XXXIII. UN ÉCHANTILLON DE MA FOLIE.

L’inconcevable soumission des Écossais à la tyrannie de leur Église officielle, a eu cette conséquence forcée qu’on se méprend sur leur caractère national.

Quand on pense à ce qu’est l’institution du dimanche en Écosse, on la trouve sans parallèle, dans la Chrétienté, pour sa déraisonnable et sauvage austérité. On voit une nation permettre à ses prêtres de la priver, un jour par semaine, de tous ses avantages sociaux ; il lui est interdit, ce jour-là, de voyager, d’envoyer un télégramme, de manger un plat chaud, de lire un journal ; en un mot de faire usage d’aucune de ses libertés, deux seules exceptées, la liberté de se rendre à l’église et la liberté de boire. On voit cet assujettissement, et on en conclut, non sans raison, qu’un peuple qui subit un pareil joug est le plus stupide, le plus austère, et le plus triste des peuples de la terre. C’est ainsi qu’on juge les Écossais quand on les regarde à distance. Mais combien on s’en fait une autre idée, si on les voit de plus près, et si on apprend à les connaître par l’expérience d’une pratique personnelle ! Il n’est pas de peuple plus gai, plus sociable, plus hospitalier, plus libéral dans ses idées, sur toute la surface du globe civilisé, que ce même peuple qui se soumet au dimanche écossais ! Pendant six jours de la semaine, les Écossais vivent dans une atmosphère de gaieté tranquille et de bon sens naturel, qu’on est heureux de respirer. Mais, le septième jour, ces mêmes hommes entendront sérieusement un de leurs ministres prêcher qu’une promenade, le dimanche, est un acte coupable, et ils écouteront sans lui rire au nez de telles niaiseries !

Je ne suis pas assez habile pour pouvoir expliquer cette anomalie dans notre caractère national, je dois seulement la constater par forme de préparation nécessaire à l’apparition, dans mon véridique récit, d’un personnage qu’on ne rencontre guère dans les ouvrages d’imagination : un Écossais d’un caractère gai.

Sous tous les autres rapports, je trouvai que M. Playmore n’avait rien de positivement remarquable : il n’était ni vieux ni jeune, ni beau ni laid ; il ne rappelait en rien l’idée qu’on se fait généralement d’un homme de loi ; il parlait un très-bon anglais, avec aussi peu d’accent écossais que possible.

« J’ai l’honneur d’être un ancien ami de M. Macallan, me dit-il en me serrant cordialement la main, et je suis vraiment heureux de faire la connaissance de la femme de M. Macallan. Voulez-vous vous asseoir près du jour ? Vous êtes assez jeune pour ne pas craindre de prendre place ici, devant la fenêtre. Est-ce votre première visite à Édimbourg ? Permettez-moi, je vous prie, de vous la rendre aussi agréable que possible. Je serai heureux de vous présenter Mme Playmore. Nous sommes à Édimbourg pour quelque temps. L’opéra italien y donne des représentations. Voulez-vous avoir la bonté de laisser de côté toute cérémonie et de dîner avec nous ? Nous irons ensuite à l’Opéra.

– Vous êtes bien bon, répondis-je ; mais je suis en ce moment sous le coup de préoccupations qui feraient de moi une triste compagnie pour Mme Playmore. La lettre que je vous ai fait remettre vous dit, je pense, que j’ai à vous consulter sur une affaire d’une sérieuse importance.

– En vérité ? répliqua-t-il. Je dois vous avouer franchement que je n’ai pas lu la lettre en entier. J’ai vu seulement votre nom, et j’ai appris du porteur que vous désiriez me voir ici. Je vous ai envoyé ma réponse à votre hôtel. Puis je me suis occupé d’autre chose. Pardonnez-moi, je vous prie. S’agit-il d’une consultation qui concerne ma profession ? Je souhaite sincèrement, dans votre intérêt, qu’il n’en soit pas ainsi.

– Pas précisément, monsieur Playmore. Je me trouve dans une situation très-pénible, et je viens vous demander vos conseils, au milieu de circonstances peu ordinaires. Je vous surprendrai beaucoup quand vous entendrez ce que j’ai à vous dire, et je crains bien de vous prendre plus de temps que je n’ai le droit de vous en demander.

– Mes conseils et mon temps, reprit-il, sont entièrement à votre disposition. Dites-moi en quoi je puis vous être utile, et ne craignez pas d’entrer dans tous les détails que vous croirez nécessaires. »

La bienveillance de son langage égalait celle de ses manières. Je parlai donc en toute liberté et en toute franchise, et je lui racontai, sans la moindre réserve, toute mon étrange histoire.

Rien de plus sincère que sa mobile physionomie ; je pus y suivre, comme dans un livre ouvert, les diverses impressions que mon récit produisait sur son esprit. Il eut un air vraiment peiné quand je contai ma séparation d’avec mon mari. Il ouvrit des yeux étonnés et assez admiratifs devant ma ferme résolution de faire réformer le verdict écossais. Mes préventions et mes soupçons injustes à l’égard de Mme Beauly le firent sourire. Mais ce fut quand j’arrivai à mon entrevue avec Miserrimus Dexter que je produisis mon plus grand effet. Il m’écouta avec une attention sérieuse et un intérêt profond ; il eut des frémissements subits et des froncements de sourcil significatifs. Je l’entendis murmurer, à plusieurs reprises, comme s’il eût oublié ma présence :

« Est-il possible !… Oh ! oh ! ceci est grave !… La dissimulation peut-elle aller si loin ?… »

Je pris la liberté de l’interrompre. Je n’entendais nullement lui permettre de garder ses pensées pour lui-même.

« Il me semble que vous êtes surpris ? » lui dis-je.

Il tressaillit au son de ma voix.

« Je vous demande mille pardons ! s’écria-t-il. Je ne suis pas seulement surpris ; vous m’avez ouvert un point de vue entièrement nouveau. J’entrevois une possibilité, une probabilité réellement frappante…

– Relativement à l’empoisonnement de Gleninch ? demandai-je.

– Oui… oui !… et qui ne s’était jamais offerte, jusqu’à présent, à mon esprit. »

Il reprit avec son enjouement accoutumé :

« Voilà qui est nouveau et curieux ; à présent, c’est le client qui conseille l’homme de loi ! Voyons, ma chère madame Eustache, il faut pourtant s’entendre : est-ce vous qui avez besoin de mon avis, ou moi qui dois vous demander le vôtre ?

– Puis-je savoir quelle est votre idée ? répondis-je.

– Pas tout de suite, si vous le permettez. Excusez ma réserve professionnelle. Je n’ai pas à faire l’homme de loi avec vous, et je voudrais éviter d’en prendre le rôle. Mais l’homme de loi l’emporte et refuse de s’effacer. J’hésite véritablement à vous découvrir, sans plus ample information, ce qui me passe à travers l’esprit. Accordez-moi une grâce : permettez que nous revenions sur une partie du terrain parcouru, et laissez-moi vous adresser quelques questions.

– Je suis prête à y répondre. Où devons-nous remonter ?

– À votre visite à Dexter, en compagnie de votre belle-mère. Quand vous avez demandé tout d’abord à Dexter s’il avait quelques idées à lui au sujet de la mort de Mme Eustache Macallan, il vous a regardée… vous ai-je bien comprise… avec surprise et défiance ?

– Oui, avec une grande défiance.

– Et son visage s’est rasséréné quand vous lui avez dit que votre question vous était simplement suggérée par ce que vous aviez lu dans le compte-rendu du procès ?

– Oui. »

M. Playmore prit une feuille de papier dans le tiroir de son pupitre, plongea sa plume dans son encrier, réfléchit un instant, et plaça un fauteuil pour moi près de lui.

« L’homme de loi disparaît, dit-il, et l’homme du monde prend sa place. Plus de mystère professionnel entre vous et moi. En ma qualité d’ancien ami de votre mari, madame Macallan, vous m’inspirez un intérêt. Je me crois sérieusement obligé à vous donner un avertissement avant qu’il soit trop tard ; et je ne le ferai que dans une bonne intention, en courant un risque que peu d’hommes voudraient courir. Personnellement et professionnellement, je vais me confier à vous… quoique je sois Écossais et homme de loi ! Asseyez-vous là, et lisez par-dessus mon épaule, pendant que je prendrai mes notes. Vous verrez ce qui se passera dans mon esprit, en lisant au fur et à mesure ce que j’écrirai. »

Je m’assis près de lui et, sans la moindre hésitation et le moindre trouble, je regardai, en vertu de sa permission, par-dessus son épaule.

Il commença à écrire :

« L’EMPOISONNEMENT DE GLENINCH. Questions : « Quelle est l’attitude de Miserrimus Dexter, eu égard à l’empoisonnement ? Que paraît-il savoir à ce sujet ?

« Il a des idées qu’il tient secrètes. Il tremble à la pensée qu’elles aient été découvertes, ou que, sans le vouloir, il les ait lui-même trahies. Il est visiblement soulagé quand il est convaincu que cela n’est pas. »

La plume s’arrêta, et M. Playmore, relevant la tête, me dit :

« Venons maintenant à la visite que vous avez faite seule à Dexter, et à la façon dont il a reçu vos premières ouvertures, relatives au verdict écossais. »

Je répétai cette partie de mon récit, et M. Playmore, la résumant et la commentant à mesure, écrivait pendant que je parlais :

« Une personne intéressée dans l’affaire déclare à Dexter qu’elle refuse d’accepter comme définitif le verdict écossais, et qu’elle se propose de rouvrir l’enquête. Que fait Dexter devant cette perspective ?

« Il manifeste tous les symptômes d’une extrême terreur. Il se regarde lui-même comme en danger. Il devient fou, dans un moment, et, dans le moment suivant, il se montre humble comme un esclave. Il doit, il veut savoir ce que la personne qui le jette dans ce trouble, entend véritablement dire en parlant ainsi. Il demande, en pâlissant, si c’est qu’elle soupçonne quelqu’un d’avoir commis le crime. Parenthèse : Une petite somme d’argent disparaît dans une maison, les domestiques sont tous appelés et informés du détournement ; que penser en particulier du domestique qui le premier s’écrie : « Est-ce qu’on me soupçonnerait ? »

M. Playmore déposa de nouveau sa plume en me regardant.

« Ai-je raison ? » me demanda-t-il.

Je commençais à comprendre, en frémissant, où il voulait en venir.

« Je vous en prie, dis-je, expliquez-moi… »

Il leva le doigt et m’arrêta.

« Pas encore, reprit-il ; je vous demande seulement : Ai-je raison jusqu’ici ?

– Parfaitement raison.

– Bien. Maintenant continuez, achevez votre récit… votre témoignage. »

Et, comme sous ma dictée, M. Playmore reprit la rédaction de ses notes.

« Dexter acquiert la certitude que, si quelqu’un est soupçonné, ce n’est pas lui du moins qu’on soupçonne. Il s’étend alors sur son fauteuil ; il pousse un long soupir, et demande qu’on le laisse seul un instant, sous prétexte que ce sujet le surexcite. Quand le visiteur revient, Dexter a bu du vin dans l’intervalle. Le visiteur se dit convaincu que Mme Eustache Macallan est morte empoisonnée. Dexter retombe sur son fauteuil, comme pris d’une soudaine faiblesse. Quelle est cette sensation d’horreur qui s’est emparée de lui ? N’est-ce pas celle qu’on éprouve au souvenir d’un crime ? Comment expliquer autrement cette défaillance ? Et cette défaillance, comment en sort-il ? Il passe d’un extrême à l’autre. Rien n’égale sa joie quand il découvre que les soupçons du visiteur se portent uniquement sur une personne absente. Alors, mais alors seulement, il parle, il s’empresse, il s’explique. Il déclare hautement que tout d’abord ses soupçons à lui se sont fixés et arrêtés sur la même personne que soupçonne le visiteur. Tels sont les faits. À quelle conclusion nous amènent-ils ?… »

M. Playmore s’arrêta. Nous redressâmes la tête ensemble, et nous nous regardâmes en silence. Il était très-ému ; j’étais toute tremblante.

« Je vous comprends, monsieur Playmore, dis-je, avec impétuosité. Vous pensez que Miserrimus Dexter ?… »

Son doigt m’arrêta d’un signe.

« Qu’est-ce que Dexter vous a dit, quand il a été assez bon pour confirmer vos soupçons sur Mme Beauly ?

– Il m’a dit : Il n’y a pas pour moi de doute. Mme Beauly a empoisonné Mme Eustache Macallan. »

– Eh bien ! moi, je répète, avec une légère variante : il n’y a pas pour moi de doute : Miserrimus Dexter a empoisonné Mme Eustache Macallan.

– Monsieur Playmore, vous ne railleriez pas sur un sujet pareil ?

– Je n’ai jamais parlé plus sérieusement Votre brusque visite à Dexter, et votre imprudence inouïe à le prendre pour confident, ont jeté plus de lumière sur cette affaire ténébreuse que toutes les enquêtes, tous les témoignages et tous les interrogatoires. Une femme qui ne voit que sa passion et qui, contre toute raison et tout bon sens, ne suit que son idée fixe, a fait plus que tous les avocats et tous les magistrats. Cela n’est absolument pas croyable, et cependant cela est vrai ! »

« Non ! non ! ce n’est pas possible ! m’écriai-je.

– Qu’est-ce qui n’est pas possible ? demanda-t-il froidement.

– Que Dexter ait empoisonné la première femme de mon mari.

– Et pourquoi cela est-il impossible, s’il vous plaît ? »

Je commençais à me révolter contre les suppositions de M. Playmore, qui, avec la réflexion, me paraissaient bien précipitées.

« Voyons, repris-je, rappelez-vous donc dans leur ensemble toutes les circonstances de mon entretien avec Dexter. Je vous ai dit de quelle façon il parlait de Mme Eustache Macallan ; c’était dans les termes d’un respect et d’une adoration que toute femme serait fière d’inspirer. Il vit dans la pensée de la morte. S’il m’a reçue amicalement, c’est grâce à quelques traits de ressemblance qu’il s’est imaginé découvrir entre mon visage et le sien. J’ai vu, oui… j’ai vu des larmes couler de ses yeux ! j’ai entendu sa voix défaillir, quand il m’a parlé d’elle. Il peut être le plus faux des hommes en toute autre chose, mais il était sincère dans ce qu’il a dit d’elle. Il ne m’a pas abusée là-dessus. Non, non, il y a des signes auxquels une femme ne se trompe jamais, quand un homme lui parle de ce qui lui tient réellement au cœur. Ces signes, je les ai surpris. Je suis fâchée d’opposer mon opinion à la vôtre, monsieur Playmore, mais je ne puis, en vérité, m’en empêcher ; et, pardonnez-moi, je ne puis m’empêcher de vous le dire avec cette vivacité ! »

M. Playmore sembla plutôt satisfait qu’offensé de la façon hardie dont je m’exprimais.

« Ma chère madame Eustache, dit-il, vous n’avez aucune raison de vous fâcher contre moi ; je partage entièrement votre manière de voir… avec cette différence que j’en tire une conclusion absolument opposée.

– Je ne vous comprends pas.

– Vous allez me comprendre. Vous définissez les sentiments de Dexter pour la défunte Mme Eustache comme un mélange de respect et d’adoration. Je vous dirai qu’il y avait, dans son cœur, un sentiment plus vif encore que ceux-là. Il l’aimait d’amour. Je tiens mon renseignement de la pauvre femme elle-même, qui m’a honoré de sa confiance et de son amitié pendant une grande partie de sa vie. Avant qu’elle épousât M. Macallan… auquel elle crut devoir taire ce ridicule détail… Miserrimus Dexter lui avait fait la cour… et, tout difforme qu’il était… l’avait sérieusement demandée en mariage.

– Et, vis-à-vis de cela, m’écriai-je, vous dites qu’il l’a empoisonnée !

– Oui. Je ne vois pas d’autre conclusion possible, après ce qui est arrivé pendant votre visite chez lui. Comment se fait-il, demanda M. Playmore, que Miserrimus Dexter soit tombé en défaillance à votre premier mot ? Qu’est-ce donc qui a pu l’effrayer ainsi ? »

J’essayai de trouver une réponse. Je m’embarquai même dans une phrase, sans savoir au juste où j’allais arriver.

« M. Dexter est l’ancien et fidèle ami de mon mari, commençai-je. Quand il a entendu dire que je n’acceptais pas le verdict du jury, il a pu craindre que…

– Il a pu craindre que votre mari n’ait à supporter les conséquences possibles d’une nouvelle enquête, dit M. Playmore, en finissant ironiquement ma phrase. Oh ! oh ! madame Macallan, voilà qui ne s’accorde guère avec votre foi profonde dans l’innocence de votre mari ! Délivrez votre esprit d’une erreur, continua-t-il sérieusement, qui doit fatalement vous égarer, si vous persistez dans vos intentions actuelles. Miserrimus Dexter, vous pouvez en croire ma parole, a cessé d’être l’ami de votre mari, le jour où votre mari a épousé sa première femme. Dexter, j’en conviens, a gardé les apparences de l’amitié… en public comme en particulier. Sa déposition en faveur de son ami, durant le procès, a été telle que chacun l’attendait des sentiments dont il faisait profession envers lui. Je n’en ai pas moins la ferme persuasion qu’il ne faut pas ici s’en tenir à la surface, et que M. Macallan n’a pas de plus mortel ennemi que Miserrimus Dexter. »

Je ne trouvai rien à répondre. Je sentais que M. Playmore était dans le vrai. Mon mari avait courtisé et obtenu la femme qui avait refusé d’épouser Dexter. Dexter était-il homme à pardonner cette injure ?… Mon expérience me répondait : non !

« Rappelez-vous ce que je vous ai dit, reprit M. Playmore. Et maintenant, revenons à votre rôle personnel dans cette triste affaire, et cherchons ensemble quelle chance nous avons de parvenir à la découverte de la vérité. Être convaincu, comme je le suis, que Miserrimus Dexter est l’homme qui aurait dû passer en jugement pour le meurtre commis à Gleninch et mettre la main sur une preuve évidente qui, à cette distance où nous sommes de la perpétration du crime, pourrait seule justifier une accusation publique contre Miserrimus Dexter ; ce sont là deux choses bien différentes. La question est maintenant réduite à ces simples termes : l’acquittement d’Eustache dépend entièrement de la démonstration publique de la culpabilité de Dexter. Comment atteindrez-vous ce résultat ? Vous ne pouvez pas fournir la moindre preuve contre lui. Vous ne pouvez convaincre Dexter qu’avec ses propres aveux… Écoutez-vous ce que je vous dis ?

– Oui, sans doute ; oui, je vous écoute, je vous entends. Mais je résiste encore… avec tout le respect dû à la supériorité de votre savoir et de votre expérience… je résiste encore à accepter votre terrible conclusion, et à la prendre pour point de départ de ce qui me reste à faire. »

M. Playmore eut un sourire de contentement.

« Vous admettez pourtant, chère madame, que Dexter vous a dissimulé une bonne partie de la vérité ? Il y a quelque chose qu’il vous dissimule.

– Oui. J’admets cela.

– Soit ! Ce qui s’applique à votre manière d’envisager l’affaire s’applique aussi à la mienne. Il vous refuse l’aveu de sa culpabilité, selon moi ; selon vous il vous refuse les renseignements qui pourraient prouver la culpabilité d’une autre personne. Mais, aveu ou renseignements, comment maintenant les obtiendrez-vous de lui ? Quelle influence pourra agir sur lui quand vous le reverrez ?

– J’essayerai encore de la persuasion.

– Et si la persuasion échoue… qu’est-ce que vous ferez ?… Lui tendrez-vous un piège ?… Tâcherez-vous de l’intimider ?…

– Si vous voulez relire vos notes, monsieur Playmore, vous y verrez que j’ai réussi à l’effrayer déjà… quoique je ne sois qu’une femme et que je n’en eusse pas l’intention.

– Bien ! ce que vous avez fait une fois, vous pensez que vous pourrez le faire encore. Très-bien ! Comme vous paraissez résolue à en courir la chance, il ne sera pas mal que vous ayez, du caractère et du tempérament de Dexter, une connaissance plus étendue. Avant que vous ne retourniez à Londres, adressons-nous, s’il vous plaît, à quelqu’un qui pourra vous fournir ces utiles renseignements. »

Je tressaillis et regardai autour de moi, comme si la personne qui devait nous aider à mieux connaître Dexter était là, près de nous.

« Ne vous alarmez pas, dit Playmore ; l’oracle est muet, et il est ici. »

Il ouvrit un des tiroirs de son pupitre, y prit un paquet de lettres et en détacha une.

« Quand nous préparions, dit-il, la défense de votre mari, nous hésitions beaucoup à comprendre Miserrimus Dexter dans la liste de nos témoins. Nous n’avions pas le moindre soupçon contre lui… j’ai à peine besoin de vous le dire. Mais nous avions peur qu’il ne s’abandonnât à quelqu’une de ses excentricités. L’impression que produirait sur lui sa comparution en cour d’assises, pouvait lui faire perdre complètement l’esprit. Nous eûmes alors recours aux lumières d’un médecin. Sous un prétexte que j’ai oublié, nous le présentâmes à Dexter, et nous en reçûmes en temps utile le rapport que voici. »

Il déplia cette pièce, et, soulignant de l’ongle un passage, il me la tendit.

Je lus ce qui suit :

« Pour résumer mes observations, je crois que l’aberration mentale est à l’état latent chez le sujet, bien qu’aucun symptôme extérieur ne s’en soit jusqu’ici manifesté à mes yeux. Vous pouvez, je pense, le faire comparaître devant la Cour, sans crainte des conséquences. Il pourra dire et faire des choses bizarres. Mais sa volonté est assez forte pour maîtriser sa déraison, et vous pouvez vous fier à la haute estime qu’il a de lui-même pour le produire devant la Cour comme un témoin ayant la pleine intelligence des choses qu’il entend et qu’il dit.

« Quant à l’avenir, je ne saurais naturellement rien affirmer de positif ; je ne puis que vous faire connaître mes conjectures actuelles.

« Qu’il doive finir par devenir fou, s’il vit, je n’en doute pas, ou j’en doute peu. La question de savoir à quelle époque la folie s’emparera tout à fait de son esprit, dépend entièrement de l’état de sa santé. Son système nerveux, est excessivement irritable ; et il y a des symptômes qui prouvent que sa manière de vivre a déjà ébranlé sa constitution. Mais s’il renonce à ses pernicieuses habitudes, s’il se résigne à rester chaque jour plusieurs heures en repos et au grand air, il peut vivre encore bien des années, comme un homme sain d’esprit et de corps. Si, au contraire, il s’obstine dans sa dangereuse solitude et dans ses fiévreuses évocations, ou si quelque fatal incident vient surexciter encore ses nerfs, sa raison sombrera tout à coup et fera place à la folie ou à l’imbécillité. Quand cette catastrophe se produira, ses amis, je le crois, ne devront conserver aucune espérance de guérison. L’équilibre une fois rompu ne se rétablira jamais plus dans tout le reste de sa vie. »

Ainsi se terminait le rapport du docteur. M. Playmore le remit dans son tiroir.

« Vous venez, dit-il, de lire la consultation de l’une de nos célébrités médicales les plus autorisées. Dexter vous fait-il l’effet d’un homme qui doive recouvrer la raison ? Ne voyez-vous ni danger ni obstacles de votre côté ? »

Mon silence lui répondit.

« Retournerez-vous chez Dexter ? continua-t-il. Et supposez-vous que le docteur exagère le péril en pareil cas ?… Que ferez-vous ?… La dernière fois que vous l’avez vu, vous avez eu l’immense avantage de le prendre par surprise. Il a laissé voir sa peur, sa joie, tous ses sentiments éveillés en sursaut et surexcités. Pouvez-vous le prendre encore par surprise ? Non ! Désormais il s’attend à vous revoir, il sera sur la défensive. En admettant qu’il ne vous arrive rien de pis, vous aurez à lutter contre sa ruse. Êtes-vous de force à l’emporter dans ce combat ? vous qu’il aurait déjà réussi à tromper, sans les éclaircissements décisifs de lady Clarinda au sujet de Mme Beauly ? »

Que répondre à cela ? J’essayai cependant de me défendre encore.

« Il m’a dit la vérité, répliquai-je, en ce sens qu’il avait vu réellement ce qu’il me disait avoir vu dans le corridor, à Gleninch.

– Il vous a dit la vérité, parce qu’il était assez fin pour voir que la vérité l’aiderait à accroître vos soupçons. Vous ne croyez réellement pas que ces soupçons, il les partage ?

– Pourquoi non ? Il était aussi ignorant de ce que Mme Beauly avait réellement fait durant cette nuit, que je l’étais moi-même… avant d’avoir rencontré Lady Clarinda. Reste à savoir s’il ne sera pas aussi étonné que je l’ai été, quand je lui répéterai ce que Lady Clarinda m’a appris. »

Cette vigoureuse réponse produisit un effet que je n’attendais pas.

À ma grande surprise, M. Playmore coupa court à la discussion. Il sembla désespérer de me convaincre, et il l’avoua indirectement dans sa réplique.

« Allons ! fit-il, je vois que tout ce que je pourrai vous dire ne vous ramènera pas à mon opinion…

– Je n’ai ni votre habileté, ni votre expérience, répondis-je. J’en suis fâchée, mais je ne puis penser comme vous.

– Vous êtes donc absolument déterminée à revoir Miserrimus Dexter !

– Je m’y suis engagée.

– Réfléchissez encore. Vous m’avez fait l’honneur de me venir demander mon avis. Eh bien, sérieusement, je vous conseille de renoncer à tenir cet engagement. J’irai même plus loin. Je vous conjure de ne pas revoir Dexter. »

C’est précisément ainsi que m’avait parlé ma belle-mère ; c’est précisément ainsi que m’avaient parlé Benjamin et le Major Fitz-David. Tout le monde était contre moi. Et je résistais encore ! Quand j’y pense à présent, je m’étonne de mon opiniâtreté. Je sais presque honteuse d’avoir à confesser que je ne répliquai rien à M. Playmore. Il attendit un moment ma réponse, fixant sur moi un regard anxieux. Ce regard ne fit que m’irriter. Je me levai, et demeurai devant lui, les yeux attachés sur le parquet.

Il se leva à son tour. Il était clair que la conférence était rompue.

« C’est bon ! dit-il d’un ton à la fois triste et enjoué ; je comprends qu’il est déraisonnable de ma part d’espérer qu’une jeune femme comme vous puisse partager l’opinion d’un vieil homme de loi comme moi. Laissez-moi seulement vous rappeler que notre conversation doit rester, quant à présent, strictement confidentielle… maintenant, changeons de sujet. Y a-t-il quelque chose que je puisse faire ici pour vous ?… Êtes-vous seule à Édimbourg ?…

– Non. J’y suis venue avec un vieil ami qui me connaît depuis mon enfance.

– Et comptez-vous passer ici la journée de demain ?

– Je le pense.

– Voulez-vous m’accorder une faveur ? Veuillez réfléchir sur ce qui s’est passé entre nous, et revenir demain me voir dans la matinée.

– Très-volontiers, monsieur Playmore, si c’est seulement pour venir vous remercier de votre bonté. »

Là-dessus, nous nous séparâmes. Il soupira… le joyeux jurisconsulte soupira… en m’ouvrant la porte. Les femmes sont d’étranges créatures ! ce soupir me fit plus d’impression que tous ses arguments. En passant le seuil de sa porte, je me sentis rougir de l’entêtement avec lequel je lui avais résisté.

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