XXIII. MA BELLE-MÈRE SE RÉVÈLE SOUS UN JOUR INATTENDU.

Je pris une chaise et me plaçai à une distance respectueuse du sofa sur lequel Mme Macallan venait de s’asseoir. La vieille dame, avec un sourire, me fit signe de venir prendre place près d’elle. À en juger par ces égards, elle n’était pas venue me voir en ennemie. Restait à savoir si vraiment elle était vis-à-vis de moi dans des dispositions amicales.

« J’ai reçu une lettre de votre oncle le Vicaire, dit-elle. Il me prie de venir vous voir, et je suis heureuse… pour des raisons que vous allez connaître… d’accéder à sa demande. Sans cette circonstance, ma chère enfant, je doute fort… l’aveu vous paraîtra étrange… que j’eusse osé me présenter devant vous. Mon fils s’est conduit envers vous en homme si faible et d’une façon, à mon avis, tellement inexcusable que moi, sa mère, je suis presque honteuse de me trouver en face de vous. »

Parlait-elle sérieusement, sincèrement ? Je l’écoutais, je la regardais, au comble de la surprise.

« Votre oncle, poursuivit Mme Macallan, me raconte dans sa lettre avec quel courage vous avez supporté votre terrible épreuve, et ce que vous vous proposez de faire maintenant qu’Eustache vous a quittée. Le pauvre homme semble choqué au delà de toute expression de ce que vous lui avez dit à Londres. Il me supplie d’user de toute mon influence auprès de vous pour vous persuader d’abandonner vos idées et pour vous ramener à votre ancien domicile au presbytère. Je ne partage pas du tout l’opinion de votre oncle, ma chère. Quelque chimériques que puissent être vos projets… si peu de chance que vous ayez de les mener à bonne fin… je ne puis m’empêcher d’admirer votre courage, votre fidélité, votre foi inébranlable en mon malheureux fils, après son impardonnable conduite. Vous êtes une admirable créature, Valéria, et voilà tout simplement ce que je suis venue vous dire. Embrassez-moi, mon enfant. Vous méritiez d’être la femme d’un héros… et vous avez pour mari l’un des plus faibles mortels qui soient au monde ! Dieu me pardonne de parler ainsi de mon propre fils ! mais c’est ce que je pense, et il faut que je le dise. »

Cette façon de juger Eustache était plus que je n’en pouvais supporter… même de la part de sa mère. Je me décidai, pour défendre mon mari, à rompre le silence que j’avais gardé jusque-là.

« Je suis on ne peut pas plus fière de votre bonne opinion, chère madame Macallan, lui dis-je ; mais vous me désolez… excusez ma franchise… en parlant d’Eustache dans ces termes offensants. Je ne suis pas du tout de votre avis ; je ne crois pas le moins du monde que mon mari soit le plus faible des hommes.

– Non, sans doute, vous ne le croyez pas ! reprit la vieille dame ; comme une bonne et brave épouse que vous êtes, vous faites un héros de l’homme que vous aimez, qu’il en soit digne ou non. Votre mari a une foule d’excellentes qualités, mon enfant… et je les connais aussi bien, sinon mieux que vous ; mais toute sa conduite, depuis l’instant où pour la première fois il a passé le seuil de la maison de votre oncle, jusqu’au jour où nous sommes, a été, je le répète, la conduite d’un homme essentiellement faible. Et savez-vous ce qu’il vient de faire pour mettre le comble à ses mérites ? Il vient de s’enrôler dans une société de secours aux blessés. Oui, à l’heure où je vous parle, il est en route, une croix rouge sur le bras, pour le théâtre de la guerre, en Espagne ; alors qu’il devrait être ici à vous demander pardon à genoux. Je dis que c’est la conduite d’un homme faible. D’autres pourraient la qualifier d’un nom plus dur encore. »

La nouvelle que m’annonçait la mère d’Eustache me causa autant de surprise que de peine. Je pouvais me résigner à une séparation momentanée ; mais tous mes instincts de femme se révoltaient, à l’idée que mon mari choisissait le moment où nous étions séparés pour mettre volontairement sa vie en danger. C’était de propos délibéré qu’il venait ajouter ainsi à mes anxiétés ! Je trouvais cela cruel de sa part… mais je ne voulus pas avouer à sa mère ce que je pensais. J’affectai d’être aussi calme qu’elle l’était elle-même, et je contredis ses conclusions avec toute la fermeté que je pus appeler à mon aide. Mais la terrible vieille n’en continua qu’avec plus de véhémence à l’accuser.

« Ce dont je me plains de la part de mon fils, poursuivit Mme Macallan, c’est qu’il vous ait si mal comprise. S’il avait épousé une sotte, son attitude serait assez compréhensible. Dans ce cas, il aurait fait sagement de cacher à sa femme son premier mariage et cette horrible circonstance qu’il avait passé en jugement pour le meurtre de sa première femme. De même, si cette pauvre sotte avait découvert cet affreux secret, il aurait eu parfaitement raison… pour assurer leur tranquillité commune… de s’éloigner d’elle avant qu’elle pût le soupçonner de vouloir l’empoisonner à son tour. Mais vous êtes tout le contraire d’une sotte. Il ne m’est pas difficile de le voir, bien que je vous connaisse à peine. Comment ne l’a-t-il pas vu, lui ? Et s’il l’a vu, pourquoi ne vous a-t-il pas, dès le premier jour, confié son secret, au lieu de se présenter à vous sous un nom d’emprunt et de vous dérober votre amour ? Pourquoi avait-il formé le projet… il me l’a avoué… de vous emmener sur les bords de la Méditerranée, et de vivre avec vous à l’étranger, de crainte que quelques officieux amis ne vinssent à trahir son secret si vous restiez en Angleterre ? Quelle réponse peut-on faire à toutes ces questions ? Quelles explications peut-on donner de cette façon d’agir insensée ? Il n’y a qu’une réponse, il n’y a qu’une explication : Mon pauvre fils… il tient de son père… est faible, faible dans son jugement, faible dans ses actes ; et, comme tous les gens faibles, obstiné et déraisonnable au premier chef. Voilà la vérité. Ne rougissez pas, ne vous fâchez pas. Je l’aime autant que vous pouvez l’aimer. Je n’ai pas non plus l’esprit fermé à ses mérites ; et l’un de ses plus grands mérites à mes yeux est d’avoir épousé une femme si courageuse, si résolue, si fidèle, et si éprise de lui qu’elle ne veut même pas permettre à sa propre mère de lui parler de ses défauts. Allez ! ma brave enfant, je vous aime de me haïr !

– Chère madame, ne dites pas que je vous hais ! m’écriai-je, bien qu’au fond elle ne se trompât peut-être pas tout à fait sur mes sentiments. Je me permets seulement de croire que vous confondez, dans la personne de votre fils, une âme délicate avec un esprit faible. Notre cher et malheureux Eustache…

–… Est une âme délicate ! dit l’imperturbable Mme Macallan, finissant ma phrase pour moi. Allons ! restons-en là, ma chère, et passons à un autre sujet. Je suis curieuse de savoir si nous allons sur ce point encore être d’avis différents.

– De quoi s’agit-il, madame ?

– Je ne vous le dirai pas, si vous m’appelez madame. Appelez-moi mère. Dites-moi : De quoi s’agit-il, mère ?…

– Eh bien ! de quoi s’agit-il, mère ?

– De votre idée de vous ériger vous-même en Cour d’Appel pour réviser le procès d’Eustache et forcer le monde à rendre en sa faveur un juste verdict. Avez-vous réellement l’intention d’entreprendre une pareille tâche ?

– J’ai cette intention ! »

Mme Macallan se recueillit un instant, et sa physionomie prit un air sombre.

« Vous savez, reprit-elle, si j’admire de tout mon cœur votre courage et votre dévouement à mon malheureux fils. Vous savez maintenant que je ne fais pas de phrases. Eh bien, sincèrement, je ne puis pas vous voir entreprendre des choses impossibles, je ne puis pas vous voir risquer inutilement votre réputation et votre bonheur, sans vous avertir avant qu’il soit trop tard. Ma chère enfant, ce que vous vous êtes mis dans la tête de faire ne peut être fait ni par vous, ni par personne. Abandonnez ce projet.

– Je vous suis infiniment obligée, madame Macallan…

– Mère !

– Je vous suis infiniment obligée, ma mère, pour l’intérêt que vous me témoignez, mais je ne puis abandonner mon projet. Que j’aie tort ou que j’aie raison, et quelques risques qu’il y ait pour moi, je dois, je veux tenter cette épreuve, et je la tenterai ! »

Mme Macallan attacha sur moi un regard pénétrant, poussa un soupir, et, se parlant tristement à elle-même :

« Oh ! jeunesse… jeunesse !… dit-elle. Quelle magnifique chose que d’être jeune !… »

Elle maîtrisa le sentiment de regret qui semblait lui venir au cœur, et, se tournant soudainement, presque violemment vers moi :

« Au nom du ciel, voyons, parlez, que comptez-vous faire ? »

À l’instant où elle me faisait cette question, l’idée me traversa l’esprit que Mme Macallan pouvait, si elle le voulait, me présenter à Miserrimus Dexter. Elle devait le connaître, elle ne pouvait pas ne pas le connaître, puisqu’il avait été l’hôte de son fils à Gleninch, et que c’était un de ses meilleurs amis.

« J’entends d’abord consulter Miserrimus Dexter, » répondis-je hardiment.

Mme Macallan se rejeta en arrière avec une grande exclamation de surprise.

« Avez-vous perdu la raison ? » s’écria-t-elle.

Je lui dis, comme je l’avais dit au Major Fitz-David, que j’avais lieu de croire que l’avis de M. Dexter pouvait réellement m’être d’un grand secours au début de mon entreprise.

« Et moi, répliqua Mme Macallan, j’ai lieu de croire que tout votre projet n’a pas le sens commun, et qu’en allant demander l’avis de Dexter, vous allez, ce qui s’accorde parfaitement avec la nature de votre entreprise, consulter un fou. Non pas, mon enfant, que ce soit un homme précisément dangereux ? Je ne veux pas dire qu’il pourrait jamais vous faire du mal ou être impoli avec vous. Je dis seulement que la dernière personne dont une jeune femme placée dans votre pénible et délicate position, doive réclamer l’appui, c’est Miserrimus Dexter. »

Quelle singulière chose ! C’était exactement l’avertissement du Major que répétait Mme Macallan, presque dans les mêmes termes. Ma foi ! il eut le sort de la plupart des avertissements ; il ne fit qu’exciter de plus en plus l’impatience que j’avais de mettre mon dessein à exécution.

« Vous me surprenez beaucoup, dis-je. La déposition de M. Dexter, je l’ai lue dans le compte-rendu de l’affaire, est aussi claire et aussi raisonnable qu’une déposition peut l’être.

– Je le crois bien ! répondit Mme Macallan, les sténographes et les reporters ont eu soin de donner une forme présentable à sa déposition, avant de la publier. Si vous l’aviez, comme moi, entendu parler, vous auriez été, ou profondément révoltée, ou extrêmement amusée, selon votre manière de considérer les choses. Après avoir commencé, non sans raison, par une modeste explication de son absurde nom de baptême, qui aussitôt fit cesser l’hilarité dans l’auditoire, il lâcha peu à peu la bride à sa folie. Il mêla de la plus étrange façon le faux et le vrai. Il se fit je ne sais combien de fois rappeler à l’ordre. Il fut même menacé d’amende et d’emprisonnement pour manque de respect à la Cour. Bref, il fut, ce qu’il ne saurait manquer d’être, un composé des qualités les plus étranges et les plus disparates : tantôt parfaitement clair et raisonnable, comme vous dites, tantôt se lançant comme un homme en délire, dans les divagations les plus saugrenues et les plus exagérées. Jamais il ne s’est vu au monde une personne moins faite pour donner des avis à qui que ce soit, je vous le certifie de nouveau. J’espère que vous ne comptez pas sur moi pour vous présenter à lui ?

– C’est justement à quoi je pensais, répondis-je. Mais, après ce que vous venez de me dire, chère madame Macallan, j’abandonne naturellement cette idée. Ce n’est pas d’ailleurs un grand sacrifice. Cela m’oblige seulement à attendre le dîner qui doit avoir lieu dans huit jours chez le Major Fitz-David. Il m’a promis d’inviter Miserrimus Dexter à se trouver à ce dîner avec moi.

– Ah ! voilà bien le Major ! s’écria la vieille dame. Si c’est en lui que vous mettez votre confiance, je vous plains. Il vous glissera entre les mains comme une anguille. Je suppose que vous lui avez demandé de vous présenter à Dexter ?

– C’est vrai…

– À merveille ! Mais Dexter le méprise, ma chère ! Le Major sait tout aussi bien que moi que Dexter n’acceptera point son invitation ; et, au lieu de vous dire tout bonnement non, comme un homme sincère, il prend cette voie détournée pour vous empêcher de voir Dexter. »

C’était là une mauvaise nouvelle, en vérité. Mais j’étais, comme toujours, trop obstinée pour m’avouer battue.

« À la rigueur, dis-je, je puis écrire à M. Dexter et lui demander une entrevue.

– Et y aller seule, s’il vous l’accorde, n’est-ce pas ? demanda Mme Macallan.

– Certainement, seule.

– Vous parlez sérieusement ?

– Très-sérieusement.

– Je ne vous laisserai pas y aller seule.

– Voulez-vous me permettre de vous demander comment vous comptez m’en empêcher ?

– Mais, en y allant avec vous, entêtée que vous êtes ! Oui, oui… je suis aussi entêtée que vous, moi, quand je m’y mets ! Écoutez ; je ne veux point savoir quels sont vos plans ; je ne veux y être mêlée en rien. Mon fils s’est résigné au verdict de la Cour d’Écosse, et je m’y suis résignée aussi. C’est vous qui ne voulez pas que les choses en restent là. Vous êtes une fière et téméraire jeune femme ; je ne sais comment je me suis laissée prendre d’affection pour vous, et je ne vous laisserai pas aller seule chez Miserrimus Dexter. Mettez votre chapeau.

– Tout de suite ? demandai-je.

– Sans doute. Ma voiture est à la porte, et plus tôt ce sera fait, mieux cela vaudra. Allez vous préparer, et ne perdons pas de temps. »

Je ne me le fis pas dire deux fois. Dix minutes après, nous roulions vers la demeure de Miserrimus Dexter.

Telle fut la conclusion de la visite de ma belle-mère !

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