XXII. LE MAJOR FAIT DES DIFFICULTÉS.

En me voyant ouvrir la porte de la salle à manger, le Major accourut au-devant de moi. Avec son élégante redingote bleue, son sourire vainqueur, sa bague en rubis, et le compliment toujours prêt à fleurir sur ses lèvres, il avait l’air vraiment du plus jeune et du plus brillant des hommes entre deux âges. C’était un plaisir de revoir ce moderne Don Juan !

« Je ne vous demanderai pas de nouvelles de votre santé, me dit le vieux gentleman ; vos yeux, ma chère belle, m’ont répondu, avant même que j’eusse pu vous adresser ma question. À votre âge, il n’y a pas de fontaine de Jouvence qui vaille un bon somme. Dormir la grasse matinée… voilà le secret tout simple de conserver votre frais visage et de vivre une longue vie.

– Je suis bien loin, Major, d’avoir dormi aussi longtemps que vous le supposez. S’il faut vous dire la vérité, je ne me suis couchée qu’au jour, j’ai passé la nuit à lire. »

Le Major Fitz-David, leva d’un air de surprise polie, ses sourcils admirablement peints.

« Quel est donc l’heureux livre qui vous a si vivement intéressée ?

– Ce livre est le compte-rendu du jugement de mon mari, accusé du meurtre de sa première femme. »

Le sourire du Major s’évanouit. Il recula d’un air consterné.

« Ne me parlez pas de cet horrible livre ! s’écria-t-il. Ne faites jamais allusion à cet affreux sujet ! Qu’ont de commun la grâce et la beauté avec les assises, les empoisonnements, et toutes ces horreurs ? Quoi ! charmante amie, voulez-vous profaner vos lèvres par de pareils discours ? Voulez-vous mettre en fuite les amours et les grâces qui s’abritent dans vos sourires ? Ne soyez pas insensible aux prières d’un vieux garçon qui adore les grâces et les amours, et qui ne vous demande que de lui permettre de se réchauffer au soleil de votre beauté. Le déjeuner est prêt. Chassons les soucis. Rions… et déjeunons. »

Il me conduisit à la table, et se mit à remplir mon assiette et mon verre, de l’air d’un homme qui se considère comme engagé dans l’une des plus importantes occupations de sa vie. Cependant Benjamin ne laissait pas languir la conversation.

« Le Major Fitz-David vous apporte des nouvelles, ma chère, dit-il. Votre belle-mère, Mme Macallan, doit venir vous voir aujourd’hui. »

Ma belle-mère !… venir me voir !… Je me tournai vivement du côté du Major pour en savoir plus long.

« Mme Macallan a-t-elle eu des nouvelles de mon mari ? lui dis-je. Vient-elle ici pour me parler de lui ?

– Je crois, en effet, qu’elle a eu de ses nouvelles, dit le Major, et qu’elle en a eu aussi de votre oncle. Oui, notre excellent Starkweather lui a écrit, mais à quel propos, c’est ce dont je n’ai pas été informé. Tout ce que je sais, c’est qu’au reçu de sa lettre, elle a décidé de vous rendre visite. Je me suis trouvé avec la vieille dame, hier, à une soirée, et j’ai fait tous mes efforts pour arriver à savoir si c’était en amie ou en ennemie qu’elle venait vers vous. Mais j’en ai été pour mes frais d’éloquence. Le fait est, reprit le Major, du ton d’un jeune homme de vingt-cinq ans à qui l’on arrache un modeste aveu, le fait est que je n’ai pas de succès auprès des vieilles femmes. Acceptez l’intention pour le fait, ma douce amie ! j’ai tenté de vous être utile… et j’ai misérablement échoué. »

Ces paroles m’offraient justement l’occasion que je désirais faire naître. Je résolus de ne pas la laisser échapper.

« Vous pouvez m’être de la plus grande utilité, lui dis-je, si vous me permettez de faire appel à la bienveillance que vous m’avez toujours montrée. J’ai une question à vous faire ; et j’aurai peut-être une faveur à vous demander quand vous aurez répondu à cette question. »

Le Major Fitz-David posa le verre de vin qu’il était en train de porter à ses lèvres, et me regarda de l’air d’un homme que la question qu’on lui fait intéresse au plus haut point.

« Commandez, ma chère belle, je suis tout à vous, rien qu’à vous, dit le vieux et galant gentleman. Que désirez-vous de moi ?

– Je désire savoir si vous connaissez Miserrimus Dexter ?

– Dieu du ciel ! s’écria le Major, quelle question inattendue ! Si je connais Miserrimus Dexter ?… Je le connais, en vérité, depuis bien plus longtemps que je ne voudrais. Cela ne me rajeunit pas. Mais dans quel but ?…

– Je puis vous dire en deux mots quel est mon but, interrompis-je ; je désire que vous me présentiez à Miserrimus Dexter. »

Je crois pouvoir affirmer qu’en ce moment le Major pâlit sous sa couche de couleurs artificielles. Ce qui est certain, en tout cas, c’est que ses brillants petits yeux gris exprimèrent, en se fixant sur moi, un sentiment d’alarme et de perplexité sur lequel il était impossible de se méprendre.

« Vous voulez connaître Miserrimus Dexter ? répéta-t-il de l’air d’un homme qui ne peut en croire le témoignage de ses propres sens. Monsieur Benjamin, ai-je trop bu de votre excellent vin, suis-je victime de quelque illusion… ou est-ce bien réellement que notre charmante amie m’a demandé de la présenter à Miserrimus Dexter ? »

Benjamin me regarda aussi avec quelque étonnement, et répondit du ton le plus sérieux du monde :

« C’est bien ce que vous avez dit, n’est-ce pas, chère amie ?

– Certainement, repris-je ; qu’y a-t-il de si étonnant dans cette demande ?

– Mais cet homme est fou ! s’écria le Major. Même en cherchant bien, vous n’auriez pas pu trouver dans toute l’Angleterre une personne aussi peu faite pour être présentée à une dame… et à une jeune dame surtout. Avez-vous entendu parler de son horrible difformité ?

– J’en ai entendu parler… et cela ne me fait point hésiter.

– Cela ne vous fait pas hésiter ! Mais, chère amie, l’esprit de cet homme n’est pas moins difforme que son corps. Le mot de Voltaire est littéralement vrai de Miserrimus Dexter : il y a en lui du tigre et du singe. Presque au même instant il est capable de vous remplir d’effroi et de vous faire rire aux éclats. Je ne nie point qu’il n’ait une certaine intelligence, une intelligence brillante même, je l’admets. Je ne dis pas plus qu’il ait jamais commis aucun acte de violence ou involontairement fait tort à qui que ce soit. Mais il n’en est pas moins fou, aussi fou que jamais homme le fut. Pardonnez-moi si je commets une indiscrétion. Mais quel peut être votre motif pour désirer être présentée à Miserrimus Dexter ?

– J’ai besoin de le consulter.

– Puis-je vous demander sur quel sujet ?

– Sur le jugement de mon mari. »

Le Major Fitz-David poussa un gémissement et chercha une consolation momentanée dans le vin de Bordeaux de l’ami Benjamin.

« Encore cet affreux sujet ! s’écria-t-il. Monsieur Benjamin, pourquoi persiste-t-elle à nous entretenir de cet affreux sujet ?…

– Il faut bien, lui dis-je, que je vous entretienne de ce qui est maintenant l’unique préoccupation, l’unique espoir de ma vie. J’ai quelque raison de croire que Miserrimus Dexter peut m’aider à effacer la tache que le verdict de la cour d’Écosse a laissée sur la réputation de mon mari. Qu’il soit tigre ou singe, ou l’un et l’autre réunis, je suis prête à courir le risque de lui être présentée. Et je vous demande… quelque téméraire et obstiné que cela puisse vous paraître… de me donner pour lui une lettre d’introduction. Je ne veux être pour vous la cause d’aucun dérangement. Je ne vous demanderai même point de m’accompagner. Une lettre pour M. Dexter suffira. »

Le Major regarda d’un air piteux Benjamin, et secoua la tête. Benjamin regarda d’un air piteux le Major et secoua la tête aussi.

« Elle paraît y tenir, dit le Major.

– Oui, dit Benjamin, elle paraît y tenir.

– Jamais, monsieur Benjamin, je ne prendrai sur moi la responsabilité de l’envoyer seule chez Miserrimus Dexter.

– Si je l’y accompagnais ?… » dit Benjamin.

Le Major se mit à réfléchir à cette proposition. L’idée de voir Benjamin remplir auprès de moi le rôle de protecteur ne semblait pas inspirer une confiance illimitée au vieux militaire. Après un moment de réflexion, il sembla soudainement frappé d’une nouvelle idée.

« Mon aimable amie, me dit-il, en se tournant vers moi, soyez plus aimable que jamais… consentez à un compromis. Envisageons cette affaire au point de vue de la société et traitons-la en conséquence. Que diriez-vous d’un petit dîner ?

– D’un petit diner ? répétai-je, sans comprendre le moins du monde.

– Oui, d’un petit diner chez moi, reprit le Major. Vous voulez absolument que je vous présente Dexter. Moi, je refuse non moins absolument de vous laisser aller seule chez ce personnage à la cervelle à l’envers. Il ne me reste plus, dans ces circonstances, qu’une chose à faire, c’est de l’inviter à se trouver avec vous chez moi, et de vous laisser vous former de lui, sous mon toit hospitalier, l’opinion qu’il vous plaira. Voyons, qui pourrions-nous bien avoir encore ? continua le Major, s’épanouissant à l’idée de dîner qu’il projetait de nous offrir. Miserrimus Dexter devant être l’un des invités, nous avons besoin, comme compensation, d’avoir une constellation de beautés. Mme Mirliflore est encore à Londres. Vous l’aimerez, bien sûr… elle est charmante ; elle a votre caractère, votre rare ténacité. Oui, nous aurons Mme Mirliflore. Qui encore ?… Lady Clarinda vous plairait-elle ?… C’est une autre charmante personne, monsieur Benjamin. Je suis sûr que vous ne pourriez vous défendre de l’admirer… elle est si sympathique, elle a tant de ressemblance avec notre belle amie ici présente. Oui, Lady Clarinda sera des nôtres, et je vous placerai près d’elle, monsieur Benjamin, en témoignage de la sincère affection que j’ai pour vous. Aurons-nous ma jeune prima-donna pour nous chanter quelque chose après diner ?… Je suis de cet avis. Elle est jolie, et elle aidera à faire passer sur la difformité de Dexter. Eh bien, nous voici au complet. C’est une affaire entendue. Ce soir je m’enfermerai chez moi et je traiterai avec mon cuisinier la question du menu. Il ne reste plus qu’à fixer le jour, dit le Major, tirant son carnet de sa poche. Voulez-vous que ce soit d’aujourd’hui en huit ? C’est dit… d’aujourd’hui en huit, à huit heures. »

À regret je consentis au compromis proposé. Avec une lettre d’introduction, j’aurais pu aller voir le jour même Miserrimus Dexter. Le petit dîner du Major me forçait au contraire à rester toute une semaine dans la plus complète inaction. Mais qu’y faire ? il fallait bien se soumettre. Le Major Fitz-David, sans se départir un instant de son exquise politesse, pouvait être au besoin aussi obstiné que moi. Or il avait évidemment pris son parti, et tout ce que j’aurais pu faire ne m’aurait servi absolument à rien.

« À huit heures précises, monsieur Benjamin, répéta le Major ; inscrivez cela sur votre carnet. »

Benjamin fit ce dont il était prié… en me jetant de côté un regard que je n’eus pas de peine à interpréter. Mon bon vieil ami ne goûtait pas du tout l’idée de se trouver à dîner avec un homme qu’on lui représentait comme moitié tigre, moitié singe, et le privilège d’être assis près de Lady Clarinda l’effrayait plus qu’il ne le charmait. Moi seule étais cause de tout cela, et lui non plus n’avait qu’à se soumettre.

« À huit heures précises, monsieur, dit le pauvre vieux Benjamin, en inscrivant avec résignation sur son carnet la date de ce malencontreux engagement. Mais prenez encore un verre de vin, je vous en prie. ».

Le Major tira sa montre et se leva, en s’excusant de son mieux, c’est-à-dire avec une grande abondance de paroles, de nous quitter si précipitamment.

« Il est plus tard que je ne croyais, dit-il. J’ai un rendez-vous avec un ami… une amie, veux-je dire. C’est une personne des plus attrayantes. Vous me la rappelez un peu, ma chère belle. Vous avez le même teint de lys. J’adore les teints de lys. Et, comme je vous le disais, j’ai un rendez-vous avec mon amie. Elle me fait l’honneur de désirer que je lui donne mon opinion sur quelques très-remarquables échantillons de vieille dentelle. J’ai fait des vieilles dentelles une étude toute particulière. J’étudie tout ce qui peut me rendre utile ou agréable à votre sexe enchanteur. N’oubliez pas notre petit dîner. Aussitôt arrivé chez moi, j’écrirai à Dexter pour l’inviter. »

Il me prit la main, et, tout en la regardant de l’air d’un connaisseur, la tête légèrement inclinée d’un côté :

« Quelle délicieuse main ! dit-il ; vous me permettez de la regarder ; vous me permettez de la baiser… n’est-ce pas ? Je raffole des jolies mains. Pardonnez-moi cette faiblesse. Je vous promets de me repentir et de m’amender un de ces jours.

– À votre âge, Major, croyez-vous avoir encore beaucoup de temps à perdre ? » demanda une voix étrangère, qui soudain se fit entendre derrière nous.

Comme d’un même mouvement, nous nous retournâmes tous les trois du côté de la porte. Là, précédée de la petite et timide servante de Benjamin qui était venue l’annoncer, nous vîmes la mère de mon mari qui, debout sur le seuil, souriait sardoniquement.

Le Major Fitz-David avait toujours une réponse prête. Le vieux soldat n’était pas de ceux qui manquent à la riposte.

« L’âge, ma chère madame Macallan, est une expression purement relative, dit-il. Il y a des gens qui ne sont jamais jeunes, il y en a d’autres qui ne sont jamais vieux. Je suis un des autres. Au revoir ! »

Sur cette réponse, l’incorrigible Major sortit, en nous envoyant un baiser. Benjamin, nous faisant un salut à son ancienne mode, ouvrit la porte de sa petite bibliothèque, et nous ayant invitées, Mme Macallan et moi, à y passer, nous y laissa toutes les deux seules.

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