XXXV. LA PROPHÉTIE DE M. PLAYMORE.

Le lendemain, Benjamin et moi, nous étions à Londres entre huit et neuf heures du soir. Strictement méthodique dans toutes ses habitudes, Benjamin avait télégraphié d’Édimbourg à sa ménagère de tenir le souper prêt pour dix heures, et d’envoyer au-devant de nous, à la station, le cocher qu’il employait d’ordinaire.

Quand nous arrivâmes à la villa, nous fûmes obligés d’attendre un moment, pour atteindre la porte, qu’embarrassait un poney-chaise. La voiture s’écarta lentement, menée par un homme de mine rébarbative et la pipe à la bouche. N’eût été cet homme, il m’eût semblé que le poney-chaise n’était pas nouveau à mes yeux ; mais je n’y fis pas autrement attention.

La respectable vieille bonne de Benjamin ouvrit la porte du jardin, et poussa, à la vue de son maître, une si bruyante exclamation de joie, qu’elle me fit tressaillir.

« Dieu soit béni, monsieur ! s’écria-t-elle ; je pensais que vous ne reviendriez jamais !

– Tout va bien ? » demanda Benjamin, de son ton calme et imperturbable.

La ménagère, toute tremblante, fit cette énigmatique réponse :

« Je suis sens dessus dessous, monsieur, et incapable de dire si tout va bien ou si tout va mal. Il y a quelques heures, un homme étrange est venu ici et m’a demandé… – Elle s’arrêta, tout effarée, regarda un moment son maître d’un air hagard ; puis s’adressant soudain à moi : Il m’a demandé quand vous seriez de retour, madame. Je lui ai dit ce que mon maître avait télégraphié. Et là-dessus : « Attendez un peu, a dit l’homme ; je vais revenir. » Il est revenu, au bout d’une minute au plus, portant dans ses bras quelque chose… quelque chose qui m’a glacé le sang et m’a fait trembler de la tête aux pieds. Je sais bien que j’aurais dû l’empêcher d’aller plus loin ; mais je ne pouvais pas me tenir sur mes jambes, à plus forte raison le mettre à la porte ! Il est donc entré, sans ou avec votre permission, monsieur Benjamin ; il est entré, avec la chose dans ses bras ; il l’a portée dans votre cabinet… Et cela y est resté jusqu’à présent… Et cela y est encore ! Je me suis adressée à des agents de police, mais ils n’ont pas voulu venir. Qu’est-ce que je pouvais faire alors ? Ma pauvre tête n’y était plus. Pour vous, n’entrez pas, madame, vous seriez effrayée jusqu’à en perdre la raison ; oui, vous le seriez pour sûr, madame ! »

Je persistai à entrer néanmoins. Je me rappelais à présent le poney-chaise, et je commençais à entrevoir le mystère, inintelligible à la pauvre bonne. J’entrai dans la salle à manger, où le souper était déjà servi, et, par la porte entrebâillée, je jetai un coup d’œil dans le cabinet de Benjamin.

Ce qui était là, c’était bien réellement Miserrimus Dexter. Miserrimus Dexter était là, vêtu de sa jaquette rose, et à moitié endormi dans le fauteuil de Benjamin. Aucun couvre-pied ne cachait son horrible difformité. Rien n’avait été sacrifié aux idées conventionnelles dans son costume. Je pus facilement comprendre que la pauvre vieille bonne eût tremblé de la tête aux pieds en parlant de lui.

« Valéria ! me dit tout bas Benjamin en montrant des doigts le phénomène étendu dans son fauteuil, qu’est-ce que cela ? Une idole indoue ou un être humain ? »

J’ai déjà dit que Miserrimus Dexter avait la finesse d’oreille d’un chien ; il fit voir en ce moment qu’il en avait aussi le sommeil léger. Si bas que Benjamin eût parlé, sa voix le réveilla. Il se frotta les yeux avec le sourire innocent d’un enfant qui sort d’un sommeil tranquille.

« Comment vous portez-vous, madame Valéria ? dit-il. Je m’étais un peu assoupi. Vous ne savez pas combien je suis heureux de vous revoir. Qu’est-ce que ce monsieur ? »

Il se frotta de nouveau les yeux et les fixa sur Benjamin. Ne sachant trop que faire, je présentai mon visiteur au maître de la maison.

« Pardonnez-moi de ne pas me lever, monsieur, dit Miserrimus Dexter, je ne puis me tenir debout, je n’ai pas de jambes ! Je crois m’apercevoir que j’occupe votre fauteuil. Si j’ai commis une indiscrétion, soyez assez bon pour fourrer sous moi votre parapluie et me jeter par terre ; je tomberai sur mes deux mains, et je ne vous en voudrai pas. Je me soumettrai à une culbute et à une réprimande. Mais, je vous en prie, ne m’arrachez pas le cœur en me mettant à la porte ! Cette belle dame, qui est là, se montre très-cruelle quelquefois, monsieur, quand un accès lui prend. Elle s’en est allée en voyage, au moment où j’avais le plus grand besoin d’obtenir d’elle un court entretien ; elle s’en est allée, et m’a laissé là, dans mon isolement et dans mon anxiété. Je suis un pauvre estropié, qui a un cœur chaud, et en même temps une insatiable curiosité. Une insatiable curiosité, – je ne sais si vous en avez jamais senti l’aiguillon, – est une malédiction véritable. Je l’ai maîtrisée jusqu’à ce que j’aie senti que ma cervelle allait entrer en ébullition ; alors j’ai fait venir le jardinier et je lui ai commandé de me conduire ici. Je suis bien ici !… L’air de votre cabinet me calme, la vue de Mme Valéria est un baume sur la blessure de mon cœur. Elle a quelque chose à me dire… quelque chose que je meurs d’envie d’entendre. Si elle n’est pas trop fatiguée de son voyage, et si vous voulez bien lui permettre de m’en instruire, je vous promets de me retirer aussitôt qu’elle aura fini. Cher monsieur Benjamin, vous paraissez le refuge des affligés. Je suis un affligé. Donnez-moi la main en bon chrétien, et laissez-moi ici. »

Il tendit la main à Benjamin. Ses doux yeux bleus avaient pris une expression d’humble prière. Complètement stupéfait de l’étonnante harangue qui lui avait été adressée, Benjamin mit sa main dans la main qui lui était tendue, de l’air d’un homme qui rêve.

« Portez-vous bien, monsieur, » dit-il machinalement.

Puis il tourna les yeux vers moi, comme pour savoir ce qu’il avait à faire.

« Je comprends M. Dexter, lui dis-je tout bas, laissez-moi avec lui. »

Benjamin jeta un dernier regard d’effarement sur l’objet qui occupait son fauteuil, il salua avec cette politesse instinctive qui ne l’abandonnait jamais, et, toujours de l’air d’un homme qui rêve, il se retira dans la pièce voisine.

Laissés en tête-à-tête, nous nous regardâmes, Dexter et moi, en gardant dans le premier moment le silence.

Était-ce l’effet de cette inépuisable indulgence qu’une femme tient en réserve pour celui qui avoue avoir besoin d’elle ? ou bien le souvenir de l’affreux soupçon que M. Playmore avait conçu contre Dexter, prédisposait-il pour l’instant mon cœur à un sentiment de compassion pour le malheureux ? tout ce que je sais et tout ce que je peux dire, c’est que j’eus pitié de Miserrimus Dexter. Je lui épargnai les reproches que je n’aurais pas manqué d’adresser à tout autre individu de ma connaissance qui aurait pris la liberté de s’installer ainsi, sans y être invité, dans la maison de Benjamin.

Dexter fut le premier à parler.

« Lady Clarinda a détruit votre confiance en moi ! dit-il tout d’abord, d’une voix étrange.

– Lady Clarinda n’a rien fait de pareil, répliquai-je, elle n’a pas essayé d’influencer mon opinion. J’avais réellement besoin de quitter Londres ; ne vous l’ai-je pas dit ? »

Il soupira et ferma les yeux d’un air satisfait, comme un homme délivré du poids d’une lourde inquiétude.

« Soyez bonne pour moi ! dit-il ; ne vous bornez pas à ce peu de mots. J’ai été si malheureux en votre absence ! »

Il rouvrit ses yeux, qu’il fixa sur moi avec l’expression du plus vif intérêt.

« N’êtes-vous pas trop fatiguée de votre voyage ? continua-t-il. Ah ! j’ai soif de savoir ce qui s’est passé au dîner du Major ; mais n’est-il pas bien cruel de ma part de vous le dire, quand vous n’avez pris aucun repos depuis votre arrivée ? Une seule question pour ce soir j’attendrai à demain pour le reste. Que vous a dit Lady Clarinda sur Mme Beauly ? Vous a-t-elle appris tout ce que vous désiriez savoir ?

– Tout et plus encore.

– Quoi ?… quoi ?… quoi ?… » s’écria-t-il avec une fébrile impatience.

La prévision de M. Playmore allait-elle, oui ou non, se réaliser ? Dexter persisterait-il à vouloir m’abuser, et se garderait-il de laisser voir aucun signe d’étonnement, quand je lui répéterais ce que Lady Clarinda m’avait dit de Mme Beauly ? Je résolus de faire subir à la prédiction la plus décisive des épreuves. Sans un seul mot de préface ou de préparation, j’entrai en matière aussi brusquement que possible, et je dis à Dexter :

« La personne que vous avez vue dans le corridor, ce n’était pas Mme Beauly ; c’était sa femme de chambre, portant son manteau et son chapeau. Mme Beauly n’était pas même dans la maison ; elle était restée à Édimbourg, où elle assistait à un bal masqué. Voilà ce que la femme de chambre a dit à Lady Clarinda, et voilà ce que Lady Clarinda m’a répété. »

J’avais une telle hâte de savoir si M. Playmore avait eu raison, et s’il fallait réellement soupçonner du crime ce malheureux Dexter, que je débitai ma phrase à brûle-pourpoint, tout d’un trait, et aussi rapidement que les mots purent sortir de mes lèvres.

Miserrimus Dexter démentit absolument la prédiction de M. Playmore. Il eut comme un soubresaut. Ses yeux s’ouvrirent tout grands d’étonnement.

« Répétez-moi cela ! s’écria-t-il ; je n’ai pas bien compris du premier coup. Je ne reviens pas de ma surprise ! »

J’étais plus que satisfaite de ce résultat ; c’était pour moi un vrai triomphe. Pour cette fois, j’avais réellement quelque raison d’être contente de moi. Je m’étais rangée du côté charitable et miséricordieux dans ma discussion avec M. Playmore, et je m’en trouvais récompensée. Je pouvais rester dans la même chambre que Miserrimus Dexter, avec la pleine et calme assurance que je ne respirais pas le même air qu’un empoisonneur. Ma visite à Édimbourg n’avait donc pas été perdue.

En répétant à Dexter, conformément à son désir, ce que je lui avais déjà dit, je pris soin d’ajouter les détails qui donnaient au récit de Lady Clarinda la consistance et la certitude. Dexter m’écouta d’un bout à l’autre avec une attention qui lui permettait à peine de respirer… répétant çà et là les mots qu’il venait d’entendre, comme pour les imprimer plus sûrement, et plus profondément dans sa mémoire.

« Qu’y a-t-il à dire ?… Qu’y a-t-il à faire ?… demanda-t-il avec un regard de découragement. Je ne puis me refuser à croire cela. Si singulier que cela soit, du commencement à la fin, cela semble absolument vrai. »

Qu’aurait pensé M. Playmore, s’il avait entendu ces mots ? Je lui rendais la justice de croire qu’il se serait senti honteux de lui-même, au fond de son cœur.

« Il n’y a rien autre chose à dire, répliquai-je, sinon que Mme Beauly est innocente, et que vous et moi nous avons été bien injustes envers elle. N’êtes-vous pas de mon avis ?

– Je suis entièrement de votre avis, me répondit Dexter, sans un instant d’hésitation. Mme Beauly est innocente. La défense, devant la Cour, était après tout, dans le vrai ! »

Puis il croisa les bras avec complaisance, de l’air d’un homme parfaitement satisfait de n’avoir plus à se préoccuper de cette affaire.

Je n’étais pas du tout, moi, de son avis. À ma grande surprise, c’est moi qui étais maintenant la moins raisonnable des deux.

Miserrimus Dexter m’en accordait plus long que je ne lui en avais demandé : il ne se contentait pas de démentir la prédiction de M. Playmore… il dépassait du tout au tout ma pensée. Je pouvais admettre l’innocence de Mme Beauly ; mais je n’allais pas plus loin : Si la défense devant la Cour avait été, comme il le disait, dans le vrai… alors adieu à mon espérance de faire reconnaître l’innocence de mon mari ! et je tenais à cette espérance comme à mon amour et à ma vie !

« Parlez pour vous ! m’écriai-je. Mon opinion sur la défense ne saurait varier. »

Dexter tressaillit et fronça ses sourcils, comme si je l’avais désorienté et mécontenté.

« Voulez-vous dire par là que vous êtes résolue à poursuivre votre projet ?

– Assurément ! »

Il se mit si fort en colère qu’il en oublia sa politesse accoutumée.

« Mais c’est absurde !… c’est impossible !… s’écria-t-il avec un geste méprisant. Vous venez de déclarer vous-même, qu’en soupçonnant Mme Beauly, nous avions fait injure à une femme innocente. Est-il quelqu’un autre que nous puissions soupçonner ? Il est ridicule de poser seulement cette question ! Il n’y a pas d’autre alternative que d’accepter les faits tels qu’ils sont, sans agiter plus longtemps ce problème de l’empoisonnement de Gleninch. C’est un enfantillage de discuter des conclusions aussi claires. Renoncez-y !… Renoncez-y !…

– Vous pouvez vous mettre en fureur contre moi tant qu’il vous plaira, monsieur Dexter ; ni votre colère, ni vos arguments ne parviendront à me convaincre. »

Il se maîtrisa par un violent effort sur lui-même, et, retrouva son calme et sa politesse.

« Fort bien ! dit-il ; permettez-moi de m’absorber un moment dans mes pensées. J’ai à faire quelque chose que je n’ai pas fait jusqu’ici.

– Qu’est-ce que cela peut-être, monsieur Dexter ?

– Je vais me mettre dans la peau de Mme Beauly, et penser avec l’esprit de Mme Beauly. Laissez-moi, s’il vous plaît, me recueillir une minute. »

Que voulait-il dire ? Quelle nouvelle métamorphose allait-il faire passer devant mes yeux ? Quel jeu de patience que cet être de pièces et de morceaux ! Il paraissait maintenant absorbé dans une méditation profonde, et, l’instant d’avant, il avait stupéfié Benjamin par les non-sens de son babil enfantin. On a dit, et avec raison, que, dans tout caractère d’homme, il y a plusieurs côtés à examiner. Les divers côtés du caractère de Dexter se succédaient si nombreux et si rapides devant-moi que je n’en étais même plus à pouvoir les compter.

Dexter leva la tête et fixa sur moi un regard pénétrant.

« Je viens, dit-il, de quitter la peau de Mme Beauly, et j’en rapporte ce résultat : nous sommes, vous et moi, deux téméraires, et nous avons été un peu trop prompts vraiment à tirer nos conclusions. »

Il s’arrêta. Je gardai le silence. Était-ce un doute qui commençait à s’élever dans mon esprit sur son compte ? J’attendis et j’écoutai.

« Je crois pleinement, continua-t-il, à la vérité de ce que vous a dit Lady Clarinda. Seulement, je vois, en y réfléchissant, que son récit admet deux interprétations : l’une, à la surface, l’autre, au fond. Je regarde sous la surface, dans votre intérêt, et il me paraît possible que Mme Beauly ait été assez rusée pour aller au-devant du soupçon et se préparer un alibi. »

J’ai honte d’avouer que je ne compris pas le sens de ce mot : alibi. Dexter s’aperçut que je ne suivais plus son raisonnement et s’expliqua plus clairement.

« La femme de chambre, dit-il, a-t-elle été la complice passive de sa maîtresse, ou a-t-elle été la main dont s’est servie sa maîtresse ? allait-elle administrer la première dose de poison, au moment où elle a traversé devant moi le Corridor ? Madame Beauly a-t-elle passé la nuit à Édimbourg… pour avoir sa défense prête dans le cas où le soupçon tomberait sur elle ? »

Le doute vague que je venais de concevoir prenait un corps quand j’entendais Dexter parler ainsi. L’avais-je absous un peu trop tôt de tout soupçon ? Tentait-il indirectement de faire renaître ma défiance contre Mme Beauly, ainsi que l’avait prédit M. Playmore ? Cette fois, je fus obligée de lui répondre. En le faisant, j’employai inconsciemment une des phrases dont l’homme de loi s’était servi devant moi, lors de ma première entrevue avec lui.

« Voilà, dis-je, qui me paraît tiré de loin, monsieur Dexter ! »

Je fus satisfaite de voir qu’il ne tenta pas un instant de défendre avec moi que c’était tiré de loin.

« Quand je dis, ajouta-t-il, que cela est possible, je dépasse peut-être ma propre pensée. N’en parlons plus ! »

Et tout de suite il reprit :

« Cependant, que comptez-vous faire ? Si Madame Beauly n’est pas l’empoisonneuse, qui donc a commis le crime ? Elle est innocente ; Eustache est innocent ; est-il une troisième personne que vous puissiez soupçonner ? Est-ce moi, voyons, qui l’aurais empoisonnée ? s’écria-t-il ; ses yeux lançaient des éclairs, et sa voix s’élevait à son plus haut diapason. Pouvez-vous… quelqu’un peut-il me soupçonner ?… Je l’aimais, je l’adorais !… je n’ai plus été le même homme depuis qu’elle est morte ! Écoutez ! je vais vous confier un secret, mais ne le répétez pas à votre mari, vous détruiriez peut-être du coup notre mutuelle amitié. Je l’aurais épousée, avant qu’elle connût Eustache si elle avait voulu accepter ma main. Quand les docteurs sont venus me dire qu’elle avait été empoisonnée… demandez au Docteur Jérôme ce que j’ai souffert ! Pendant toute cette horrible nuit, je suis resté là, épiant le moment d’arriver jusqu’à elle. Dès que ce fut possible, je suis entré dans sa chambre, et j’ai dit le dernier adieu à l’ange que j’aimais. J’ai sangloté sur elle. J’ai posé mes lèvres sur son front pour la première et la dernière fois. J’ai coupé une petite mèche de ses cheveux. Je la porte sur moi depuis ce temps. Je la couvre de baisers la nuit et le jour. Oh ! Dieu ! je revois sa chambre !… je revois son visage… Regardez !… regardez !… regardez !… »

Dexter tira de sa poitrine un petit médaillon attaché à un ruban qui entourait son cou. Il me le jeta, et fondit en larmes.

Un homme à ma place, aurait su ce qu’il avait à faire ; je n’étais qu’une femme, et je me laissai aller à la compassion qui emplissait mon cœur.

Je me levai et traversai la chambre pour aller jusqu’à Dexter. Je lui rendis son médaillon, et, d’un geste inconscient, je posai ma main sur l’épaule du pauvre affligé.

« Je suis incapable de vous soupçonner, monsieur Dexter, dis-je avec douceur. Une telle idée n’est jamais entrée dans mon esprit. Je vous plains !… je vous plains du fond de mon cœur ! »

Sur ces paroles bien simples, il s’opéra dans cet être bizarre la transformation la plus brusque et la plus inattendue à laquelle il m’eût fait encore assister. D’un mouvement que je ne pus ni prévoir, ni arrêter, le malheureux saisit ma main dans les siennes, et la couvrit d’ardents baisers. Stupéfaite, je jetai une exclamation d’horreur.

« Au secours ! » criai-je.

La porte s’ouvrit, Benjamin parut sur la porte. Dexter abandonna ma main.

Je courus à Benjamin pour l’empêcher d’entrer. Depuis que je connaissais le vieux serviteur de mon père, je ne l’avais jamais vu dans une colère semblable. Il était pâle… lui, le vieil homme si patient et si doux… il était pâle de fureur. Je n’eus pas trop de toute ma force pour le retenir sur le seuil.

« Vous ne pouvez porter la main sur un estropié ! lui dis-je. Envoyez chercher l’homme qui est dehors et qu’il l’emporte d’ici. »

Je fis sortir Benjamin de la bibliothèque, et je fermai la porte sur lui et sur moi. La bonne était dans la salle à manger. Je l’envoyai appeler le cocher de la voiture.

Quand il arriva, Benjamin ouvrit la porte de son cabinet, et s’y tint, sévère et sans dire un mot. C’était peut-être indigne de moi… mais je ne pus m’empêcher de jeter un coup d’œil dans l’intérieur.

Miserrimus Dexter était enfoncé dans le fauteuil. Le cocher enleva son maître avec des précautions qui me surprirent.

« Cachez-moi la figure, » lui dit Dexter, d’une voix brisée.

Le cocher ouvrit son grossier paletot de drap pilote et en couvrit la tête de Dexter. Puis il sortit en silence, emportant cette créature difforme dans ses bras, comme une mère emporte son enfant.

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