m’attend avant que j’essaye de lire cela.

– Volontiers, monsieur Blake ; me permettez-vous de vous faire encore quelques questions ?

– Demandez-moi tout ce que vous voudrez ! »

Il me sourit tristement, et un affectueux intérêt se peignit dans son regard.

« Vous m’avez déjà dit que jamais, à votre connaissance, vous ne prîtes d’opium ?

– Jamais, que je sache, répondis-je.

– Vous comprendrez tout à l’heure la portée de ma question. Continuons. Je ne répéterai pas toutes mes demandes précédentes ; j’insiste seulement sur le point, qu’après de longues insomnies, la nuit du vol fut pour vous une nuit de profond sommeil ; est-ce bien exact ?

– Parfaitement.

– À quelle cause attribuez-vous votre état nerveux et votre manque de sommeil ?

– Je n’en vois aucune, à moins d’admettre l’hypothèse de Betteredge ; mais ce n’est pas la peine d’en parler.

– Pardon ; tout a son importance dans cette affaire-ci. Comment Betteredge expliquait-il vos insomnies ?

– Elles venaient, suivant lui, de ce que j’avais cessé de fumer.

– Fumiez-vous habituellement ?

– Oui.

– Avez-vous interrompu brusquement ?

– Oui.

– Betteredge était dans le vrai, monsieur Blake ; lorsque le tabac est devenu une habitude, il faut un tempérament exceptionnel pour y renoncer tout d’un coup sans que le système nerveux s’en ressente momentanément. Je ne m’étonne plus maintenant que vous ayez eu des nuits agitées. J’ai à présent une question à vous faire au sujet de M. Candy. Vous souvient-il, le soir du dîner, d’avoir engagé avec lui quelque discussion relative à la médecine ? »

La question réveilla en moi un des souvenirs qui m’avaient échappé parmi les incidents du jour de naissance.

Le dixième chapitre de la narration de Betteredge entre dans plus de détails qu’il ne le faudrait au sujet de la sotte dispute que j’eus alors avec M. Candy. J’y avais si peu songé depuis, que ces mêmes détails étaient sortis de ma mémoire. Tout ce que je pus me rappeler et raconter à Ezra Jennings fut que, pendant le repas, j’avais attaqué la médecine assez inconsidérément pour faire perdre sa bonne humeur à M. Candy. Je me souvins aussi que l’intervention de lady Verinder avait clos le débat ; après quoi, le petit docteur et moi avions « fait la paix, » comme disent les enfants, et nous étions redevenus bons amis avant de nous séparer.

« Il reste un point très-important pour moi à éclaircir, me dit Jennings ; aviez-vous quelque raison pour éprouver une inquiétude particulière au sujet du diamant, à l’époque dont nous parlons là ?

– J’avais les motifs les plus puissants pour en être préoccupé, répondis-je. Je le savais l’objet d’une conjuration, et j’avais été averti des mesures de précaution qu’exigeait la sûreté de miss Verinder, depuis qu’elle était entrée en possession de la Pierre.

– Ces inquiétudes furent-elles, ce même soir, l’objet d’un entretien entre vous et une autre personne, et cela peu avant le moment de vous retirer ?

– Cette conversation eut lieu entre lady Verinder et sa fille.

– Et vous eûtes occasion de l’entendre ?

– Oui. »

Ezra Jennings prit ses notes manuscrites de dessus la table et les plaça entre mes mains.

« Monsieur Blake, si vous voulez bien lire ces notes, éclairées comme elles viennent de l’être par mes questions et par vos réponses, vous y verrez deux choses bien étranges. Vous trouverez, premièrement, que vous êtes entré dans le boudoir de miss Verinder et que vous y avez enlevé le diamant sous l’influence d’un état extatique produit par l’opium ; secondement, que l’opium vous a été administré à votre insu par M. Candy, désireux de réfuter par l’expérience les opinions que vous aviez émises pendant le dîner. »

Je restai, les papiers entre mes mains, absolument stupéfait.

« Tâchez de pardonner au pauvre M. Candy, dit son assistant avec douceur ; il a causé de grands malheurs, je l’avoue, mais sa volonté n’y était pour rien. En parcourant ces notes, vous y verrez que, si la maladie ne l’en eût empêché, il comptait dès le lendemain matin retourner chez lady Verinder et vous avouer le tour qu’il vous avait joué. Miss Verinder l’eût su, eût questionné le docteur, et la vérité qui vous a échappé pendant un an aurait été connue immédiatement. »

Je commençais à reprendre mon sang-froid.

« M. Candy ne peut plus être l’objet de mon ressentiment, dis-je d’un ton amer, mais sa plaisanterie n’en est pas moins un acte de mauvaise foi. Je puis pardonner, mais je ne saurais oublier.

– Tout homme voué à la carrière médicale se rend coupable de pareilles supercheries dans l’exercice de sa profession, monsieur Blake. La méfiance ignorante qui existe contre l’opium en Angleterre n’est pas seulement le fait des classes inférieures ; tout médecin ayant une clientèle un peu étendue se voit forcé de tromper parfois ses malades, comme M. Candy vous a trompé. Je ne prétends pas excuser un acte dont les conséquences ont été si fatales ; tout ce que je souhaite, c’est que vous vous placiez au vrai point de vue, pour ne point le juger trop sévèrement.

– Comment cela s’est-il passé ? demandai-je. Qui m’a donné le laudanum sans que je m’en doutasse ?

– Je ne saurais vous renseigner à cet égard. M. Candy n’a rien laissé échapper là-dessus pendant tout le cours de sa maladie ; votre mémoire ne pourrait-elle vous aider ?

– Non.

– En ce cas, il est inutile de poursuivre cette recherche ; le laudanum vous a été administré secrètement, d’une façon ou d’une autre ; laissons cela et arrivons à un objet plus important. Lisez mes notes, si vous le pouvez. Évoquez devant votre esprit toutes les circonstances du passé. Quant à l’avenir, j’ai quelque chose de très-hardi et de très-imprévu à vous proposer. »

Ces derniers mots me firent sortir de ma torpeur. Je pris les papiers et je les examinai dans l’ordre où ils m’avaient été remis par Jennings. Sur le dessus se trouvait la feuille la moins couverte d’écriture ; c’était le compte-rendu des mots sans suite et des phrases incomplètes que M. Candy avait proférés dans le délire :

« … M. Franklin Blake… et agréable… lui rabattre le caquet… médecine… avoue… dormir la nuit… lui dis… pas en bon état… médecine… il me répond… et tâtonner dans l’obscurité est exactement la même chose… à table devant toute la société… Je lui réponds : « … le sommeil… que vous cherchez à tâtons… rien que la médecine… » Il dit : « … conduire un autre aveugle… sais ce que cela signifie. » … spirituel… une nuit de sommeil malgré lui… a besoin de sommeil… la pharmacie de lady Verinder… vingt-cinq gouttes… sans qu’il s’en doute… demain matin ; « Eh bien, monsieur Blake… médecine aujourd’hui… jamais sans elle. »… –… dérouté, monsieur Candy… « excellente… sans elle. »… l’accabler alors… vérité : « … Quelque chose, outre… parfaite… une dose de laudanum, monsieur… lit… que… médecine maintenant… »

Ici finissait la première des deux feuilles de notes. Je la tendis à Ezra Jennings :

« C’est là ce que vous entendîtes en le veillant ?

– C’est à la lettre ce que j’entendis, me répondit-il ; seulement je me suis abstenu de transcrire ici les répétitions qui figuraient dans mes notes sténographiques. Quelques-unes de ces phrases furent redites une douzaine de fois, d’autres plus de cinquante fois, selon l’importance qu’il attachait à l’idée qu’il voulait rendre. En un sens, ces répétitions me furent utiles pour arriver à former de ces fragments un tout intelligible. Ne croyez pas, fit-il en désignant la seconde feuille de papier, que j’aie la prétention d’avoir reproduit, absolument les mêmes expressions dont M. Candy se serait servi s’il avait eu sa raison : Je me suis borné à retrouver la succession logique des idées à travers l’incohérence du langage ; vous allez en juger vous-même. »

Je repris la seconde feuille de papier que je savais maintenant contenir la clé de la première.

Ce manuscrit reproduisait les divagations de M. Candy, à cela près que les intervalles laissés en blanc dans la première feuille étaient ici remplis à l’encre rouge. Je donne le tout ci-après ; on pourra de la sorte comparer le texte original avec l’interprétation d’Ezra Jennings.

« M. Franklin Blake est intelligent et agréable, mais il a besoin d’une petite leçon pour lui rabattre le caquet lorsqu’il parle de médecine. Il avoue avoir souffert du manque de sommeil et ne pouvoir dormir la nuit. Je lui dis que son système nerveux n’est pas en bon état, et qu’il devrait avoir recours à la médecine, il me répond qu’avoir foi en la médecine ou bien tâtonner dans l’obscurité, c’est exactement la même chose, et cela à table devant toute la société ! Je lui réponds : « C’est le sommeil que vous cherchez à tâtons, et rien que la médecine ne vous aidera à le retrouver. » Il dit : « J’ai entendu parler d’un aveugle voulant conduire un autre aveugle, et je sais maintenant ce que cela signifie. » Il est spirituel, mais je saurai lui procurer une nuit de sommeil malgré lui. Il a réellement besoin de sommeil, et la pharmacie de lady Verinder est à ma disposition. Qu’il prenne vingt-cinq gouttes de laudanum ce soir, sans qu’il s’en doute, et je viendrai le voir demain matin : « Eh bien, monsieur Blake, voulez-vous essayer d’un peu de médecine aujourd’hui ? vous ne dormirez jamais sans elle. – Vous voilà bien dérouté, monsieur Candy, j’ai eu une excellente nuit sans elle ! » Alors, ce sera à mon tour de l’accabler par l’aveu de la vérité : « Vous avez pris quelque chose, outre votre nuit parfaite ; vous avez pris une dose de laudanum, monsieur, avant de vous mettre au lit ; et maintenant que direz-vous de la médecine, je vous prie ? »

Lorsque je rendis le manuscrit à Ezra Jennings, je ne songeai tout d’abord qu’à admirer l’intelligence à l’aide de laquelle il était parvenu à dégager le sens de ces phrases embrouillées et confuses.

Il interrompit modestement mes éloges en me demandant si le résultat de ma lecture était d’accord avec ses propres conclusions.

« Croyez-vous, me dit-il, comme moi j’en suis convaincu, que vous fussiez sous l’influence du laudanum le soir du jour de naissance de miss Verinder ?

– Je suis trop ignorant des effets de l’opium pour avoir une opinion arrêtée, dis-je ; je ne puis qu’adopter la vôtre, et je suis persuadé que vous avez raison.

– Fort bien. Voici maintenant ce que je vous demanderai ; vous et moi nous sommes convaincus ; mais comment faire partager cette conviction aux autres personnes ? »

J’indiquai du geste les deux manuscrits. Ezra Jennings fit un signe négatif.

« C’est inutile, monsieur Blake ! parfaitement inutile ! et cela pour trois raisons péremptoires. D’abord ces notes ont été écrites dans des conditions entièrement en dehors des usages habituels : voilà qui s’élève déjà contre elles ! En second lieu, ces notes émanent d’une théorie toute neuve et de l’ordre métaphysique aussi bien que de l’ordre médical : autre inconvénient ! Enfin, ces notes sont mon œuvre personnelle, et mon témoignage est la seule garantie de leur authenticité ; veuillez vous rappeler le récit que je vous fis sur la lande, et demandez-vous ensuite quelle autorité peut avoir mon témoignage ! Non, en regard du verdict de l’opinion, mes notes ne peuvent servir qu’à une chose. Votre innocence doit être établie, et elles nous indiquent le moyen de la faire reconnaître. Il faut que notre conviction subisse une épreuve décisive, et c’est vous-même qui prouverez votre non-culpabilité.

– Et comment cela ? »

D’un mouvement rapide il se pencha vers moi à travers la table qui nous séparait.

« Consentiriez-vous à essayer une expérience hardie ?

– Je me soumettrais à n’importe quelle épreuve pour me justifier des soupçons qui pèsent actuellement sur moi.

– Vous résigneriez-vous à une gêne personnelle pendant un certain temps ?

– J’affronterai n’importe quelle incommodité !

– Voulez-vous vous en remettre exclusivement à moi ? Je vous exposerai peut-être à être tourné en ridicule par les sots, vous aurez à subir les représentations de ceux de vos amis dont vous êtes habitué à respecter les opinions.

– Dites-moi ce que je devrai faire, interrompis-je avec impatience, et, quoi qu’il arrive, je le ferai.

– Voici ce que vous ferez, monsieur Blake, me répondit-il ; vous volerez le diamant, sans vous en douter, pour la seconde fois, en présence de témoins dont le témoignage sera irrécusable. »

J’éprouvai une surprise si violente, que je ne pus que le regarder sans parler.

« Je crois cette épreuve dans l’ordre des choses possibles ; par conséquent, il faut la tenter, puisque vous me prêtez votre concours. Remettez-vous de votre mieux, asseyez-vous et écoutez ce qu’il me reste à vous dire. Vous êtes revenu au tabac ; je l’ai remarqué moi-même. Depuis combien de temps en avez-vous repris l’habitude ?

– Il y a environ un an.

– Fumez-vous moins ou plus qu’avant ?

– Je fume plus.

– Voulez-vous y renoncer de nouveau ? mais subitement, entendez-moi bien ! comme vous le fîtes autrefois ! »

Je commençai à pénétrer son intention.

« J’y renoncerai dès ce moment, répondis-je.

– Si cette privation a pour vous les mêmes conséquences qu’au mois de juin dernier, dit Ezra Jennings, si vous souffrez maintenant comme alors des mêmes insomnies, nous aurons gagné un premier point ; nous vous aurons replacé dans l’état d’irritation nerveuse où vous étiez le soir du dîner ; si, ensuite, nous parvenons dans la mesure du possible à reproduire autour de vous les conditions de vie domestique au milieu desquelles vous viviez à cette époque, et si votre imagination arrive à être occupée du diamant autant qu’elle l’était alors, nous vous aurons remis dans la situation physique et morale où l’opium vous a trouvé au mois de juin dernier. En ce cas, nous pouvons espérer à bon droit qu’une répétition de la même dose produira, à peu de chose près, un résultat identique. Voilà en peu de mots ce que je vous propose ; maintenant vous allez savoir quelles raisons m’autorisent à avoir foi dans cette expérience. »

Il prit un des livres placés à portée de sa main et l’ouvrit à un endroit marqué d’avance.

« Ne craignez pas, dit-il, que je vous impose l’ennui d’une lecture physiologique. Seulement je crois vous devoir et me devoir à moi-même de vous prouver que je ne suis point l’inventeur de la théorie que je vous propose de mettre à l’essai. Ma manière de voir s’appuie sur des principes reconnus et des autorités incontestables. Prêtez-moi cinq minutes d’attention et je me charge de vous démontrer que, malgré sa bizarrerie apparente, ma proposition est d’accord avec la science. Voici en premier lieu comment un homme qui n’est autre que le docteur Carpenter expose le principe physiologique sur lequel je me règle. Lisez vous-même. »

Il me tendit la bande de papier qu’il avait mise dans le livre en guise de signet ; j’y trouvai les quelques lignes suivantes :

« Il y a beaucoup de raisons pour croire que toutes les sensations qui ont été reçues par une perception intérieure sont fixées, pour ainsi dire, dans le cerveau, et peuvent se reproduire au bout d’un certain temps, bien que l’esprit n’ait pas conscience de l’existence de cette sensation tant que dure la période intermédiaire. »

« Ceci vous paraît-il clair ? demanda Jennings.

– Parfaitement clair. »

Il poussa vers moi le livre tout ouvert et me montra un passage souligné au crayon :

« Maintenant, veuillez lire ce compte-rendu d’un cas qui offre, ce me semble, un rapport direct avec votre position et avec l’expérience que je désire vous voir tenter. Remarquez d’abord, monsieur Blake, que je vous renvoie à l’un des plus célèbres physiologistes de l’Angleterre. Le livre que vous avez dans les mains est la Physiologie humaine du docteur Elliotson, et le cas que cite le docteur est garanti par le témoignage autorisé de M. Combe. »

Je transcris ici le passage indiqué.

« Le docteur Abel m’a entretenu, dit M. Combe, d’un homme de peine irlandais, employé dans un magasin, qui, une fois hors de l’état d’ivresse, oubliait tout ce qu’il avait fait étant gris. S’enivrait-il de nouveau ? il recouvrait la mémoire des actions qu’il avait accomplies pendant sa précédente ivresse. Un jour qu’il était pris de boisson, il perdit un paquet d’une certaine valeur et, quand il fut rentré en possession de ses facultés, il lui fut impossible de s’expliquer la disparition de cet objet. Peu de temps après, ayant bu, il se souvint qu’il avait laissé le paquet dans telle maison ; on s’y rendit, et comme l’enveloppe ne portait aucune adresse, on retrouva le paquet au lieu indiqué par l’homme de peine. »

« Voilà qui est concluant, n’est-ce pas ? demanda Ezra Jennings.

– On ne peut plus. »

Il ferma le livre, en disant :

« Êtes-vous convaincu que je ne me suis pas avancé sans avoir pour moi des autorités suffisantes ? Sinon, j’ai encore sur ces rayons des livres dont de nombreux passages ont été soulignés pour votre édification.

– Je me déclare entièrement satisfait, répondis-je, sans avoir besoin d’en lire davantage.

– S’il en est ainsi, nous pouvons en revenir à ce qui touche votre position particulière ; je suis obligé de vous prévenir qu’il y a une objection plausible à faire contre l’expérience que nous projetons. Si nous pouvions reproduire cette année, pour vous, exactement les mêmes circonstances que celles de l’année derrière, il est indubitable que nous arriverions à un résultat identique. Mais nous ne saurions nier que ceci est tout simplement impossible. Nous pouvons tout au plus espérer de vous replacer dans une situation approximative, et pourtant si nous n’atteignons pas une analogie suffisamment complète, notre tentative échouera. Si au contraire nous réussissons, comme je l’espère, vous renouvellerez les incidents de la nuit du vol de façon à prouver aux témoins que, moralement, vous êtes innocent de la disparition de la Pierre de Lune. Je crois, monsieur Blake, vous avoir indiqué le pour et le contre de la question aussi impartialement que possible. S’il reste quelque point sur lequel vous désiriez des éclaircissements, je suis tout prêt à m’en expliquer avec vous.

– Toutes les explications que vous m’avez données sont parfaitement claires pour mon esprit. Mais j’avoue qu’il y a quelque chose qui m’intrigue et que je veux vous soumettre.

– Qu’est-ce ?

– Je ne comprends pas l’effet qu’a eu l’opium sur moi. Je croyais que l’opium étant un narcotique m’aurait endormi et réduit à l’état passif ! Au lieu de cela, j’agis, puisque je descends les escaliers, j’entre dans une pièce, j’ouvre et je ferme un meuble, puis je retourne dans ma chambre ! c’est là l’action d’un somnambule et non d’un homme endormi !

– Vous partagez l’erreur commune relativement à l’opium monsieur Blake. En ce moment même où je mets toute mon intelligence à votre service, je suis sous l’influence d’une dose de laudanum dix fois plus forte que celle que M. Candy vous administra. Mais je ne veux pas que vous vous en rapportiez à ma seule assertion, même lorsqu’elle est le résultat de mon expérience personnelle. Je prévoyais votre objection, et je me suis muni d’un témoignage indépendant qui aura sa valeur à vos yeux et aux yeux de vos amis. »

Il me passa un autre des livres qui étaient sur la table près de lui.

« Voici, me dit-il, les célèbres « Confessions d’un mangeur d’opium anglais ! » Emportez le livre et lisez-le au passage que j’ai marqué, vous verrez que de Quincey, lorsqu’il avait fait ce qu’il appelle « une débauche d’opium, » allait à l’orchestre de l’Opéra entendre de la musique, ou bien se promenait le samedi soir dans les marchés de Londres, et s’amusait à observer toutes les petites ruses et toutes les peines que se donnaient les pauvres gens pour s’assurer leur dîner du dimanche. Tout cela tend à prouver la possibilité pour un homme de s’occuper activement et de circuler en tout lieu, quoique sous l’influence de l’opium.

– Vous m’avez parfaitement répondu en ceci, mais pourtant je ne comprends pas le degré d’action qu’a eu l’opium sur mon tempérament.

– Je vais essayer de m’expliquer, dit Ezra Jennings ; l’effet de l’opium dans la majorité des cas est double : il se manifeste par une action stimulante d’abord, calmante ensuite. Sous l’influence stimulante, les impressions vives et récentes, telles que celles qui étaient relatives au diamant, prédominaient sans doute dans votre esprit, surtout avec l’état nerveux et morbide où vous vous trouviez alors, et devaient prévaloir sur les organes du jugement et de la volonté, absolument comme le jugement et la volonté sont esclaves d’un rêve ordinaire. Peu à peu, sous cette influence, les inquiétudes que vous aviez ressenties tout le long du jour au sujet du joyau tendaient à se développer, arrivaient à la fixité et vous poussaient à prendre un parti pour sauvegarder la Pierre ; elles devaient par suite, en obéissant toujours au même motif, diriger vos pas vers la chambre où vous êtes entré, amener votre main à s’approcher des tiroirs du meuble et à y trouver celui qui contenait le diamant. Sous l’empire de l’ivresse ou de l’hallucination de l’opium vous avez dû faire cela. Après cette période d’action, l’effet narcotique se sera produit, vous serez devenu somnolent, puis inerte, et enfin l’anéantissement vous aura envahi ; un peu plus tard, vous serez tombé dans un profond sommeil. Le matin venu, l’effet de l’opium dissipé, vous avez pu vous éveiller aussi ignorant des événements de la nuit que si vous aviez vécu aux antipodes. Ai-je réussi à m’expliquer clairement ?

– Vous avez été si net que je vais vous demander la permission de pousser mes questions encore un peu plus loin. Vous me démontrez comment j’ai dû pénétrer dans le boudoir et y prendre le diamant. Mais miss Verinder m’a vu repartir, emportant la Pierre de Lune dans ma main ! Pouvez-vous suivre mes mouvements depuis cet instant ? Soupçonnez-vous ce que j’ai fait ensuite ?

– J’allais y venir, me répondit-il ; je me demande si l’épreuve destinée à prouver votre innocence ne sera pas également un moyen de retrouver le diamant perdu ? Lorsque vous sortîtes du boudoir, le joyau dans votre main, il est très-probable que vous êtes rentré dans votre chambre…

– Oui, et après cela ?

– Il est possible, monsieur Blake (je ne hasarde rien de plus), que votre pensée dominante de mettre le diamant en sûreté vous ait conduit, par une conséquence naturelle, à l’idée de cacher le joyau, et que vous l’ayez dissimulé dans quelque endroit de votre chambre. Rappelez-vous la bizarre histoire de l’Irlandais que je vous citais, vous pourriez aussi, sous l’influence d’une seconde dose d’opium, vous souvenir de l’endroit où vous auriez caché l’objet dans votre première ivresse narcotique. »

Je dus à mon tour éclairer Ezra Jennings. Je l’arrêtai donc.

« Votre hypothèse est inadmissible, lui dis-je. Le diamant est en ce moment à Londres. »

Il me regarda avec des yeux où se peignait un vif étonnement.

« À Londres ? répéta-t-il ; comment a-t-il pu venir de la maison de lady Verinder jusqu’à Londres ?

– Personne ne le sait.

– Vous l’avez enlevé vous-même de chez miss Verinder comment est-il sorti de vos mains ?

– Je n’ai aucune idée de la façon dont je m’en suis dessaisi.

– Le revîtes-vous en vous réveillant le lendemain matin ?

– Non.

– Miss Verinder est-elle rentrée en possession de la Pierre ?

– Jamais.

– Monsieur Blake, nous voici aux prises avec une difficulté qui demande à être éclaircie. Puis-je vous prier de me dire comment vous savez que le diamant se trouve en ce moment à Londres ? »

J’avais posé exactement la même question à M. Bruff lorsqu’à mon retour en Angleterre, je commençai mon enquête sur la Pierre de Lune. Pour répondre à Jennings, je n’eus donc qu’à lui répéter le récit fait par l’avoué, et que nos lecteurs connaissent déjà. Il ne me cacha pas que ma réponse ne le satisfaisait point :

« Malgré la valeur que j’attache à votre jugement et à celui de votre grave conseiller, je maintiens l’opinion que je viens d’émettre : elle repose, j’en conviens, sur une pure présomption de ma part ; pardonnez-moi pourtant de vous rappeler que la vôtre n’a guère de fondement plus solide. »

Ce point de vue me frappait par sa nouveauté, et j’étais fort curieux de savoir comment il le développerait.

« Je maintiens, poursuivit Ezra Jennings, que l’influence de l’opium, après vous avoir poussé à vous emparer du diamant, dans le désir de le mettre à l’abri, a pu également vous porter, sous l’empire du même mobile, à le cacher dans quelque recoin de votre chambre. Selon vous, il est impossible que les conjurés hindous se soient trompés : on les a vus rôder autour de la maison de M. Luker en quête du diamant ; donc, il n’y a plus à en douter, le diamant est entre les mains de M. Luker. Mais avez-vous cependant une preuve certaine que la Pierre de Lune ait été portée à Londres ? Vous ignorez même jusqu’à présent comment ou par qui le joyau aurait été emporté hors de la maison de lady Verinder. Êtes-vous sûr que ce soit ce même joyau qui ait été mis en gage chez M. Luker ? Lui, au contraire, affirme n’avoir jamais entendu parler de la Pierre de Lune ; le reçu de son banquier ne porte absolument que la reconnaissance d’un objet de grand prix ! Les Indiens supposent que M. Luker ment ; vous admettez aussitôt qu’ils ont raison. Tout ce que je puis dire pour défendre mon hypothèse, c’est qu’elle repose sur des données possibles. Que pouvez-vous, monsieur Blake, invoquer de plus, logiquement ou légalement, en faveur de la vôtre ? »

Son raisonnement était présenté d’une manière forte et serrée, je ne pouvais le nier.

« J’avoue que vous m’ébranlez, dis-je ; trouveriez-vous mauvais que j’écrivisse à M. Bruff en lui racontant notre entretien ?

– Tout au contraire, je serai même fort aise si vous lui écrivez. Nous lui demanderons le concours de son expérience, et nous pourrons y puiser de nouvelles lumières. Pour le moment, revenons à l’expérimentation que nous projetons de faire avec l’opium. Il est entendu qu’à partir de ce moment vous renoncez à fumer ?

– Dès aujourd’hui.

– Ceci est le premier pas ; nous devrons ensuite aviser à reproduire, autant que faire se pourra, les circonstances dans lesquelles vous vous trouviez l’année dernière. »

Comment en venir à bout ? pensais-je : lady Verinder était morte ; Rachel et moi, nous étions séparés à jamais tant que mon innocence ne serait pas établie. Godfrey Ablewhite voyageait à l’étranger. Il devenait tout simplement impossible de réunir les personnes qui habitaient la maison un an auparavant. Cette objection première ne parut pas embarrasser Ezra Jennings. Il attachait, me dit-il, peu d’importance à réunir les mêmes individus, puisque évidemment on ne pouvait s’attendre à ce que chacun d’eux reprit le rôle identique qu’il avait vis-à-vis de moi à cette époque. D’autre part, il regardait comme indispensable au succès de notre entreprise, que je me retrouvasse au milieu des mêmes objets qui m’environnaient alors dans la maison de ma tante.

« Avant toute chose, reprit-il ; il faut que vous couchiez dans la chambre où vous avez couché pendant la nuit du vol, et qu’elle soit remeublée d’une façon identique. Les escaliers, les corridors, le salon de miss Verinder devront être remis exactement dans un état semblable à celui où vous les vîtes alors. Il est absolument nécessaire, monsieur Blake, que tous les meubles qu’on a changés de place soient réintégrés où ils étaient. Le sacrifice de vos cigares sera inutile si nous n’obtenons de miss Verinder la permission de disposer ainsi sa maison.

– Et qui lui demandera cette autorisation ? fis-je.

– Ne pouvez-vous donc pas vous en charger ?

– C’est hors de question. Après ce qui s’est passé entre nous, justement au sujet du diamant, je ne puis ni la voir ni lui écrire, tant que je n’aurai pas prouvé mon innocence à ses yeux. »

Ezra Jennings s’arrêta et réfléchit pendant un instant.

« Permettez-moi de vous poser une question délicate, » dit-il.

Je lui fis signe de poursuivre.

« Ai-je raison, monsieur Blake, de croire, d’après quelques mots qui vous sont échappés, que vous éprouviez autrefois un attachement tout particulier pour miss Verinder ?

– Vous ne vous trompez pas.

– Ce sentiment était-il payé de retour ?

– Il l’était.

– Avez vous lieu de croire que miss Verinder attacherait encore un grand prix à voir établir la preuve de votre complète innocence ?

– J’en suis même certain.

– En ce cas, c’est moi qui me charge d’écrire à miss Verinder, si vous voulez bien me le permettre.

– Vous lui parleriez de la proposition que vous m’avez faite ?

– Je lui dirais tout ce qui s’est passé entre nous dans la journée d’aujourd’hui. »

Il est inutile d’ajouter que j’acceptai avec reconnaissance le service qu’il offrait de me rendre.

« J’ai le temps d’écrire par la poste de ce soir, dit-il en regardant sa montre. N’oubliez pas de bien enfermer vos cigares, lorsque vous rentrerez ! J’irai vous voir demain matin, afin de m’informer de la nuit que vous aurez passée. »

Je me levai pour le quitter, et m’efforçai de lui exprimer le sentiment d’affectueuse reconnaissance que me faisaient éprouver ses soins. Ezra me serra la main.

« Rappelez-vous ce que je vous ai dit sur la lande, me répondit-il ; si je puis vous rendre ce léger service, monsieur Blake, je croirai voir un rayon de soleil éclairant le soir d’une sombre et interminable journée. »

Nous nous séparâmes. On était alors au 15 de juin ; comme les événements des dix jours suivants se rapportent tous plus ou moins à l’expérience dont j’allais être l’objet, ils sont consignés par ordre de date dans le journal que l’assistant de M. Candy avait l’habitude de tenir. Rien n’a été dissimulé, rien n’a été omis dans ces pages d’Ezra Jennings. C’est à lui que je laisse le soin de dire comment l’épreuve de l’opium fut tentée, et quel en fut le résultat.

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