XXXIV. GLENINCH.

Je trouvai Benjamin à l’hôtel ; il était plongé dans la lecture d’un petit journal et absorbé dans l’étude d’une des énigmes offertes aux lecteurs. Mon vieil ami était grand amateur de ces devinettes et avait gagné toutes sortes de petits prix par son habileté à arriver à la vraie solution de ces problèmes. En temps ordinaire il eût été inutile d’essayer d’attirer son attention, alors qu’il se consacrait à son plaisir favori. Mais l’intérêt qu’il prit à écouter le résultat de mon entrevue avec l’homme de loi fut plus vif que celui qu’il prenait à déchiffrer l’énigme qui était devant lui. Il plia le journal aussitôt que j’entrai et me demanda vivement :

« Quelles nouvelles, Valéria… quelles nouvelles ? »

En lui racontant ce qui s’était passé, il va sans dire que je respectai la confiance que M. Playmore m’avait témoignée. Pas un mot ayant trait aux horribles soupçons de l’homme de loi quant à Miserrimus Dexter ne sortit de mes lèvres.

« Ah ! ah ! dit Benjamin avec satisfaction ; l’homme de loi pense, comme moi, que vous commettriez une véritable imprudence en retournant chez M. Dexter. C’est un homme d’un grand bon sens ! Et vous allez suivre, pour sûr, le conseil de M. Playmore, quoique vous n’ayez pas voulu entendre le mien ?

– Il faut me pardonner, mon vieil ami, dis-je en répondant à Benjamin ; j’ai bien peur d’en être arrivée, après toutes mes épreuves, à me convaincre que je ne suis capable de suivre les conseils de personne. En venant ici, j’étais bien résolue, je vous l’assure, à me laisser guider par M. Playmore ; nous n’aurions pas fait ce long voyage, si je n’avais pas eu cette ferme résolution. J’ai fait de mon mieux pour me montrer docile et sensée. Mais il y a en moi quelque chose qui résiste à tous les raisonnements. J’ai bien peur, en un mot, de ne pouvoir m’empêcher de retourner chez Dexter. »

Benjamin lui-même perdit patience cette fois.

« Toutes les eaux de l’Océan, s’écria-t-il, ne blanchiraient pas un nègre ! Dans votre enfance, vous étiez bien la plus obstinée petite fille qu’on pût voir. Ah ! tenez, nous aurions aussi bien fait de ne pas quitter Londres !

– Non ! repris-je, maintenant que nous sommes venus à Édimbourg, nous verrons quelque chose d’intéressant… pour moi du moins… que nous n’aurions jamais vu, si nous n’avions pas quitté Londres.

– Et quoi donc ?

– La maison de mon mari n’est qu’à quelques milles d’ici. Demain nous irons à Gleninch.

– Là où la pauvre dame a été empoisonnée ? demanda Benjamin d’un air de tristesse. C’est de cette résidence que vous entendez parler ?

– Oui. J’ai besoin de voir la chambre dans laquelle elle est morte. J’ai besoin de parcourir toute la maison. »

Benjamin cacha sa tête entre ses mains.

« Je fais tout ce que je peux, dit-il, pour comprendre la nouvelle génération ; mais je n’y arrive pas. La nouvelle génération est décidément au-dessus de mon intelligence. »

J’écrivis à M. Playmore, au sujet de ma visite à Gleninch. La maison où s’était passée la tragédie qui avait flétri la vie de mon mari, avait à mes yeux plus d’intérêt que toutes les maisons du globe habité. La perspective de visiter Gleninch avait été pour beaucoup, il faut le dire, dans ma détermination d’aller consulter l’homme de loi d’Édimbourg. J’envoyai ma lettre à M. Playmore par un messager, et j’en reçus la plus bienveillante réponse. Si je voulais attendre l’après-midi, m’écrivit-il, il se débarrasserait de ses affaires de la journée et viendrait nous chercher dans sa voiture.

L’obstination de Benjamin, malgré son air tranquille, était capable, dans certains cas, de lutter avec la mienne. Il s’était mis dans l’esprit, lui, homme de la génération passée, qu’il n’avait rien à voir à Gleninch. Pas un mot à ce sujet ne sortit de sa bouche, jusqu’au moment où la voiture de M. Playmore s’arrêta devant la porte de l’hôtel. Alors seulement, Benjamin se rappela qu’il avait à Édimbourg un de ses vieux amis.

« Veuillez m’excuser, Valéria, me dit-il ; mon vieil ami, Saunders, m’en voudrait beaucoup si je ne dînais pas avec lui aujourd’hui. »

À part les souvenirs qui pour moi s’y rattachaient, Gleninch n’avait rien en soi qui pût intéresser un voyageur.

La campagne environnante était belle et bien cultivée, mais c’était tout. Le parc, aux yeux d’un Anglais, était sauvage et mal entretenu. La maison datait de soixante-dix à quatre-vingts ans. L’extérieur était aussi dépourvu d’ornements qu’une manufacture et aussi morne d’aspect qu’une prison. À l’intérieur, du grenier au rez-de-chaussée, la lugubre désolation d’une habitation abandonnée pesait sur l’âme. La maison était restée fermée depuis le procès. Un seul couple âgé, le mari et la femme, en avait les clés et la garde. Le mari secoua silencieusement la tête, en signe de douloureuse désapprobation, quand il nous vit pénétrer dans les appartements et que M. Playmore lui ordonna d’ouvrir les portes et les fenêtres et de laisser la lumière pénétrer dans ce sombre et désert intérieur. Le feu était cependant allumé dans la bibliothèque et dans la galerie de tableaux, pour préserver de l’humidité les toiles et les livres ; et en voyant la joyeuse flamme que projetaient ces deux foyers, on avait de la peine à ne pas s’imaginer que les hôtes de la maison filaient venir s’y réchauffer. En montant à l’étage supérieur, je vis les chambres que le Compte-rendu du procès m’avait rendues familières. J’entrai dans le petit cabinet d’étude, où je vis de vieux livres sur les tablettes, et où manquait toujours la clef égarée de la porte qui donnait entrée dans la chambre à coucher. Je regardai le lit dans lequel la malheureuse châtelaine de Gleninch avait souffert et était morte. Ce lit était resté à sa place et le sofa où la garde avait cherché quelques moments de repos, était encore au pied du lit. Le bureau en bois des Indes dans lequel le chiffon de papier, avec quelques grains d’arsenic, avait été trouvé, contenait toujours sa petite collection de curiosités. Je fis mouvoir sur son pivot la table de malade, sur laquelle Mme Eustache Macallan prenait ses repas et écrivait ses vers, la pauvre âme ! Cette chambre était sombre et triste, et l’air en était pesant et comme chargé encore de miasmes mortels. Je fus bien aise d’en sortir. Je jetai un coup d’œil, en passant, sur la chambre qu’Eustache avait occupée dans le corridor des chambres d’ami. C’était la chambre à coucher à la porte de laquelle Miserrimus Dexter avait attendu et épié. Je revoyais là le parquet de chêne qu’il avait parcouru en sautant sur ses mains, pour suivre les traces de la femme de chambre revêtue du manteau de sa maîtresse. Partout où j’allais, le fantôme de la morte ou celui de l’absent ne cessaient de me poursuivre. Partout où j’allais, l’horrible solitude de la maison me faisait entendre son effroyable voix muette qui disait : Je garde le secret du poison !… je cache le mystère de la mort !

L’oppression que j’éprouvais devint intolérable. J’aspirai à revoir le ciel pur, à respirer l’air frais du dehors. Mon compagnon s’en aperçut et me comprit.

« Venez ! me dit-il, assez de la maison… Allons faire un tour de jardin. »

Dans la calme demi-obscurité de la soirée, nous nous mîmes à parcourir les allées bordées d’arbrisseaux. En errant çà et là, nous parvînmes au jardin de la cuisine… dont une petite portion seulement était cultivée par le vieux gardien et sa femme, pendant que tout le reste n’était qu’un champ couvert de mauvaises herbes. Au delà du jardin, et séparé par une palissade en planches peu élevée, s’étendait un vaste terrain bordé de trois côtés par des arbres. Dans un coin écarté de ce terrain, mes yeux s’arrêtèrent sur quelque chose d’assez commun partout : un simple tas d’ordures. Son volume et la singulière place qu’il occupait attirèrent, je ne sais pourquoi, ma curiosité ; je m’arrêtai, et je regardai cet amas de poussière, de cendres, de débris de faïence, et de vieille ferraille. Ici, un chapeau hors d’usage, là de vieilles bottines déchirées ; et répandus, tout autour, des monticules épars de vieux papiers et de vieux chiffons.

« Qu’est-ce que vous examinez donc là ? me demanda M. Playmore.

– Tout bonnement ce tas d’ordures.

– Ah ! fit-il en riant, dans la méticuleuse Angleterre, vous feriez assurément transporter au loin tous ces débris. En Écosse, nous ne nous en inquiétons guère, pourvu que leur odeur n’arrive pas jusqu’à la maison. D’ailleurs en les épluchant, on en utilise une partie comme fumier pour le jardin. Ici, l’endroit est désert, et ils ont chance d’y rester longtemps. Toute chose, à Gleninch, y compris ce tas d’ordures, attend que la nouvelle châtelaine vienne remettre le bon ordre partout. Un de ces jours vous pouvez être reine ici… qui sait ?

– Je ne reverrai jamais Gleninch ! dis-je.

– Jamais est un bien long jour et le temps réserve à chacun de nous ses surprises. »

Nous nous éloignâmes et nous marchâmes en silence jusqu’à la porte du parc, où la voiture nous attendait.

En revenant à Édimbourg, M. Playmore dirigea la conversation sur des sujets absolument étrangers à ma visite à Gleninch. Il voyait que j’avais besoin de détendre ma pensée, et, à force de bonne humeur, il réussit à me distraire. Ce n’est que quand nous fûmes près de la ville qu’il me parla de mon retour à Londres.

« Avez-vous fixé le jour de votre départ d’Édimbourg ? me demanda-t-il.

– Nous quittons Édimbourg, dis-je, par le train de demain matin.

– Et vous ne voyez toujours pas de raison pour modifier l’opinion que vous m’avez exprimée hier ? Est-ce pour cela que vous êtes si pressée de partir ?

– J’ai bien peur que oui, monsieur Playmore. Quand je serai plus vieille, je serai plus sage. En attendant, je ne puis qu’implorer votre indulgence, si je commets une grosse bévue en persistant dans ma manière de voir. »

Il sourit doucement et me serra la main ; puis, tout d’un coup, il changea de manières et me regarda gravement.

« C’est la dernière occasion que j’ai de vous parler avant votre départ, dit-il ; puis-je le faire librement ?

– Aussi librement qu’il vous plaira, monsieur Playmore. Quoi que vous puissiez me dire, vous ne ferez qu’ajouter à ma reconnaissance pour vos bontés.

– J’ai à vous dire peu de chose, madame Eustache… et ce peu commencera par une recommandation de prudence. Vous m’avez dit hier qu’à votre dernière visite à Miserrimus Dexter, vous étiez allée seule chez lui. Ne recommencez pas l’épreuve. Prenez quelqu’un avec vous.

– Pensez-vous donc que j’aie à courir quelque danger, si j’y vais seule ?

– Non, dans le sens ordinaire de ce mot. Je pense seulement que la présence d’un ami peut être utile pour maintenir dans de justes limites la témérité de Dexter, qui est l’homme le plus impudent qui soit. Donc, je le répète, si quelque propos, méritant d’être rappelé et noté, pouvait dans la conversation sortir de sa bouche, un ami vous serait utile comme témoin. À votre place, je me ferais accompagner par un témoin qui pourrait prendre des notes. Mais je suis homme de loi, et j’ai l’habitude, en cette qualité, de faire une montagne d’un grain de sable. Laissez-moi simplement vous recommander de vous faire accompagner dans votre prochaine visite chez Dexter ; et, ajoutait-il, tenez-vous en garde contre vous-même, si l’entretien roule sur Mme Beauly.

– Me tenir en garde contre moi-même ?… Que voulez-vous dire par là ?

– Un peu de pratique m’a appris, ma chère madame Eustache, à pénétrer les petites faiblesses de la nature humaine. Vous êtes tout naturellement disposée à la jalousie envers Mme Beauly, et, conséquemment, vous n’êtes pas en pleine possession de votre excellent bon sens, quand Dexter se sert de cette dame pour vous mettre un bandeau sur les yeux… Est-ce que j’ai parlé par trop franchement ?

– Certainement non ! J’éprouve toujours quelque humiliation de me sentir jalouse de Mme Beauly. Ma vanité en souffre terriblement, quand j’y pense. Mais mon bon sens se rend à l’évidence. Je dois reconnaître que vous avez raison.

– Je suis charmé de voir que, sur un point, du moins, nous sommes d’accord, ajouta M. Playmore, non sans un grain d’ironie. Je ne désespère pas encore de vous convaincre sur un autre point, beaucoup plus sérieux, qui nous divise encore. Je vais plus loin : si vous n’y mettez pas obstacle, je compte que Dexter lui-même m’aidera. »

Qu’est-ce que cela voulait dire ? Comment Miserrimus Dexter pouvait-il l’aider en cela ou en toute autre chose ?

« Vous avez le dessein, continua-t-il, de répéter à Dexter tout ce que Lady Clarinda vous a dit sur Mme Beauly ? Et vous regardez comme probable qu’il en sera écrasé, comme vous l’avez été vous-même ? Je vais aventurer, à ce sujet, une petite prophétie. Je vous prédis que Dexter trompera votre attente. Bien loin de laisser voir aucun étonnement, il vous dira hardiment que vous avez été la dupe de récits faux, inventés à dessein, et mis en avant exprès par Mme Beauly pour dissimuler son crime. Maintenant, dites-moi… s’il essaye réellement de faire revivre ainsi vos soupçons contre cette bien innocente femme, est-ce que cela n’ébranlera pas un peu votre confiance dans votre propre opinion ?

– Cela détruira entièrement ma confiance dans ma propre opinion, monsieur Playmore.

– Très-bien ! J’espère que vous m’écrirez dans l’un ou l’autre cas, et je crois que nous nous trouverons du même avis avant la fin de la semaine. Gardez vis-à-vis de Dexter un secret absolu sur ce que je vous ai dit hier. Ne faites même pas mention de mon nom, quand vous le verrez. Pensant de lui ce que j’en pense en ce moment, j’aimerais mieux serrer la main du bourreau que la main de ce monstre. Que Dieu vous garde ! »

Tels furent les adieux de M. Playmore en me laissant à la porte de l’hôtel. Bienveillant, gai, habile… mais comme il était facilement prévenu, comme il était horriblement obstiné dans la défense de son opinion ! Et quelle opinion ! J’en frémis quand j’y pense.

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