XXIV. MISERRIMUS DEXTER. – PREMIÈRE IMPRESSION.

Nous nous étions attardés à notre déjeuner avant l’arrivée de Mme Macallan chez Benjamin. La conversation qui avait suivi, entre ma belle-mère et moi, s’était prolongée assez tard dans l’après-midi. Le soleil se couchait au milieu de lourds nuages lorsque nous montâmes en voiture, et le crépuscule nous surprit en route.

La direction que nous avions suivie nous menait, autant que j’en pus juger, vers le faubourg qui s’étend au nord de Londres.

Pendant plus d’une heure, notre voiture roula à travers un sombre labyrinthe de rues, de plus en plus étroites et de plus en plus sales, à mesure que nous nous écartions du centre de la ville. En sortant de ce dédale, j’aperçus, dans l’obscurité croissante, de vastes et mornes espaces de terrains vagues qui semblaient n’être ni ville ni campagne. Au delà se voyaient quelques groupes de maisons abandonnées, parmi lesquelles çà et là quelques obscures petites boutiques ; on eût dit des villages, retardataires, égarés sur la route de Londres, et déjà fatigués et défigurés par la sueur et la poussière du voyage. Autour de nous, tout prenait un aspect de plus en plus sombre et désolé, lorsque, enfin, notre voiture s’arrêta, et Mme Macallan m’annonça de son ton sec et satirique, que nous étions arrivées au terme de notre voyage.

« Voici, ma chère, le palais du Prince Dexter, dit-elle. Qu’en pensez-vous ? »

Je promenai mes regards autour de moi… ne sachant pas le moins du monde qu’en penser, si je dois dire la vérité.

Nous étions descendues de voiture et nous nous trouvions sur un chemin raboteux et grossièrement empierré. À droite et à gauche, dans la demi-lueur du crépuscule, je pouvais voir de profondes tranchées où s’élevaient les fondements de nouvelles maisons, qui en étaient encore à cette première phase de leur existence. De tous côtés, autour de nous, étaient disséminés des tas de briques et de planches, et, çà et là, s’élevaient d’énormes poteaux prêts à recevoir des échafaudages et qui avaient l’air des arbres dénudés de ce désert de briques. Derrière nous, de l’autre côté du chemin, s’étendaient d’autres terrains vagues, sur lesquels on n’avait pas encore commencé à bâtir. Sur la surface de ce second désert, on apercevait confusément de blancs spectres de canards errant dans la solitude. À deux cents pas devant nous, autant que j’en pus juger, se dressait une masse noire qui, à mesure que mes yeux s’accoutumaient à l’obscurité, prit la forme plus arrêtée d’une antique maison, longue et basse, entourée d’une palissade peinte en noir, derrière laquelle croissait une haie d’arbres verts. À travers les amas de planches et de briques, et les tas d’écailles d’huîtres et de verre cassé qui jonchaient le sol, le valet de pied nous conduisit jusqu’à la palissade noire. C’était là le palais du Prince Dexter !

Il y avait une porte dans la palissade, et, près de cette porte, une sonnette, que le valet de pied ne découvrit pas sans peine. En tirant cette sonnette, il mit en mouvement, à en juger par le son qui se fit entendre, une énorme cloche, qui aurait mieux convenu à une église qu’à une habitation privée.

Pendant que nous attendions qu’on voulût bien nous introduire, Mme Macallan, m’indiquant du doigt la noire et longue ligne du bâtiment principal, me dit :

« C’est là encore une de ses folies. Les spéculateurs, qui construisent ici un nouveau quartier, lui ont offert je ne sais combien de mille livres sterling du terrain qu’occupe cette maison. C’était autrefois la maison seigneuriale du district. Il y a déjà longtemps, dans un de ses écarts d’imagination, Dexter l’a achetée. Nuls souvenirs de famille ne se rattachent pour lui à cette habitation ; les murs menacent de lui tomber sur la tête, et l’argent qu’on lui a offert lui ferait grand besoin. Mais non ; il a refusé toutes les offres qu’ont pu lui faire les plus entreprenants spéculateurs, et a fini par leur écrire une lettre conçue en ces termes : « Ma maison s’élève, comme un monument du pittoresque et du beau, parmi les honteuses, sordides et ignobles constructions d’un honteux, sordide et ignoble siècle. Je garde ma maison, messieurs, pour que sa vue soit une leçon… une leçon dont vous avez besoin. Regardez-la donc, tout en bâtissant autour de moi, et rougissez, si vous le pouvez, de vos œuvres. » Écrivit-on jamais lettre aussi absurde ?… Mais, silence ! j’entends des pas dans le jardin. C’est sa cousine qui vient. Remarquez bien que je dis sa cousine et non pas son cousin ; car, à la voix et dans l’obscurité, vous pourriez aisément vous y tromper. »

Une voix rude et profonde, que je n’aurais certainement jamais supposé être celle d’une femme, nous héla du côté intérieur de la palissade.

« Qui est là ?

– Mme Macallan, répondit ma belle-mère.

– Que voulez-vous ?

– Voir M. Dexter.

– Vous ne pouvez pas le voir.

– Pourquoi ?

– Comment avez-vous dit que vous vous appeliez ?

– Macallan… Mme Macallan… la mère d’Eustache Macallan. Comprenez-vous maintenant ?… »

La voix marmotta quelque chose en grognant, derrière la palissade, et une clef grinça dans la serrure de la porte.

Dans le jardin, sous l’épaisseur noire des arbustes, je ne pouvais rien voir distinctement de la femme à la voix rude, sinon qu’elle portait un chapeau d’homme. Ayant refermé la porte derrière nous, sans nous dire un mot de bienvenue ou d’explication, elle nous montra le chemin de la maison. Mme Macallan, qui connaissait les lieux, n’eut pas de peine à la suivre, et je suivis ma belle-mère d’aussi près que possible.

« Jolie famille ! me dit-elle tout bas en marchant. La cousine de Dexter est la seule femme de la maison, et cette cousine est une idiote. »

Nous entrâmes dans un spacieux vestibule, à la voûte surbaissée. La lueur d’une petite lampe qui brûlait à l’autre extrémité ne servait qu’à rendre visible l’obscurité de cette vaste salle. Sur les murs noircis, je pouvais entrevoir des peintures ; mais il m’était impossible de me rendre compte des sujets représentés.

Mme Macallan s’adressa à la cousine muette, au chapeau d’homme :

« Maintenant, voulez-vous nous dire pourquoi on ne peut pas voir M. Dexter ? »

La cousine, prit une feuille de papier qui se trouvait sur la table du vestibule, et la présenta à Mme Macallan.

« L’écriture du Maître ! dit tout bas et d’une voix rauque cette étrange créature, comme si la seule idée du Maître était pour elle pleine de terreur. Lisez, et, après cela, restez ou partez, comme il vous plaira. »

Elle ouvrit dans le mur une porte invisible que masquait une des peintures, et disparut comme un fantôme, nous laissant seules toutes deux dans le vestibule.

Mme Macallan s’approcha de la lampe, et, à sa lueur, regarda la feuille de papier que la femme venait de lui remettre. Je la suivis, et, sans plus de façon, je jetai aussi un coup d’œil sur ce papier, par-dessus l’épaule de ma belle-mère. Le papier portait de gros caractères tracés d’une main étonnamment ferme. Avais-je déjà respiré dans l’air de cette maison la contagion de la folie ?… ou avais-je réellement sous les yeux les mots que voici :

« AVIS. – Ma vaste imagination est en travail. Des visions de héros se déroulent devant mes yeux. Je ranime en moi les grands hommes des âges écoulés. Ma cervelle bout sous mon crâne. Quiconque, dans ces circonstances, viendrait me troubler, le ferait au péril de sa vie.

« DEXTER »

Mme Macallan, se retournant fort tranquillement vers moi, me regarda, et, avec son sourire sardonique :

« Est-ce que vous voulez toujours que je vous conduise vers lui ? » dit-elle.

Le ton moqueur dont cette question me fut faite piqua mon orgueil. Je résolus de n’être pas la première à abandonner la partie.

« Non pas, si je dois mettre votre vie en péril, Ô madame, répondis-je sans hésiter, tout en indiquant du doigt les mots écrits sur le papier qu’elle tenait à la main.

Ma belle-mère alla replacer le papier sur la table, sans daigner me répondre ; puis, elle se dirigea vers un enfoncement cintré qui se trouvait à notre droite, et au delà duquel j’aperçus vaguement un grand escalier aux marches de chêne.

« Suivez-moi, me dit Mme Macallan, en montant dans l’obscurité. Je sais où le trouver. »

Après avoir gravi, en tâtonnant, l’escalier qui conduisait au premier étage, nous arrivâmes d’abord à un palier, éclairé faiblement, comme la salle que nous venions de quitter, par une lampe placée au-dessus de nous dans un endroit qu’on ne pouvait voir. À partir de là, l’escalier prenait une direction opposée, et nous conduisit à un second palier, où aboutissait un petit corridor. Au bout de ce couloir, une porte ouverte nous laissa voir une chambre de forme circulaire, où la lampe brûlait sur la cheminée. Sa lumière éclairait un pan d’épaisse tapisserie qui pendait du plafond jusqu’au plancher, sur le mur opposé à la porte par laquelle nous venions d’entrer.

Mme Macallan souleva la tapisserie et, me faisant signe de la suivre, passa de l’autre côté.

« Écoutez ! » me dit-elle tout bas.

Par delà cette tapisserie, je me trouvai dans un enfoncement au passage obscur, au bout duquel un rayon de lumière de la lampe se projetait jusqu’à une porte close. J’écoutai, et j’entendis une voix accompagnée d’un bruit sourd et d’une sorte de grincement qui venait de l’autre côté de la porte et qui se rapprochait et s’éloignait, après avoir parcouru, autant que j’en pouvais juger, un assez grand espace. Tantôt le bruit sourd et le grincement atteignaient leur plus haut degré d’intensité et couvraient les notes de la voix ; tantôt ils allaient en s’affaiblissant par l’éloignement, et la voix prenait le dessus. La porte devait avoir une grande épaisseur ; car, malgré toute l’attention que j’y mettais, il me fut impossible de distinguer les mots articulés par la voix, si tant est qu’elle en articulât aucun, et de comprendre d’où provenaient ce bruit sourd et ce grincement que j’entendais.

« Que se passe-t-il donc de l’autre côté de cette porte ? murmurai-je à l’oreille de Mme Macallan.

– Marchez le plus légèrement possible, me répondit ma belle-mère, et venez voir. »

Elle disposa la tapisserie derrière nous, de façon à intercepter la lumière qui venait de la chambre ronde. Puis elle tourna sans bruit le bouton de la lourde porte et l’ouvrit.

Cachées dans l’obscurité du réduit, nous n’eûmes qu’à regarder à travers la porte ouverte.

Je vis alors, ou je crus voir dans l’obscurité, une longue chambre au plafond bas. Les dernières lueurs d’un feu mal entretenu fournissaient la seule clarté à l’aide de laquelle je pusse me faire une idée des objets et des distances. Le feu répandait une teinte rougeâtre sur le centre de la chambre, à l’opposé de l’endroit où nous nous tenions, et laissait les extrémités presque entièrement sombres. J’avais eu à peine le temps de faire cette remarque, quand j’entendis le bruit sourd et le grincement se rapprocher de moi. Une chaise haute, se mouvant sur des roulettes, traînait un être aux cheveux flottants, dont les bras s’agitaient violemment de haut en bas pour imprimer au mécanisme du siège roulant son maximum de vitesse. Quand il passa près de moi, l’être chevelu disait à voix haute :

« Je suis Napoléon au matin d’Austerlitz ! Je parle, et les trônes s’écroulent, et les rois tombent, et les nations tremblent, et des dizaines de milliers d’hommes combattent et meurent ! »

Le fauteuil fut en un instant hors de vue, et l’homme qui le faisait mouvoir devint un autre personnage.

« Je suis Nelson ! cria-t-il. Je commande la flotte, à Trafalgar. Je donne mes ordres avec le pressentiment de ma victoire et de ma mort. Je vois ma propre apothéose, mes funérailles publiques ; les larmes que verse sur moi mon pays ; mon entrée dans la glorieuse nécropole de l’Angleterre. Les siècles perpétuent ma mémoire, et les poëtes chantent mes louanges en vers immortels ! »

Le grinçant véhicule tourne à l’autre extrémité de la chambre et revient vers nous. La fantastique et terrible apparition, moitié homme, moitié chaise roulante, se montre et fuit de nouveau devant mes yeux, dans le jour mourant qui l’éclaire. Cette fois, cette espèce de centaure s’écrie :

« Je suis Shakespeare maintenant j’écris le Roi Lear, la tragédie des tragédies. Arrière les anciens et les modernes ! Je suis le poëte qui les dépasse tous. De la lumière !… de la lumière !… Les vers coulent, comme la lave, de mon cerveau en éruption. De la lumière !… de la lumière !… pour le poëte de tous les temps qui écrit des œuvres qui vivront à jamais ! »

Il reprit sa course vers le milieu de l’appartement. Au moment où il approchait du foyer, un dernier morceau de charbon ou de bois se ranima. Sa flamme lui permit de nous apercevoir sur le seuil de la porte ouverte. La chaise roulante s’arrêta brusquement, en ébranlant le parquet vermoulu de la chambre ; puis, changeant de direction, courut sur nous comme un animal sauvage. Nous n’eûmes que tout juste le temps, pour l’éviter, de nous coller contre le mur du réduit. La chaise roulante passa devant nous et déchira le rideau de tapisserie. La lumière de la lampe, qui éclairait la chambre circulaire, pénétra par cette déchirure. L’homme à la chaise roulante arrêta son véhicule, tourna la tête, et jeta sur nous un regard de curiosité effrayante.

« J’ai failli les écraser ! j’ai failli les mettre en pièces pour avoir osé s’introduire ici ! » se dit-il à lui-même.

Après avoir fait tout haut cette aimable réflexion, il fixa ses yeux sur nous. Sa pensée en même temps se reporta sur Shakespeare et le roi Lear.

« Goneril et Regane ! s’écria-t-il ; mes deux filles dénaturées ! L’enfer me les envoie pour me narguer !

– Il n’en est rien ! dit ma belle-mère aussi tranquillement que si elle se fût adressée à un être raisonnable. Je suis votre vieille amie, madame Macallan, et je vous amène la seconde femme d’Eustache Macallan qui désire vous voir. »

Au moment où elle prononça ces derniers mots : la seconde femme d’Eustache Macallan, l’homme à la chaise roulante fit un bond hors de son siège, et poussa un cri perçant, comme si ma belle-mère avait déchargé une arme à feu sur lui. Pendant la durée d’un éclair, nous vîmes en l’air une tête et un corps, absolument privés de leurs membres inférieurs. Puis, cette terrible créature sautelant, la tête en bas, sur ses mains, avec la prestesse d’un singe, courut à travers la longue chambre, jusqu’à ce qu’il eût atteint le foyer. Là, frissonnant et grelottant, près des cendres refroidies, il murmura à dix reprises :

« Oh ! ayez pitié de moi !… ayez pitié de moi !… »

Voilà l’homme dont je venais solliciter les conseils, l’homme en qui, dans ma détresse, j’avais placé ma confiance !

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