« Voyons, ma chère dame, quoi que vous ayez à me dire, hâtez-vous. Je ne veux pas, vous presser inutilement, mais c'est l'heure de mes affaires et je n'ai pas à m'occuper que des vôtres. »
C'est en ces termes que M. Troy s'adressait, avec sa bonhomie habituelle, à la femme de Ferraris, tout en jetant un coup d'œil sur sa montre, qu'il posa devant lui ; ensuite il s'accouda pour écouter ce que sa cliente pouvait avoir à lui dire.
« C'est encore quelque chose sur la lettre qui contenait le billet de banque de mille livres, commença Mme Ferraris, j'ai découvert qui me l'a envoyée.»
M. Troy fit un mouvement.
« Voici du nouveau ! Et qui vous a envoyé la lettre ?
– Lord Montbarry, monsieur. »
Il n'était pas facile de causer de la surprise à M. Troy, mais les paroles de Mme Ferraris l'avaient absolument stupéfait. Pendant un instant il la regarda tout étonné sans dire un mot.
« Pas possible ! reprit-il dès qu'il fut revenu de son premier étonnement. Vous vous trompez, cela ne peut pas être !
– Il n'y a pas d'erreur possible, reprit Mme Ferraris avec son air affirmatif. Deux messieurs du bureau d'assurances sont venus me voir ce matin pour me demander la lettre. Ils ont été fort étonnés surtout quand ils ont vu le billet de banque. Mais ils savent qui l'a envoyé. À la demande de milord, son médecin l'a mise à la poste à Venise. Allez vous-même chez ces messieurs si vous ne voulez pas me croire, monsieur. Ils ont bien voulu me demander si je savais pourquoi lord Montbarry m'écrivait et m'envoyait de l'argent. Je leur ai donné mon opinion immédiatement. J'ai dit que c'était un effet de sa bonté habituelle.
– De sa bonté habituelle ! répéta M. Troy tout à fait étonné.
– Oui, monsieur ! Lord Montbarry m'a connue, ainsi que tous les autres membres de sa famille, quand j'étais à l'école, dans ses terres, en Irlande. S'il avait pu, il aurait protégé mon pauvre cher mari. Mais que pouvait-il entre milady et le baron ? La seule chose qu'il ait pu faire, en vrai gentilhomme qu'il était, a été d'assurer ma vie après le décès de mon mari.
– Jolie explication ! s'écria M. Troy. Qu'en ont pensé vos visiteurs du bureau d'assurances ?
– Ils m'ont demandé si j'avais quelque preuve de la mort de mon mari.
– Et qu'avez-vous dit ?
– J'ai répondu : “Mais j'ai mieux qu'une preuve, messieurs, j'ai une opinion positive à vous donner.”
– Et ils se sont déclarés satisfaits, bien entendu ?
– Ils ne l'ont pas dit précisément, monsieur. Mais ils se sont regardés et m'ont souhaité le bonjour.
– Eh bien, madame Ferraris, à moins que vous n'ayez encore quelque autre nouvelle extraordinaire à m'apprendre, j'espère bien que je vais vous souhaite, moi aussi, le bonjour. Je prends note du renseignement, fort curieux d'ailleurs, que vous me donnez ; mais en l'absence de toute preuve, je ne puis rien faire de plus.
– Si c'est une preuve que vous voulez, monsieur, et pas autre chose, reprit Mme Ferraris en se drapant dans sa dignité, je puis vous la procurer ; mais avant, je veux savoir si la loi me permet de faire ce que bon me semble. Vous avez pu voir, par les nouvelles du monde, dans les journaux, que lady Montbarry est descendue à Londres, à l'hôtel Newsbury. Je me propose d'aller la voir.
– Ne vous en avisez pas ! Mais, au fait, pourquoi voulez-vous la voir ? »
Mme Ferraris répondit avec un air de mystère :
« Je veux la faire tomber dans un piège ! Je ne lui ferai pas annoncer mon nom. Je dirai que je viens pour affaires, et voici les premiers mots que je prononcerai : « Je viens, milady, vous accuser réception de l'argent envoyé à la veuve de Ferraris. » Ah ! Vous pouvez être étonné, monsieur Troy. Cela vous surprend, n'est-ce pas ? Calmez-vous ; la preuve que tout le monde réclame, je la découvrirai sur son visage coupable. Qu'elle change seulement de couleur, que ses yeux se baissent une demi-seconde, et je lui arracherai son masque ! La seule chose que je veuille savoir est celle-ci : la loi me le permet-elle ?
– La loi ne vous le défend pas, répondit gravement M. Troy ; mais que lady Montbarry vous laisse faire, c'est une tout autre question. Voyons, madame Ferraris, avez-vous réellement assez de courage pour mener à bonne fin une aussi difficile entreprise ? Miss Lockwood m'a dit que vous étiez très timide et assez nerveuse, et, si j'en crois ce que j'ai vu par moi-même, miss Lockwood ne s'est pas trompée.
– Si vous aviez vécu à la campagne, monsieur, au lieu de vivre à Londres, vous auriez vu quelquefois un mouton se jeter sur le chien du troupeau. Je suis loin de dire que je suis brave, au contraire. Mais quand je serai en présence de cette misérable, et que je penserai à mon pauvre mari assassiné, celle de nous deux qui aura peur ce ne sera pas moi. J'y vais de ce pas, monsieur, et vous verrez comment tout cela finira. Je vous souhaite le bonjour. »
Après cette déclaration de bravoure, la femme du courrier rajusta son manteau et sortit.
Un sourire se dessina sur les lèvres de M. Troy, non pas railleur, mais plein d'une sorte de compassion.
« Cette pauvre innocente ! se dit-il. Si la moitié de ce que l'on dit de lady Montbarry est vrai, Mme Ferraris et son piège vont avoir un triste sort. Je me demande comment tout cela va finir. »
Et malgré toute son expérience, M. Troy ne put découvrir comment cela finirait.
Cependant Mme Ferraris mettait son idée à exécution. Elle allait tout droit à l'hôtel Newsbury.
Lady Montbarry était chez elle, et seule. Mais on hésita à la déranger quand la visiteuse eut refusé de donner son nom. La nouvelle femme de chambre de milady traversa justement le vestibule de l'hôtel pendant la discussion. C'était une Française, on l'appela : elle trancha aussitôt la question avec un air déluré qu'ont toutes ses compatriotes et avec intelligence, à son avis du moins :
« Madame semble très bien, dit-elle ; madame peut avoir des raisons pour ne pas donner son nom, des raisons que milady peut approuver. En tout cas, n'ayant pas d'ordres m'interdisant de recevoir, madame s'expliquera avec milady. Que madame soit assez bonne pour me suivre. »
Malgré la résolution qu'elle avait prise, le cœur de Mme Ferraris battait à tout rompre, quand la femme de chambre qui la précédait la fit entrer dans l'antichambre et frappa à une des portes qui s'y ouvraient. Mais il est à remarquer que les personnes du tempérament le plus timide et le plus nerveux sont, en général, mieux que toutes autres, capables de cacher leur faiblesse et d'accomplir des actes de courage touchant presque à la témérité.
Une voix grave partant de la chambre cria :
« Entrez ! »
La domestique ouvrit la porte et annonça :
« Une dame qui demande à vous parler pour affaires, milady. »
Puis elle se retira immédiatement. Au même instant, la timide petite Mme Ferraris comprima les battements de son cœur, elle passa le pas de la porte, les mains crispées, les lèvres sèches, la tête brûlante, et se trouva en présence de la veuve de lord Montbarry ; toutes deux étaient parfaitement calmes en apparence.
Il était encore de bonne heure, mais le jour pénétrait à peine dans la chambre. Les stores étaient baissés, lady Montbarry était assise le dos tourné à la fenêtre, comme si la lumière, même tamisée, lui eût fait mal. Elle était bien changée depuis le jour mémorable où le docteur Wybrow l'avait reçue dans son cabinet de consultation. Sa beauté avait disparu, elle n'avait plus, comme le remarqua Mme Ferraris, que la peau sur les os ; cependant le contraste entre son teint sépulcral et ses yeux noirs d'un brillant métallique, encore relevé par l'éclatante blancheur de son bonnet de veuve, existait encore.
Accroupie comme une panthère sur un petit canapé, elle regarda tout d'abord l'étrangère qui entrait chez elle avec une certaine curiosité, puis elle laissa retomber ses yeux sur l'écran qu'elle tenait à la main pour garantir son visage du feu.
« Je ne vous connais pas, dit-elle ; que me voulez-vous ? »
Mme Ferraris essaya de répondre. Son éclair de courage n'existait déjà plus. Ces paroles pleines de bravoure qu'elle était résolue à dire étaient encore vivantes dans son esprit, mais elles moururent sur ses lèvres.
Il y eut un moment de silence. Lady Montbarry regarda encore une fois l'étrangère toujours muette.
« Êtes-vous sourde ? » demanda-t-elle.
Il y eut un nouveau silence. Lady Montbarry reporta tranquillement son regard sur son écran et fit une dernière question :
« Est-ce de l'argent que vous voulez ?
– De l'argent ! »
Ce seul mot redonna tout son courage à la femme du courrier. Elle retrouva sa voix.
« Regardez-moi bien, milady ! » s'écria-t-elle.
Lady Montbarry se retourna pour la troisième fois. Les paroles qu'elle s'était promis de dire sortirent des lèvres de Mme Ferraris.
« Je viens, milady, vous accuser réception de l'argent envoyé à la veuve de Ferraris. »
Les yeux noirs et toujours brillants de lady Montbarry se reposèrent avec étonnement sur la femme qui venait de lui parler ainsi. Rien ne vint troubler la placidité de son visage, pas la moindre expression de confusion ou de crainte, pas le moindre signe momentané d'étonnement. Elle se mit à fixer de nouveau l'écran, qu'elle tenait toujours aussi tranquillement que si on ne lui eût rien dit. L'épreuve avait donc été tentée et elle avait entièrement échoué.
Il y eut encore un silence. Lady Montbarry semblait réfléchir. Ce sourire, qui ne faisait que paraître et disparaître, ce sourire à la fois triste et cruel se dessina sur ses lèvres minces. De son écran, elle désigna un siège placé de l'autre côté de la chambre.
« Prenez la peine de vous asseoir, » dit-elle.
Impuissante maintenant qu'elle se sentait battue sur son propre terrain, ne sachant plus que dire et que faire, Mme Ferraris obéit machinalement. Lady Montbarry, pour la première fois, se souleva un peu du canapé et se mit à l'observer avec un regard scrutateur, pendant qu'elle traversait la chambre, puis elle reprit sa position primitive.
« Non, se dit-elle à elle-même, la femme marche droite, elle n'est pas ivre, elle est peut-être folle. »
Elle avait parlé assez haut pour être entendue. Piquée par cette insulte, Mme Ferraris répondit aussitôt :
« Je ne suis ni plus ivre ni plus folle que vous !
– Vraiment ? reprit lady Montbarry. Alors vous êtes une insolente ? J'ai remarqué, en effet, que le peuple anglais est assez mal appris ; nous autres étrangers, nous nous en apercevons facilement dans les rues. Je ne peux pas vous suivre sur ce terrain. Je ne saurais que vous dire. Ma femme de chambre est une maladroite de vous avoir laissée entrer aussi facilement chez moi. Votre petit air innocent l'aura trompée sans doute. Je me demande qui vous êtes ? Vous me nommez un courrier qui nous a quittés d'une manière fort inconvenante. Était-il marié ? Êtes-vous sa femme ? Savez-vous où il est ? »
L'indignation de Mme Ferraris éclata aussitôt. Elle s'approcha du canapé ; dans sa rage elle n'avait plus peur de rien.
« Je suis sa veuve, et vous le savez bien, méchante femme que vous êtes ! Ah ! ce fut une heure maudite que celle où miss Lockwood recommanda mon mari comme courrier au lord !… »
Avant qu'elle eût pu ajouter une autre parole, lady Montbarry sauta du canapé avec l'agilité d'une chatte, la saisit par les épaules et la secoua avec la force et la frénésie d'une folle.
« Vous mentez ! Vous mentez ! Vous mentez ! »
Elle la lâcha enfin et leva ses mains au ciel avec un geste de désespoir sauvage.
« Mon Dieu ! Est-ce possible ? s'écria-t-elle, se peut-il que le courrier soit entré chez nous grâce à cette femme. »
Elle revint soudain sur Mme Ferraris, et l'arrêta au moment où elle allait sortir de la chambre.
« Restez ici, misérable ! Restez ici, et répondez-moi ! Si vous criez : aussi vrai que le ciel est au-dessus de nos têtes, je vous étrangle de mes propres mains. Asseyez-vous et n'ayez pas peur. Imbécile ! C'est moi qui ai peur, tellement peur que j'en perds l'esprit. Avouez que vous avez menti quand vous avez prononcé le nom de miss Lockwood ! Non ! Je ne croirais même pas vos serments ; je ne croirai personne, miss Lockwood exceptée. Où demeure-t-elle ? Dites-le-moi, misérable petit insecte, vous pourrez partir ensuite. »
Toute tremblante, Mme Ferraris hésitait. Lady Montbarry la menaça du geste, avec sa longue main maigre d'un blanc jaune, recourbée comme les serres d'un oiseau de proie. Mme Ferraris recula et finit par donner l'adresse. Lady Montbarry lui montra la porte avec mépris. Puis changeant d'idée :
« Non ! Pas encore ! Vous diriez à miss Lockwood ce qui est arrivé, elle pourrait refuser de me recevoir. Je vais y aller immédiatement ; vous viendrez avec moi jusqu'à la porte, pas plus loin. Asseyez-vous, je vais sonner ma femme de chambre. Tournez vous du côté de la porte, que votre vilaine figure ne me voie pas. »
Elle sonna. La servante apparut.
« Mon manteau, mon chapeau, et vite ! »
Elle apporta le manteau et le chapeau qui étaient dans la chambre à coucher.
« Une voiture à la porte, et tâchez que je n'attende pas ! »
La femme de chambre sortit. Lady Montbarry se regardait dans la glace ; elle se retourna encore une fois vers Mme Ferraris avec sa vivacité féline.
« J'ai déjà l'air à moitié morte, n'est-ce pas ? dit-elle avec un sourire ironique. Donnez-moi votre bras. »
Elle prit le bras de Mme Ferraris, et quitta la chambre.
« Vous n'avez rien à craindre tant que vous m'obéirez, lui dit-elle en descendant l'escalier. Vous me quitterez à la porte de miss Lockwood et vous ne me reverrez jamais. »
Dans l'antichambre, elles rencontrèrent la propriétaire de l'hôtel. Lady Montbarry lui présenta gracieusement sa compagne :
« Ma bonne amie, madame Ferraris ; je suis bien heureuse de la revoir ! »
La propriétaire les accompagna toutes deux jusqu'à la porte. La voiture attendait.
« Montez la première, ma chère madame Ferraris, dit milady ; et dites au cocher où il doit aller. »
La voiture se mit en marche. L'humeur changeante de lady Montbarry changea encore. Avec une sorte de râle de désespoir, elle se jeta dans le fond du cab. Perdue dans ses tristes réflexions, s'occupant aussi peu de la femme qu'elle avait pliée à sa volonté dé fer, que si elle n'eût pas été là, elle garda un silence glacial, jusqu'à la maison de miss Lockwood. En un instant, elle se réveilla de son apathie : elle ouvrit la portière de la voiture et la referma sur Mme Ferraris, avant que le cocher eût sauté à bas de son siège.
« Conduisez madame à un mille d'ici, chez elle, lui dit-elle en lui tendant le prix de sa course. »
Un instant après elle avait frappé à la porte de la maison.
Elle entra ; la porte se referma sur elle.
« Où faut-il aller, madame ? » demanda le cocher.
Mme Ferraris porta la main à son front, essayant de rassembler ses idées. Pouvait-elle laisser ainsi seule, sans défense, son amie, sa bienfaitrice, à la merci de lady Montbarry ? Elle se demandait encore ce qu'elle allait faire, quand un homme s'arrêta à son tour à la porte de miss Lockwood ; se retournant par hasard, il vit Mme Ferraris à la portière de la voiture :
« Venez-vous aussi chez miss Agnès ? » demanda-t-il.
C'était Henry Westwick. À sa vue, elle joignit les mains en signe de joie.
« Entrez, monsieur ! cria-t-elle ; entrez tout de suite. Cette abominable femme est avec miss Agnès. Allez et protégez-la !
– Quelle femme ? » demanda Henry.
La réponse le frappa littéralement de stupeur. Quand il entendit prononcer le nom détesté de lady Montbarry, il fixa Mme Ferraris avec un regard plein d'étonnement et d'indignation.
« J'y vais ! » fut tout ce qu'il put dire.
Il frappa à la porte de la maison et entra à son tour.