XXX. L’ACCUSATION DE MADAME BEAULY.

Je me dressai debout et je regardai Miserrimus Dexter. J’étais trop agitée pour être en état de parler.

Ma plus haute espérance n’avait pas été certes jusqu’à présumer ce ton de conviction absolue. J’avais tout au plus pensé qu’il pourrait, par un pur effet du hasard, partager mes soupçons sur Mme Beauly. Et voilà que, de lui-même, sans hésitation, sans réserve, il faisait cette déclaration : Il n’y a pas là-dessus l’ombre d’un doute : Mme Beauly a empoisonné la première femme d’Eustache !

« Asseyez-vous, reprit Dexter avec tranquillité, et n’ayez pas l’ombre d’une crainte. Personne ne peut nous entendre dans cette chambre. »

Je repris ma place, et me calmai un peu.

« N’avez-vous jamais dit à personne autre, ce que vous venez de me dire ? »

Telle fut la première question que Miserrimus Dexter m’adressa.

« Jamais. Personne n’a le moindre soupçon de ma pensée.

– Pas même les avocats ?

– Pas même les avocats.

– Aucun témoignage légal, dit Dexter pensif, ne s’élève contre Mme Beauly. On ne peut invoquer qu’une certitude morale.

– Assurément, repris-je, vous auriez pu trouver ce témoignage, si vous l’aviez cherché. »

Il se prit à rire de mon idée.

« Regardez-moi ! dit-il. Un homme cloué sur ce fauteuil est-il en état de procéder à une enquête ? D’ailleurs, d’autres obstacles me barraient le chemin. Je ne suis pas généralement dans l’habitude de me livrer sans nécessité. Je suis un homme plein de précautions, quoique vous puissiez ne vous en être pas aperçue. Toutefois, mon incommensurable haine de Mme Beauly ne pouvait rester cachée. Si les yeux peuvent dévoiler les secrets, elle doit avoir découvert que j’avais soif de la voir dans les mains du bourreau. Quoi qu’il en soit, elle s’est toujours tenue en garde contre moi. S’il fallait vous décrire toutes ses ruses, toutes les ressources de la langue ne suffiraient pas à la tâche. Prenez les degrés de comparaison pour vous en faire simplement une idée approximative. Je suis positivement rusé ; le diable est comparativement plus rusé ; Mme Beauly est superlativement très-rusée. Non, non ! si elle doit être jamais dévoilée, à cette distance de l’époque où elle a commis son crime, ce ne sera pas par un homme… ce sera par une femme, par une femme qui ne lui sera pas suspecte, par une femme qui l’épiera avec la patience d’une tigresse que la faim dévore…

– Dites une femme comme moi ! m’écriai-je en l’interrompant. Je suis prête à tenter l’entreprise. »

Ses yeux étincelèrent, ses dents se laissèrent voir sous ses moustaches, ses mains battirent la caisse sur les bras de son fauteuil.

« Y songez-vous pour tout de bon ? demanda-t-il.

– Mettez-moi en votre lieu et place, répondis-je ; communiquez-moi la certitude morale, comme vous dites, que vous possédez en vous… et vous verrez !

– J’y consens ! s’écria-t-il. Dites-moi d’abord une chose : Comment en êtes-vous arrivée, vous qui n’êtes pas du pays, à la soupçonner ? »

Je lui exposai, du mieux que je pus, les diverses circonstances suspectes que j’avais recueillies dans les dépositions des témoins appelés devant la Cour. J’insistai spécialement sur cette déposition, faite sous la foi du serment par la garde, que Mme Beauly s’était absentée précisément lorsque Christine Ormsay avait laissé Mme Eustache Macallan seule dans sa chambre.

« Vous avez remarqué cela ! s’écria Miserrimus Dexter. Vous êtes une femme admirable ! Que faisait-elle dans la matinée du jour où Mme Eustache Macallan est morte empoisonnée ? Et, pendant les sombres heures de la nuit, où était-elle ? Je puis vous dire du moins où elle n’était pas : elle n’était pas dans sa chambre.

– Elle n’était pas dans sa chambre ! répétai-je. Êtes-vous réellement sûr de cela ?

– Je suis sûr de tout ce que je dis, quand je parle de Mme Beauly, ne l’oubliez pas un instant. Et maintenant écoutez. C’est un drame, et j’excelle à raconter les drames. Vous en jugerez par vous-même. Date : le 20 octobre. Lieu de la scène : le corridor, appelé le corridor de la chambre d’amis à Gleninch. D’un côté, une rangée de fenêtres donnant sur le jardin ; de l’autre côté, les portes de quatre chambres à coucher, avec leur cabinet de toilette. Première chambre, en comptant à partir de l’escalier, occupée par Mme Beauly. Seconde chambre, vacante. Troisième chambre, occupée par Miserrimus Dexter. Quatrième chambre, vacante. Voilà pour la scène. Le moment : onze heures du soir.

DEXTER, déshabillé dans sa chambre à coucher. Entre EUSTACHE MACALLAN.

EUSTACHE.

Mon cher ami, ayez bien soin de ne pas faire de bruit ; ne faites pas rouler votre fauteuil, d’un bout à l’autre du corridor, cette nuit.

DEXTER.

Pourquoi ?

EUSTACHE.

Mme Beauly est allée dîner à Édimbourg avec quelques amis, et en est revenue excessivement fatiguée ; elle est montée directement à sa chambre pour se coucher.

DEXTER, d’un ton ironique.

Quel air a-t-elle quand elle est excessivement fatiguée ? Est-elle toujours aussi belle ?

EUSTACHE.

Je ne sais, je ne l’ai pas vue. Elle a gagné sa chambre sans parler à personne.

DEXTER, avec une certaine logique.

Si elle n’a parlé à personne, comment savez-vous qu’elle est fatiguée ?

EUSTACHE, tenant un morceau de papier.

Pas de folie ! J’ai trouvé ce papier sur la table de la salle d’en bas. Rappelez-vous ce que je vous ai dit pour vous recommander le silence. Bonne nuit !

EUSTACHE se retire. DEXTER regarde le papier et y lit ces lignes tracées au crayon :

« J’arrive à l’instant. Pardonnez-moi, je vous prie, d’aller me coucher sans vous souhaiter une bonne nuit. J’ai fait un exercice exagéré ; je suis horriblement fatiguée. – HÉLÈNE. »

DEXTER est soupçonneux de sa nature. DEXTER suspecte M me  Beauly. N’importe pour quelle raison ; ce n’est pas le moment de s’en enquérir maintenant. DEXTER s’interroge lui-même :

Une femme fatiguée ne se serait pas donné la peine d’écrire ce billet. Elle aurait trouvé beaucoup moins fatigant de frapper à la porte du salon, quand elle a passé devant cette porte, et de faire ses excuses de vive voix. Je vois là quelque chose de louche. Je passerai la nuit dans mon fauteuil.

DEXTER s’y dispose. Il ouvre sa porte ; roule doucement son fauteuil dans le corridor ; ferme les portes des deux chambres vacantes, en emporte les clés, et rentre dans la sienne.

Maintenant, se dit-il à lui-même, si j’entends une porte s’ouvrir doucement dans cette partie de la maison, je saurai à coup sûr que c’est la porte de Mme Beauly ! Là-dessus, il pousse sa propre porte, la laissant entrebâillée aussi peu que possible pour regarder, au besoin, à travers l’embrasure. Puis, il éteint sa lampe et attend, les yeux fixés sur l’entrebâillement de la porte, comme un chat attend devant le trou d’une souris. Le corridor est le seul endroit qu’il ait besoin de surveiller, et une lampe y brûle toute la nuit. Minuit sonne ; il entend les verrous et les serrures des portes d’en bas se fermer, mais il n’entend rien autre chose. Minuit et demi ; rien encore ; la maison est silencieuse comme un tombeau. Une heure ; deux heures ; même silence. Deux heures et demie. Quelque chose attire enfin l’attention de Dexter. Il entend un bruit près de sa chambre, dans le corridor. C’est le bruit d’une porte qu’on ouvre avec les plus grandes précautions ; cette porte ne peut être que celle de la chambre de Mme Beauly, la seule occupée. Dexter se glisse, sans faire le moindre bruit, hors de son fauteuil, à l’aide de ses mains, se couche sur le parquet, près de sa porte entrebâillée, et écoute. Il entend la porte se refermer ; il voit un objet sombre ; il retire aussitôt sa tête de l’embrasure de la porte, et la couche sur le parquet, où personne, à coup sûr, ne s’avisera de la découvrir. Que voit-il alors ? Madame Beauly ! Elle marche, ayant sur ses épaules le long manteau qu’elle porte quelquefois, et dont les plis flottent derrière elle. Bientôt elle disparaît, après avoir dépassé la quatrième chambre, en tournant à angle droit dans un second corridor appelé le corridor du sud. Quelles sont les chambres dont l’entrée donne dans ce corridor ? Il y en a trois. La première est le petit cabinet d’étude mentionné dans la déposition de la garde. La seconde est la chambre à coucher de Mme Eustache Macallan. La troisième, celle de son mari. Qu’est-ce que Mme Beauly, soi-disant excédée de fatigue, peut avoir à faire dans cette partie de la maison, à deux heures et demie du matin ? Dexter se décide à courir le risque d’être vu, et à entreprendre un voyage de découverte… Savez-vous comment Dexter alla de place en place sans se servir de son fauteuil ? Avez-vous vu le pauvre estropié sauter sur ses mains ? Doit-il, avant de continuer, vous montrer comment il s’y prit ?

– Je vous ai vu sauter ainsi hier au soir, me hâtai-je de répondre. Continuez, je vous en prie, continuez votre récit, continuez !

– Aimez-vous ma manière de dramatiser une histoire ? me demanda-t-il. Suis-je intéressant ?

– Intéressant au delà de tout ce qu’on peut dire, monsieur Dexter. La suite !… la suite !… Je suis avide d’entendre la suite. »

Il sourit de ce sincère éloge, qu’il attribuait à son seul talent.

« Je suis également habile, dit-il, dans le style autobiographique » Voulez-vous que je vous en donne un échantillon, pour varier ma manière ?

– Tout ce qu’il vous plaira ! m’écriai-je ; mais, continuez !

– DEUXIÈME PARTIE : STYLE AUTOBIOGRAPHIQUE, reprit-il en appelant mon attention d’un signe. Je sautai tout le long du corridor de la chambre d’amis, puis je tournai dans le corridor du sud. Je m’arrêtai devant le petit cabinet d’étude. La porte en était ouverte, mais il n’y avait personne dans l’intérieur. J’entrai et j’atteignis la porte qui communiquait avec la chambre à coucher de Mme Eustache Macallan. Fermée à clef. Je regardai à travers le trou de la serrure. Y avait-il quelque étoffe pendue de l’autre côté pour intercepter la vue ? je ne puis le dire. Tout ce que je sais, c’est qu’il était impossible de rien voir, que l’obscurité. J’écoutai. Je n’entendis lien. Même obscurité, même silence en dedans de la seconde porte, fermée aussi à clef, de la chambre de Mme Eustache Macallan, qui s’ouvrait sur le corridor. J’allai à la chambre de son mari. J’avais la plus mauvaise opinion qu’on put avoir de Mme Beauly. Je n’aurais pas été surpris le moins du monde, si j’avais signalé sa présence dans la chambre d’Eustache. Là aussi, je regardai par le trou de la serrure. Cette fois, la clef avait été retirée, ou bien tournée du bon côté, de façon à ne pas intercepter ma vue ; je ne sais quelle supposition était la vraie. Le lit d’Eustache était placé le long du mur, faisant face à la porte. Je pus le voir, absolument seul, dormant du sommeil de l’innocence. Je réfléchis un instant. L’escalier de service se trouvait au bout du corridor, non loin de moi. Je le descendis, et me mis à explorer l’étage inférieur à la clarté de la lampe de nuit. Toutes les portes étaient fermées et les clefs en dehors, de sorte que je pus m’assurer de l’état de ces portes. La porte d’entrée de la maison était barrée et fermée au verrou. La porte qui donnait accès aux chambres des domestiques était dans le même état. Je retournai dans ma propre chambre, certain que tout était dans l’ordre accoutumé. Où pouvait être Mme Beauly ? Évidemment quelque part dans la maison… mais où ? Je m’étais assuré qu’elle n’était pas dans les chambres que je n’avais pu explorer. Le champ de mes recherches était épuisé. Elle ne pouvait être que dans la chambre à coucher de Mme Macallan, la seule qui eût échappé à mes investigations, la seule dont il ne m’avait pas été possible d’inspecter l’intérieur. Ajoutez à cela que la clef de la porte du cabinet d’étude, communiquant avec la chambre de Mme Macallan, avait été égarée d’après la déposition de la garde. N’oubliez pas non plus que le désir le plus ardent de Mme Beauly, ainsi qu’elle l’avait avoué dans la lettre écrite par elle et lue devant la Cour, était de devenir l’heureuse épouse d’Eustache Macallan. Réunissez toutes ces conjectures et vous devinerez quelles pensées pouvaient être les miennes, sans que j’aie besoin de vous le dire, pendant que j’attendais dans mon fauteuil ce qui pourrait arriver. Vers quatre heures du matin, si fort que je sois, la fatigue l’emporta. Je succombai au sommeil. Pas pour longtemps. Je me réveillai en sursaut et regardai à ma montre : il était quatre heures vingt-cinq minutes. Mme Beauly était-elle revenue pendant mon sommeil ? Je me rendis, en sautant sur mes mains, jusqu’à sa porte, et j’écoutai. Pas le moindre bruit. J’ouvris doucement sa porte : la chambre était vide. Je revins dans la mienne pour attendre et épier. C’était un rude effort pour moi de rester éveillé. J’ouvris ma fenêtre, afin de permettre à l’air du matin de me rafraîchir. Je luttais de toutes mes forces contre la nature fatiguée, mais la nature l’emporta. Je succombai de nouveau au sommeil. Cette fois, il était huit heures quand je me réveillai. J’ai de bonnes oreilles, comme vous avez pu le remarquer. J’entendis des voix de femmes qui parlaient sous ma fenêtre. Je regardai sans me laisser voir. Mme Beauly et sa femme de chambre étaient en conversation intime. Mme Beauly et sa femme de chambre semblaient regarder, comme des coupables, autour d’elles, pour s’assurer qu’elles n’étaient ni vues ni entendues. « Prenez garde, madame ! » disait la femme de chambre ; « cet horrible monstre d’estropié est aussi rusé qu’un renard. Ayez soin qu’il ne vous découvre pas. » Mme Beauly répondit : « Passez la première, et regardez devant vous ; je vous suivrai et regarderai derrière moi. » Là-dessus, elles disparurent, en tournant le coin de la maison. Cinq minutes après, j’entendis la porte de la chambre de Mme Beauly s’ouvrir et se refermer doucement. Trois heures après, la garde la rencontrait dans le corridor, comme elle allait, de l’air le plus innocent du monde, savoir des nouvelles de Mme Eustache Macallan. Que pensez-vous de ces circonstances ? Que pensez-vous de Mme Beauly et de sa femme de chambre, qui, ayant quelque chose à se dire, n’osent pas le dire dans la maison, de peur que je ne sois derrière quelque cloison, à portée de les écouter ? Que pensez-vous de ces découvertes faites par moi dans la matinée où Mme Eustache Macallan s’est sentie malade, et le jour même où elle est morte de la main d’un empoisonneur ? Voyez-vous maintenant le chemin qui vous mène jusqu’à la coupable ? Et Miserrimus Dexter, le fou, vous a-t-il été de quelque utilité pour arriver à elle ? »

J’étais trop violemment agitée pour lui répondre. Le chemin, pour arriver enfin à la réhabilitation de mon mari, s’ouvrait en effet devant moi !

« Où demeure Mme Beauly ? m’écriai-je. Et où demeure cette servante, qui est dans sa confidence ?

– Je ne puis vous le dire, répondit Dexter, je ne sais pas.

– Mais où pourrai-je m’en informer ! »

Il réfléchit un moment.

« Il y a un homme qui doit savoir où elle demeure, ou bien qui pourrait s’en informer pour vous.

– Qui est-ce ?… Son nom ?…

– C’est un ami d’Eustache ; le Major Fitz-David.

– Je le connais ! je dois dîner chez lui, la semaine prochaine. Il vous a invité à être de la partie. »

Miserrimus Dexter se prit à rire avec dédain.

« Le Major Fitz-David, dit-il, aime à obliger les dames. Les dames peuvent le traiter comme une espèce de vieux chien de manchon. Je ne dîne pas avec de tels hommes. J’ai répondu par un refus… Mais, vous, allez au dîner. Lui ou quelqu’une de ses favorites peut vous être utile. Quels sont ses convives ? Vous les a-t-il fait connaître ?

– Je sais qu’il y aura une Française dont j’ai oublié le nom et Lady Clarinda.

– Bravo ! cette dame est une amie de Mme Beauly. Elle sait assurément où Mme Beauly demeure. Venez me revoir quand vous aurez obtenu d’elle ce renseignement. Demandez si la femme de chambre est toujours avec Mme Beauly. C’est la plus facile des deux à faire parler. Obtenez seulement que cette fille s’ouvre à vous, et alors nous tenons Mme Beauly. Et nous l’écraserons, s’écria-t-il en abaissant sa main avec la rapidité d’un éclair sur la dernière mouche de la saison, qui rampait languissamment sur le bras de son fauteuil, nous l’écraserons, comme j’écrase cette mouche ! J’y pense. Une question… une question très-importante : Avez-vous de l’argent à votre disposition ?

– Oui, et beaucoup. »

Il fit claquer joyeusement ses doigts.

« Cette fille est à nous ! s’écria-t-il. Avec elle, c’est une question de livres et de shillings. Attendez : une autre question, à propos de votre nom. Si vous vous présentez à Mme Beauly comme la femme d’Eustache, elle verra en vous celle qui a pris sa place. Vous trouverez subitement en elle, songez-y bien, votre plus mortelle ennemie ! »

La jalousie que je nourrissais contre Mme Beauly, et qui avait couvé dans mon cœur pendant tout notre entretien, fit explosion à ces mots. Est-ce que vraiment mon mari avait jamais aimé cette femme ?

« Parlez-moi en toute franchise dis-je avec impétuosité, Eustache a-t-il donc réellement !… »

Il éclata d’un rire moqueur. Il avait deviné ma jalousie avant que ma question fût sur mes lèvres.

« Oui, dit-il, oui, Eustache l’a réellement aimée. Ne vous y trompez pas, elle avait tout lieu de croire, avant le procès, que la mort de la femme d’Eustache la mettrait en son lieu et place. Mais le jugement a fait d’Eustache un autre homme. Mme Beauly avait été témoin de ce qu’il appelle sa dégradation. C’en fut assez pour l’empêcher de l’épouser. Il rompit avec elle tout d’un coup et pour toujours… par la même raison qui l’a depuis poussé à se séparer de vous. L’existence avec une femme informée du jugement qui l’avait atteint comme meurtrier de sa femme, était un supplice qu’il n’avait pas le courage d’envisager en face. Vous avez voulu que je vous dise la vérité ; la voilà. Il faut de la prudence avec Mme Beauly ; vous ne devez pas en être jalouse. Entendez-vous avec le Major, quand vous vous rencontrerez à sa table avec Lady Clarinda, pour lui être présentée sous un nom d’emprunt.

– J’irai au dîner, sous le nom que mon mari a pris en m’épousant, sous le nom de Mme Woodville.

– C’est cela ! s’écria Dexter. Ah ! que ne donnerais-je pas pour être là, quand Lady Clarinda vous présentera à Mme Beauly ! Quelle situation ! D’un côté une femme qui cache, dans les plus profonds replis de son cœur, un horrible secret ; de l’autre, une seconde femme qui médite de faire apparaître ce secret au grand jour, par tous les moyens, bons ou mauvais, qu’elle pourra employer. Quelle lutte ! quelles péripéties ! J’en ai la fièvre. Je vois l’avenir ; je vois Mme Borgia-Beauly tomber, éperdue, sur les deux genoux !… Ah ! voilà que mon cerveau recommence à bouillonner dans ma tête ! N’ayez aucune crainte, mais il faut que j’aie recours à quelque violent exercice physique. Il faut que je laisse échapper la vapeur, ou elle fera tout-à-coup explosion. »

Sa folie intermittente s’empara encore une fois de lui. Je m’approchai de la porte pour assurer au besoin ma retraite ; puis je me hasardai à regarder. Il s’élança d’une course furieuse, dans son fauteuil qui semblait voler comme un ouragan, vers l’extrémité opposée de la chambre. Mais cet exercice n’était pas encore assez violent dans l’état où se trouvaient ses esprits. En un clin d’œil, il se précipita sur le parquet, et se dressa sur ses mains, semblable à une monstrueuse grenouille. Puis, sautelant à travers la chambre, il renversa, l’un après l’autre, tous les fauteuils légers près desquels il passait. Arrivé à l’autre extrémité, il se retourna, contempla les fauteuils bouleversés, s’encouragea en poussant un cri de triomphe, et sauta rapidement par-dessus chacun d’eux, avec le seul secours de ses mains. Son corps privé de jambes, tantôt se rejetait en arrière par un mouvement des épaules, tantôt se redressait en avant pour rétablir l’équilibre.

« C’est le saut de mouton de Dexter ! s’écria-t-il joyeusement en se perchant, avec la légèreté d’un oiseau, sur le dernier des fauteuils renversés. Je suis joliment leste, hein, madame Valéria, malgré mon infirmité ?… Et maintenant buvons un autre verre de bourgogne à la pendaison de Mme Beauly ! »

Je saisis désespérément la première excuse qui me vint à l’esprit.

« Vous oubliez, dis-je, qu’il faut que je coure chez le Major. Si je ne l’avertis pas à temps, il peut parler de moi à Lady Clarinda, en me donnant le nom qu’il ne faut pas qu’il me donne. »

Dans sa fièvre, il entra aussitôt dans ma pensée.

« Oui !… oui !… de l’action !… du mouvement !… de la hâte !… » s’écria-t-il.

Il donna un vigoureux coup de sifflet.

« Ariel, dit-il, va vous aller chercher une voiture. Et alors, au galop chez le Major !… Tendez sans retard le filet où doit tomber Mme Beauly. Ah ! le beau jour !… Ah ! quel soulagement de me sentir délivré de mon effroyable secret, et d’en partager le fardeau avec vous !… Ma joie m’enivre !… Je suis pareil à l’Esprit de la Terre, dans le Prométhée délivré de Shelley, quand la Terre sent l’esprit de l’Amour. »

Comme je dépassais le seuil, il déclamait les beaux vers du poëte, perdu dans ce flot lyrique, appuyé sur son fauteuil renversé, les yeux fixés sur un ciel imaginaire. Mais quand je traversai l’antichambre, c’était déjà autre chose, il poussait son cri strident et sautait follement par-dessus les fauteuils renversés.

Ariel était dans la salle du rez-de-chaussée qui m’attendait.

J’allais mettre mon gant, au moment où je m’approchais d’elle. Elle m’arrêta, et, saisissant ma main, la porta vivement à sa figure ; était-ce pour la baiser ou pour la mordre ? Ni l’un ni l’autre. Elle la flaira, comme aurait fait un chien. Cela fait, elle la laissa retomber en poussant un gros rire, qui ressemblait à un gloussement.

« Vous n’avez pas l’odeur de ses parfums, vous n’avez pas touché sa barbe ! dit-elle. Maintenant je vous crois… Vous voulez une voiture ?

– Merci ! j’irai à pied, jusqu’à ce que j’en rencontre une. »

Elle était disposée à être polie envers moi, du moment où je n’avais pas touché à sa barbe.

J’en fis la remarque tout haut.

Elle éclata de rire.

« À présent, dit-elle, je suis contente de ne vous avoir pas jetée dans le canal. »

Elle me donna sur l’épaule une tape amicale qui faillit me renverser. Puis, elle reprit son air stupide, et me précéda jusqu’à la porte d’entrée, qu’elle referma derrière moi, en riant toujours de son gros rire. Mon étoile était enfin dans sa période d’ascension : j’avais gagné à la fois la confiance d’Ariel et la confiance du Maître.

Share on Twitter Share on Facebook