XXXI. LA DÉFENSE DE MADAME BEAULY.

Les journées qui s’écoulèrent jusqu’au dîner du Major furent extrêmement précieuses pour moi.

Ma longue entrevue avec Miserrimus Dexter m’avait troublée plus sérieusement que je ne l’avais senti tout d’abord. Ce ne fut que quelques heures après m’être retirée, que je commençai réellement à reconnaître combien mes nerfs avaient été irrités par tout ce que j’avais vu et entendu dans le cours de ma visite. Je tressaillais au moindre bruit ; j’avais des rêves effrayants. À tel moment, j’avais envie de crier, sans raison ; à tel autre, j’étais disposée à m’emporter sans cause. L’instant d’après, le calme le plus absolu m’était nécessaire. Ce calme, mon excellent Benjamin sut me le procurer. Le bonhomme fit taire ses inquiétudes et m’épargna des questions que son intérêt paternel le rendait impatient de m’adresser. Il fut tacitement convenu entre nous que toute conversation, au sujet de cette visite à Miserrimus Dexter, qu’il avait désapprouvée, serait différée jusqu’à ce que le repos m’eût rendu mon énergie morale et physique. Je ne reçus aucune visite. Mme Macallan et le Major Fitz-David vinrent au cottage ; l’une pour apprendre ce qui s’était passé entre Miserrimus Dexter et moi ; l’autre, pour m’amuser de ses derniers bavardages sur les convives de notre prochain dîner. Benjamin prit sur lui de m’excuser auprès de tous les deux, et de m’épargner la fatigue de les recevoir. Nous louâmes une voiture découverte et fîmes de longues promenades à travers les sentiers encore fleuris qui s’étendent à plusieurs milles aux environs nord de Londres. De retour au logis, nous nous entretenions paisiblement du temps passé, ou nous faisions quelques parties de tric-trac et de dominos. Plusieurs jours s’écoulèrent ainsi dans une heureuse et douce quiétude, bien utile à ma santé. Quand le jour du dîner arriva, j’étais dans mon état normal, prête à rentrer dans l’action, et impatiente d’être présentée à Lady Clarinda et de connaître la demeure de Mme Beauly.

Benjamin parut un peu triste de voir l’animation de mon visage, pendant que nous nous rendions chez le Major Fitz-David.

« Ah ! ma chère, dit-il avec sa simplicité ordinaire, je vois que vous êtes maintenant tout-à-fait bien ; vous avez déjà assez de notre tranquille existence ! »

Mes souvenirs du dîner du Major, incidents et personnes, sont, en général, singulièrement confus. Je me rappelle que nous fûmes très-gais, et aussi à l’aise, aussi familiers les uns avec les autres, que si nous avions été de vieux amis. Je me rappelle, que Madame Mirliflore était incontestablement supérieure à toutes les femmes présentes, tant pour le parfait éclat de sa toilette que pour le plaisir qu’elle prit au magnifique dîner qui nous était offert. Je me rappelle que la jeune prima-donna du Major fut plus remarquable que jamais par ses grands yeux ronds, sa toilette tapageuse, et sa voix stridente de future reine du chant. Je me rappelle que le Major ne cessa de baiser nos mains, de nous presser de goûter à ses mets les plus friands et à ses vins les plus délicats, de nous faire la cour, de découvrir des ressemblances entre nous, et de se maintenir imperturbablement, d’un bout à l’autre de la soirée, dans son rôle de ci-devant Don Juan. Je me rappelle que mon bon vieux Benjamin, tout effarouché, se retira dans un coin, rougissant quand l’attention se portait sur lui, timide avec Madame Mirliflore, honteux avec Lady Clarinda, soumis au Major, goûtant médiocrement la musique, et aspirant, dans le fond de son cœur, à se retrouver au plus tôt dans son modeste cottage. Là se bornent mes souvenirs sur les convives de cette joyeuse réunion, à une exception près. Il s’agit de Lady Clarinda : l’impression qu’elle m’a laissée est encore aussi présente à ma pensée que si je m’étais rencontrée hier avec elle. Et je puis dire, sans exagération, que je me rappelle encore presque mot pour mot la mémorable conversation que nous eûmes en tête-à-tête, vers la fin de la soirée.

Elle était vêtue, je m’en souviens, avec cette extrême simplicité, qui indique un art suprême de se mettre. Elle portait une robe de mousseline unie par-dessus une jupe de soie blanche, sans garniture ni embellissement d’aucune sorte. Son abondante chevelure brune était, en dépit de la mode, divisée sur son front et rejetée en arrière, où elle formait un nœud sans aucun ornement. Un étroit ruban blanc entourait son cou, attaché par le seul bijou qu’elle portât : une petite broche en diamants. Elle était d’une incontestable beauté ; mais cette beauté était du type quelque peu sévère et anguleux qu’on rencontre si souvent chez les Anglaises de race : le nez et le menton trop proéminents et trop fortement accentués ; les yeux gris, bien fendus et pleins d’esprit et de dignité, manquaient de tendresse et de mobilité dans l’expression. Ses manières avaient tout le charme qu’une bonne éducation peut donner ; elles étaient empreintes d’une politesse exquise, aisée et cordiale, laissant voir cette parfaite, mais discrète confiance en elle-même qui, en Angleterre, semble être le produit naturel d’un haut rang. Si vous l’aviez prise pour ce qu’elle était en apparence et à la surface, vous auriez dit : Voilà le modèle d’une dame noble, mais parfaitement exempte d’orgueil. Et si vous vous étiez permis, sous l’influence de cette idée, quelque liberté avec elle, elle vous en aurait fait souvenir jusqu’à la fin de vos jours.

Nous nous convînmes admirablement bien. Je lui fus présentée sous le nom de Mme Woodville, comme il avait été convenu préalablement entre le Major et Benjamin. Avant la fin du dîner, nous nous étions promis de nous visiter mutuellement. Je n’attendais qu’une occasion favorable pour amener Lady Clarinda à me parler, comme je le désirais, de Mme Beauly.

Cette occasion se présenta assez tard dans la soirée. J’avais cherché un refuge contre les airs de bravoure de la stridente prima-donna du Major, dans le fond du salon. Comme je l’avais espéré et prévu, après un court moment, Lady Clarinda voyant que je ne me trouvais plus dans le groupe qui entourait le piano, me chercha et vint s’asseoir à côté de moi, dans un endroit où nous ne pouvions ni être vues ni entendre nos amis, qui se trouvaient sur le devant du salon. Là, à ma grande satisfaction, elle se mit spontanément à me parler de Miserrimus Dexter. Quelque chose que j’avais dit de lui, quand son nom avait été accidentellement prononcé pendant le dîner, lui était resté dans la mémoire, et nous amena, par une gradation très-naturelle, à parler de Mme Beauly.

« Enfin ! pensai-je en moi-même, le petit dîner du Major aura sa récompense ! »

Ah ! quelle récompense ! Mon cœur bat encore à coups pressés… comme dans cette soirée que je n’oublierai jamais… en cet instant où j’y pense assise devant mon pupitre.

« Ainsi Dexter vous a réellement parlé de Mme Beauly ? s’écria Lady Clarinda. Vous ne vous faites pas idée de la surprise que vous me causez.

– Puis-je vous demander pourquoi ?

– Il l’a en horreur. La dernière fois que je l’ai vu, il ne voulait pas me permettre de prononcer son nom. C’est une de ses innombrables bizarreries. Si un sentiment ressemblant à la sympathie pouvait entrer dans un cœur comme le sien, il devrait aimer Hélène Beauly. Elle est la personne la plus complètement naturelle que je connaisse. Quand elle est partie, la pauvre chère amie, elle a dit et fait des choses qui étaient de nature à toucher Dexter lui-même. Je serais bien surprise si vous ne vous preniez pas à l’aimer.

– Vous avez eu la bonté, madame, de me permettre de vous faire visite. Peut-être pourrai-je la rencontrer chez vous ? »

Lady Clarinda se mit à rire, en secouant négativement la tête.

« J’espère bien, dit-elle, que vous n’attendrez pas cette possibilité. La dernière lubie d’Hélène était de s’imaginer qu’elle avait la goutte. Elle est partie… partie pour je ne sais quels bains merveilleux de Hongrie… ou de Bohême… je ne sais plus. Où ira-t-elle… que fera-t-elle ensuite ? Il m’est absolument impossible de le dire… Chère madame Woodville ! la chaleur n’est-elle pas trop grande pour vous ?… Vous êtes toute pâle ! »

Je sentais que je devais être pâle, en effet. La nouvelle que Mme Beauly avait quitté l’Angleterre, était un coup auquel je n’étais pas préparée, et qui tout d’abord m’anéantissait.

« Voulez-vous que nous passions dans une autre pièce ? » demanda Lady Clarinda.

Passer dans une autre pièce, c’eût été mettre fin à notre conversation, et je ne l’aurais voulu pour rien au monde. Il n’était pas impossible que la femme de chambre de Mme Beauly eût quitté son service, ou fût restée, elle, en Angleterre. Je n’avais pas à désespérer du résultat de mon enquête, tant que je ne m’étais pas informée de ce qu’était devenue cette fille. J’éloignai un peu ma chaise du feu, et je pris un écran à main sur la table qui était près de moi ; il pouvait cacher mon visage, si quelque nouvelle déception m’attendait.

« Vous êtes trop bonne, madame, dis-je à Lady Clarinda, je ne souffre pas ; seulement, j’étais un peu trop près du feu. Je serai très-bien ici. Quant à Mme Beauly vous me surprenez. D’après ce que m’avait dit M. Dexter, je m’étais imaginé…

– Oh ! fit-elle, ne croyez donc pas un mot de ce que vous dit Dexter ! Il prend plaisir à mystifier les gens, et il vous aura sans aucun doute trompée à dessein. Si tout ce que j’entends dire est vrai, il doit plus en savoir sur les étranges frasques et fantaisies d’Hélène, que la plupart de ceux qui la connaissent. Il l’a prise sur le fait, dans une de ses aventures, qu’elle a eue en Écosse, et qui me rappelle cette histoire d’un des plus charmants opéras d’Auber… comment s’appelle-t-il ?…, ah ! j’oublierai bientôt jusqu’à mon nom !… Vous savez ?… l’opéra où deux nonnes s’échappent de leur couvent pour aller au bal ?… Écoutez !… oh ! c’est bizarre ! justement, cette dondon chante en ce moment l’air des castagnettes du second acte. Major ! s’il vous plaît ?… quel est donc l’opéra dont votre jeune personne chante un air ? »

Le Major fut scandalisé de l’interruption. Il accourut vers nous, du fond du salon, en faisant tout bas :

« Chut !… chut !… ma chère Lady Clarinda… le Domino noir ! »

Et il regagna à la hâte sa place près du piano.

« C’est ça ! dit Lady Clarinda. Quelle étourdie je suis ! Mais, ma chère, il est singulier que vous ne vous en soyez pas souvenue non plus. »

Je m’en étais parfaitement souvenue, mais je ne me serais pas avisée d’interrompre Lady Clarinda. Si, comme je le croyais, l’aventure à laquelle elle pensait avait quelque rapport avec les mystérieuses allures de Mme Beauly, dans la matinée du 21 Octobre, j’étais sur le point de découvrir le secret dont la recherche était désormais le seul but de ma vie. Je tins mon écran de façon à dissimuler mon visage, et, de la voix la plus ferme que je pus trouver :

« Continuez, dis-je, je vous en prie ; qu’est-ce que c’est donc que cette aventure ? »

Lady Clarinda parut flattée de mon empressement à entendre son récit.

« J’espère, dit-elle, que mon histoire sera digne de l’intérêt que vous avez la bonté d’y prendre. Si vous connaissiez Hélène, vous l’y retrouveriez tout entière. Cette histoire, je la tiens… vous le devinez peut-être… de sa femme de chambre. Hélène, en partant pour la Hongrie, a pris pour la servir une femme qui parle plusieurs langues, et m’a laissé sa femme de chambre. Un vrai trésor ! Je serais enchantée de la garder toujours à mon service. Elle n’a qu’un défaut : son nom… que je déteste ; elle s’appelle… Phébé ! Bref, Phébé et sa maîtresse étaient dans un domaine situé près d’Édimbourg, et appelé… je crois… Gleninch. Ce domaine appartenait à Macallan, qui a passé depuis devant les assises… vous vous rappelez bien sûr cela… sous l’accusation d’avoir empoisonné sa femme. Mauvaise affaire ! Mais, tranquillisez-vous, mon histoire n’a aucun rapport avec le crime ; elle ne concerne qu’Hélène Beauly. Un soir, pendant son séjour à Gleninch, Hélène fut engagée à dîner avec quelques amis d’Angleterre qui étaient venus visiter Édimbourg. La même nuit avait lieu, aussi à Édimbourg, un bal masqué, donné par… J’ai oublié le nom de la personne. Ce bal était un événement presque sans précédent en Écosse, et on en parlait à Édimbourg d’une manière assez peu favorable. Toutes les variétés du monde qui s’amuse s’y étaient donné rendez-vous : des femmes d’une vertu douteuse, des gentlemen placés sur la limite extrême de la société… et ainsi du reste. Les amis d’Hélène étaient parvenus à se procurer des cartes, et, en dépit des objections, s’y rendirent dans le plus strict incognito, se fiant à leurs masques et à leurs dominos. Hélène elle-même fut entraînée par eux ; elle y mit pour seule condition qu’elle laisserait ignorer son escapade à Gleninch, M. Macallan étant l’un des plus rigides désapprobateurs de ce bal. Pas une femme respectable, disait-il, ne pouvait se montrer dans une telle réunion, sans y risquer sa réputation ! Hélène, dans un accès de caprice, imagina un moyen d’aller à ce bal, sans être découverte ; ingénieux moyen de comédie d’intrigue. Elle se rendit au dîner dans la voiture de Gleninch, après avoir eu soin d’envoyer Phébé à Édimbourg avant elle. Ce n’était pas un grand dîner ; mais une petite réunion d’amis, où il n’y avait pas une seule toilette de soirée. Quand arriva l’heure de retourner à Gleninch, que pensez-vous que fit Hélène ? Elle renvoya sa femme de chambre dans sa voiture, au lieu d’y prendre place elle-même. Phébé portait le manteau, le chapeau, le voile de sa maîtresse. Il lui fut recommandé de monter directement à la chambre d’Hélène, dès qu’elle serait arrivée au château, après avoir laissé, en passant, sur la table de la salle du rez-de-chaussée, un billet, écrit naturellement par Hélène, dans lequel elle s’excusait sur sa fatigue d’être allée se coucher sans souhaiter le bonsoir à son hôte. La maîtresse et la femme de chambre demeuraient au même étage, et les domestiques du château ne pouvaient naturellement découvrir la supercherie. Phébé arriva sans encombre jusqu’à la chambre de sa maîtresse. Là, ses instructions lui recommandaient d’attendre tranquillement l’heure où le silence régnerait dans le château pour le reste de la nuit, et alors, de gagner sans bruit sa propre chambre. En attendant ce moment, la jeune fille s’endormit. Elle ne se réveilla qu’à deux heures du matin. Elle sortit sur la pointe du pied de la chambre de sa maîtresse et en ferma derrière elle la porte. Au moment où elle arrivait au bout du corridor, elle crut entendre un léger bruit. Elle attendit, à l’étage supérieur, qu’elle pût continuer sa retraite sans crainte d’être surprise ; puis elle regarda par-dessus la rampe. C’était Dexter qui s’en allait, sautant sur ses mains… l’avez-vous jamais vu se livrer à cet exercice ?… c’est le plus grotesque et le plus horrible spectacle que vous puissiez imaginer !… C’était donc Dexter, sautant de place en place, regardant à travers les trous de serrure, cherchant à savoir sans nul doute, quelle était la personne qui sortait ainsi de sa chambre à deux heures du matin. Évidemment, il prit Phébé pour Hélène, d’autant plus que la suivante avait oublié de quitter le manteau de sa maîtresse. Il faisait grand jour, lorsque Hélène revint à Édimbourg dans une voiture de place, avec un manteau et un chapeau empruntés à ses amies. Elle laissa la voiture sur la route et rentra dans la maison par la porte du jardin, sans être aperçue par Dexter ni par personne autre. N’était-ce pas un tour habile et hardi, et comme je vous le disais une nouvelle édition du Domino noir ? Vous serez peut-être étonnée, comme je le fus, que Dexter n’ait rien dit de ce qu’il avait vu, dans sa promenade nocturne. Il en aurait parlé, sans nul doute ; mais il en fut empêché par le terrible événement qui survint dans la maison, durant cette même matinée… Ma chère madame Woodville, la chaleur de ce salon est certainement trop forte pour vous. Prenez mon flacon. Permettez que j’ouvre la fenêtre. »

Je ne pus que répondre :

« Pas un mot de cela, je vous prie. Permettez que je reste au grand air. »

Je sortis, sans qu’on s’en aperçût, sur le perron, et m’assis, pour me remettre, sur les marches, où personne ne pouvait me voir. Au bout d’un moment, je sentis une main se poser doucement sur mon épaule, et je vis le bon Benjamin qui me regardait tristement. Lady Clarinda avait eu l’obligeance de l’avertir de mon malaise, et l’avait aidé à quitter sans bruit le salon, tandis que l’attention du Major était encore absorbée par la musique.

« Ma chère enfant, me dit Benjamin à voix basse, qu’est-ce qui vous est donc arrivé ?

– Ramenez-moi au cottage, et vous le saurez. »

Ce fut tout ce qu’il me fut possible de répondre.

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