XXI. JE VOIS MA ROUTE.

À la pâle lumière du jour naissant, je fermai le compte-rendu du jugement de mon mari accusé du meurtre de sa première femme.

Je n’éprouvais aucune fatigue. Je n’avais pas la moindre envie, après ces longues heures de lecture et de méditation, de me mettre au lit et de dormir. C’était étrange, mais c’était ainsi. Je ne me serais pas sentie autrement si, après une nuit de bon sommeil, je m’étais réveillée à l’instant, animée d’une nouvelle résolution et comme une femme nouvelle.

Maintenant, enfin, je pouvais comprendre qu’Eustache se fût éloigné de moi. Pour un homme ayant des sentiments aussi délicats que les siens, quel martyr n’eût-ce pas été de se trouver en présence de sa femme, sachant qu’elle venait de lire cet abominable compte-rendu et toutes les accusations dont, aux yeux du monde entier, il avait été l’objet. Je sentis cela, exactement comme il l’aurait senti lui-même. Mais, en même temps, je pensais qu’il aurait pu avoir confiance en moi et revenir chercher près de moi un apaisement aux supplices qu’il avait soufferts. Peut-être, me dis-je, finira-t-il par là ? Et, sur cette pensée, je revins à lui tout entière et je lui pardonnai du fond de l’âme.

Un dernier point, un seul, en dépit de ma philosophie, me tenait douloureusement au cœur. Eustache aimait-il encore secrètement Mme Beauly, ou mon amour avait-il éteint en lui cette passion ? J’aurais bien voulu savoir aussi quel était le genre de beauté de cette femme, et si, par hasard, elle et moi, nous nous ressemblions le moins du monde.

La fenêtre de ma chambre regardait l’orient. J’ouvris les rideaux et vis le soleil se lever majestueusement dans un ciel pur. La tentation de sortir pour respirer l’air frais du matin fut irrésistible. Je mis donc mon chapeau et mon châle et je sortis, le compte-rendu du jugement sous le bras. Je n’eus pas de peine à tirer les verrous de la porte de derrière de la maison, et bientôt je me trouvai dans le charmant petit jardin de Benjamin.

Calmée et fortifiée par la douce solitude et par l’air délicieux que je respirais, je me sentis le courage de regarder en face le sérieux problème qui me tenait en échec… le problème de l’avenir.

J’avais lu le jugement. J’avais fait vœu de consacrer ma vie à cette œuvre sainte : la revendication de l’innocence de mon mari. Seule et sans aide, je renouvelai envers moi-même l’engagement solennel de mener à bien ce dessein irrévocable. Mais comment m’y prendre ? Par où commencer ?

Dans ma position, la façon de procéder la plus résolue et la plus hardie, était en même temps la plus sage. Le rôle important qu’il avait joué dans le procès me donnait d’excellentes raisons de penser que la personne dont les conseils et l’assistance devaient m’être utiles, était Miserrimus Dexter. Sans doute, il pouvait tromper mes espérances, il pouvait me refuser son secours, il pouvait, comme mon oncle, juger que j’avais perdu la raison. Oui, tout cela était possible ; mais je ne m’en attachais que plus fortement à ma résolution de tenter l’épreuve, et je décidai que, s’il était encore au nombre des vivants, ma première démarche serait de rechercher le pauvre estropié au nom bizarre.

Mais voyons, me disais-je, supposons qu’il me reçoive, qu’il me soit sympathique, et qu’il me comprenne ; que me dira-t-il ? La garde-malade, dans sa déposition, l’a représenté comme un homme au ton vif et brusque. S’il me demande, ce qui est fort probable : qu’espérez-vous ? et en quoi puis-je vous aider ? ai-je des réponses toutes prêtes à ces deux simples questions ? Eh bien, oui ! pourvu que j’ose m’ouvrir à cette créature humaine de ce qui, en ce moment, fermente secrètement dans mon esprit ; oui, pourvu que je prenne sur moi de confier à un étranger le soupçon qui me poursuit depuis que j’ai lu le jugement de mon mari. Ce soupçon, jusqu’ici, je n’ai même pas eu le courage de le mentionner dans cet écrit. Il faut cependant bien y venir, car ce soupçon me conduisit à des résultats qui font partie de mon histoire, partie de ma vie.

Je commencerai par avouer qu’en fermant le compte-rendu je m’étais trouvée, sur un point important, complètement d’accord avec mon ennemi et l’ennemi de mon mari… le Procureur-Général. Il avait caractérisé l’explication de la mort de Mme Eustache Macallan présentée par la défense, un grossier subterfuge, dans lequel aucun être doué de raison ne pouvait discerner l’ombre d’une probabilité. Sans aller aussi loin, je ne pouvais non plus trouver dans les témoignages aucune raison qui pût faire croire que la pauvre défunte eût pris, par erreur, une trop forte dose de poison. Qu’elle eût eu secrètement de l’arsenic en sa possession, qu’elle s’en fût servi ou eût formé le projet de s’en servir pour s’éclaircir le teint, cela pour moi ne faisait guère de doute. Mais aller plus loin m’était impossible. Plus j’y pensais, plus la justice me paraissait bien fondée dans sa déclaration que Mme Eustache Macallan était morte de la main d’un empoisonneur et qu’il y avait lieu de poursuivre l’auteur de ce crime. L’erreur de la justice, erreur certaine, complète pour moi, était d’avoir accusé mon mari de ce crime.

Mon mari étant innocent, il fallait bien, dans mon propre sentiment, que quelque autre fût coupable. Qui donc, parmi les hôtes de la maison, avait empoisonné Mme Eustache Macallan ? Mes soupçons, en réponse à cette question, ne visaient qu’une personne, une femme : cette femme était Mme Beauly.

Oui, telle était la conclusion renversante à laquelle j’étais arrivée, et qui, pour moi, résultait forcément de la lecture des dépositions.

Qu’on se rappelle la lettre signée Hélène et adressée à M. Macallan. Lorsque cette lettre avait été mise entre les mains de Mme Beauly, la Cour l’avait dispensée de répondre à la question du Procureur-Général ; mais quelle personne sensée pouvait douter que cette lettre eût été écrite par elle ? Eh bien, cette lettre ne montrait-elle pas, de la façon la plus convaincante, l’état d’esprit dans lequel se trouvait Mme Beauly, lorsqu’elle avait fait sa visite à Gleninch.

Écrivant à M. Macallan à une époque où elle était la femme d’un autre… d’un autre à qui elle s’était engagée avant d’avoir jamais vu M. Macallan… que lui dit-elle ? elle dit : « Quand je pense à votre existence sacrifiée à cette malheureuse femme, mon cœur saigne pour vous »… Et plus loin : « Si j’avais eu l’ineffable bonheur d’aimer et de chérir le meilleur, le plus aimable des hommes, dans quel paradis nous aurions pu vivre, quelles heures de délices nous aurions connues ! »

Si ce n’est pas là le langage d’une femme éprise avec fureur, éprise sans pudeur d’un homme, qui n’est pas son mari, qu’est-ce que c’est donc ? Ses pensées sont tellement pleines de lui que, pour elle, l’idéal de l’autre monde est un monde où elle pourra s’unir à l’âme de M. Macallan ! Dans cette condition d’esprit et de moralité, la dame, un beau jour, se trouve, par la mort de son mari, libre, libre de disposer d’elle-même et de son amour. Aussitôt que le respect des convenances le lui permet, elle part, elle va faire des visites ; et, dans le temps voulu, elle vient habiter le toit de celui qu’elle adore. La femme de son hôte est au lit, malade. Le seul autre visiteur de Gleninch est un infirme qui ne peut se mouvoir que sur une chaise roulante. La maison et, dans cette maison, l’unique objet de son amour, sont tout à elle. Il n’y a entre elle et « le bonheur ineffable d’aimer et de chérir le meilleur, le plus aimable des hommes, » qu’un obstacle, la pauvre femme laide et malade, pour laquelle M. Macallan n’a jamais éprouvé, ne pourra jamais éprouver le moindre sentiment d’amour.

Est-il donc entièrement absurde de croire qu’une telle femme, poussée par une telle passion, et environnée de telles circonstances, pouvait être capable de commettre un crime, si l’occasion se présentait de le commettre en toute sécurité ?

Si nous revenons sur le témoignage de Mme Beauly, qu’a-t-elle dit dans sa déposition ?

Elle reconnaît avoir eu avec Mme Macallan une conversation, dans laquelle celle-ci l’a questionnée sur les divers cosmétiques dont l’emploi peut servir à embellir le teint. Ne s’est-il rien passé de plus dans cette entrevue ? Mme Beauly n’y a-t-elle recueilli aucune révélation, dont plus tard il eût été possible de faire un fatal usage, sur les dangereuses expériences auxquelles se livrait son hôtesse, dans le but de donner à son teint l’éclat qui lui manquait ? Tout ce que nous savons, c’est que, sur ce point, Mme Beauly a gardé le silence.

Mais que dit l’aide-jardinier ?

Il a entendu une conversation entre M. Macallan et Mme Beauly, de laquelle il résulte que la possibilité de devenir la femme de M. Macallan s’était forcément présentée à l’esprit de Mme Beauly et était, à n’en pas douter, considérée par elle comme un sujet de conversation infiniment trop dangereux pour qu’on pût s’y arrêter. L’innocent M. Macallan aurait poursuivi la conversation ; Mme Beauly est prudente et l’arrête.

Et que dit enfin la garde-malade, Christine Ormsay ?

Le jour de la mort de Mme Eustache Macallan, la garde est priée par la malade de la laisser seule et descend. À ce moment-là, Mme Eustache Macallan était assez bien remise de sa première attaque, pour se distraire en écrivant. La garde-malade reste absente environ une demi-heure, au bout de laquelle elle s’inquiète de ne point entendre la sonnette de la malade. Elle va trouver M. Macallan pour lui demander ce qu’elle doit faire, et là elle apprend qu’on ne sait où est Mme Beauly. M. Macallan demande à M. Dexter s’il l’a vue ; celui-ci ne l’a point vue. Or, à quel moment se place cette disparition de Mme Beauly ? Au moment même où Christine Ormsay venait de laisser Mme Eustache Macallan seule dans sa chambre !

Sur ces entrefaites, la sonnette de la malade se fait entendre. Mme Macallan sonne avec violence. La garde court à sa chambre et constate que, sous une forme nouvelle et plus grave encore, les alarmants symptômes du matin ont reparu. Il est onze heures ou onze heures moins cinq. Une seconde dose de poison, plus forte que la première a été donnée durant l’absence de la garde, et, notez ceci, durant la disparition de Mme Beauly. La garde, sortant dans le corridor pour appeler du secours, se trouve face à face avec Mme Beauly elle-même, qui, ne sachant rien de rien, sort de sa chambre à elle… elle vient sans doute de se lever, à onze heures du matin… pour savoir des nouvelles de la malade.

Un peu plus tard, Mme Beauly vient, en compagnie de M. Macallan, rendre visite à la mourante. Celle-ci leur jette à tous les deux un étrange regard et leur ordonne de sortir. M. Macallan ne voit là qu’un accès d’impatience qu’expliquent les souffrances de la malade, et il reste dans la chambre pour dire à la garde-malade qu’il a envoyé chercher le docteur. Mais que fait Mme Beauly ? Aussitôt que Mme Eustache Macallan lui lance ce regard, elle s’enfuit terrifiée. Il n’est pas jusqu’à Mme Beauly, paraît-il, qui n’ait une conscience !

N’y a-t-il dans tous ces faits… dont les témoins ont déposé sous la foi du serment… rien qui soit de nature à justifier les soupçons ?

La conclusion à tirer de tout ceci est pour moi évidente : c’est la main de Mme Beauly qui a administré la seconde dose de poison. Cela admis, il est logique d’en conclure que c’est elle aussi qui, de bonne heure, dans la matinée, a également administré la première dose. Comment cela a-t-il pu se faire ? Relisons les témoignages. La garde déclare que de deux heures à six heures du matin, elle a dormi. Elle parle aussi d’une porte de communication avec la chambre de la malade, porte fermée, dont la clef a été enlevée, nul ne sait par qui. Quelqu’un a dû s’emparer de cette clef. Pourquoi ne serait-ce pas Mme Beauly ?

Un mot encore, et j’aurai complètement révélé tout ce que j’avais dans l’esprit.

Miserrimus Dexter, dans le contre-interrogatoire auquel il avait été soumis, avait indirectement avoué que, sur ce triste sujet de la mort de Mme Eustache Macallan, il avait une idée à lui. Il s’était, en même temps, expliqué sur le compte de Mme Beauly en termes qui montraient suffisamment qu’il n’était nullement l’ami de cette dame. La soupçonnerait-il aussi ? Ma principale raison pour me décider à lui demander son avis, avant de m’adresser à aucun autre, était d’avoir l’occasion de lui poser cette question. Si vraiment il pensait d’elle ce que j’en pensais moi-même, rien n’était plus clair que la voie que j’avais à suivre. Après avoir vu Miserrimus Dexter, je n’aurais qu’à dissimuler avec soin mon identité, et à me présenter, sous le masque d’une inoffensive étrangère, à Mme Beauly.

Sans doute il y avait à tout cela des difficultés ; mais la première et la plus grande était d’obtenir une introduction auprès de Miserrimus Dexter.

L’air frais du jardin avait, depuis que je me promenais, exercé sur moi son influence calmante, et je me sentais plus disposée à me mettre au lit et à dormir qu’à me fatiguer plus longtemps l’esprit de la solution des difficultés que soulevait mon entreprise. Peu à peu je me sentis trop endormie pour penser, trop paresseuse pour marcher. Mon lit, que j’apercevais en passant près de la fenêtre ouverte de ma chambre, m’invitait irrésistiblement.

Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées, que j’avais accepté l’invitation de mon lit, et dit adieu, pour le moment, à mes anxiétés et à mes peines. Cinq minutes de plus, et j’étais profondément endormie.

Un petit coup discrètement frappé à ma porte fut le premier bruit qui me réveilla. J’entendis la voix de mon bon vieux Benjamin qui me parlait du dehors.

« Ma chère, je crains que vous ne mouriez de faim si je vous laisse dormir plus longtemps. Il est une heure et demie, et un de vos amis est venu pour avoir le plaisir de déjeuner avec nous. »

Un de mes amis ! Quels amis avais-je ? Mon mari était au loin, et mon oncle, désespérant de moi, m’avait abandonnée.

« Qui est-ce ? criai-je de mon lit, à travers la porte.

– Le Major Fitz-David, » répondit Benjamin.

Je m’élançai hors du lit. L’homme même dont j’avais besoin venait me trouver. Le Major Fitz-David connaissait, comme on dit, tout le monde. Intime avec mon mari, il était impossible qu’il ne connût pas son vieil ami… Miserrimus Dexter.

Avouerai-je que je pris un soin particulier de ma toilette, quitte à faire attendre le déjeuner ? Quelle est la femme qui n’en eût pas fait autant, ayant une faveur particulière à demander au Major Fitz-David.

Share on Twitter Share on Facebook