Les chambres réservées au premier pour les voyageurs étaient au nombre de trois : deux chambres à coucher donnaient l'une dans l'autre et communiquaient à gauche à un salon. Jusque-là, tout était fort bien ; mais il n'en était pas de même pour la troisième chambre à coucher qu'Agnès devait habiter avec la fille aînée de lord Montbarry, qui ne la quittait jamais en voyage. La chambre située à droite du salon était occupée par une dame anglaise, veuve ; toutes les autres pièces du premier étage étaient également louées. Il n'y avait d'autre moyen que de loger Agnès au second. Lady Montbarry se plaignit en vain de cette séparation ; la femme de confiance répondit qu'il lui était impossible de demander à un des voyageurs déjà installés de céder sa place ; elle ne pouvait qu'exprimer son regret qu'il en fût ainsi et assurer à miss Lockwood que sa chambre du deuxième était une des meilleures de l'hôtel.
Quand la femme se fut retirée, Lady Montbarry remarqua Agnès assise à l'écart et semblant ne prendre aucun intérêt à la question, qui la touchait cependant directement.
Était-elle malade ?
Non. Elle se sentait seulement un peu fatiguée et énervée par ce long voyage, en chemin de fer.
Lord Montbarry lui proposa de sortir un peu avec lui pour voir si une demi-heure de promenade à l'air frais du soir ne la remettrait pas.
Agnès accepta avec plaisir.
Ils se dirigèrent vers la place Saint-Marc, afin de jouir de la brise venant des lagunes.
C'était la première fois qu'Agnès venait à Venise. La fascination qu'exerce sur tout le monde la « Ville des Eaux » fit une grande impression sur cette nature sensitive. Il y avait longtemps qu'une demi-heure s'était écoulée, il y avait près d'une heure, quand lord Montbarry put convaincre sa compagne qu'il fallait enfin rentrer pour le dîner, qui depuis longtemps les attendait.
En revenant, près de la colonnade, aucun d'eux ne remarqua une dame en grand deuil qui semblait flâner sur la place.
Cette dame tressaillit en reconnaissant Agnès accompagnée du nouveau lord Montbarry et, après un moment d'hésitation, elle se décida à les suivre à une certaine distance jusqu'à l'hôtel.
Lady Montbarry reçut Agnès fort gaiement, à cause de ce qui s'était passé en son absence.
Il n'y avait pas dix minutes qu'elle était sortie, que la femme de confiance apportait à Lady Montbarry un petit billet écrit au crayon. C'était de la dame veuve qui occupait la chambre située de l'autre côté du salon, chambre qu'on avait espéré faire avoir à Agnès. Mme James, c'était le nom de la dame, disait qu'elle avait appris le désir de Lady Montbarry, et que vivant seule, pourvu que sa chambre soit confortable et aérée, il lui importait peu d'être au premier ou au second étage ; elle offrait donc, avec le plus grand plaisir, de changer avec miss Lockwood. On avait déjà enlevé ses bagages, miss Lockwood pouvait emménager immédiatement dans la chambre n° 13 bis, qui était à son entière disposition.
« Je voulais voir aussitôt Mme James, continua lady Montbarry, pour la remercier personnellement de son extrême obligeance, mais on m'a affirmé qu'elle était sortie sans faire connaître l'heure à laquelle elle rentrerait ; je lui ai écrit un mot de remerciement, pour lui dire que nous espérions bien demain pouvoir remercier de vive voix Mme James de sa gracieuseté. En outre, j'ai fait descendre vos malles : tout est prêt ; allez voir, ma chère, et jugez par vous-même si cette charmante dame ne vous a pas cédé la plus jolie chambre de la maison ! »
Lady Montbarry quitta aussitôt Agnès pour lui laisser faire un peu de toilette pour le dîner.
La nouvelle chambre plut beaucoup à Agnès. Deux grandes fenêtres donnant sur un balcon avaient une vue merveilleuse sur le canal. Les murs et le plafond étaient décorés de fort bonnes copies de Raphaël. Une grande armoire massive très belle aurait pu abriter de la poussière deux fois plus de robes que n'en avait Agnès ; dans une encoignure de la chambre, à la tête du lit se trouvait un cabinet de toilette qui donnait par une seconde porte sur l'escalier de service de l'hôtel.
Après avoir examiné tout cela d'un coup d'œil, Agnès s'habilla aussi vite que possible. Au moment où elle allait entrer au salon, une femme de chambre lui demanda sa clef.
« Je vais arranger votre chambre pour cette nuit, madame, lui dit la fille, je vous rapporterai la clef au salon. »
Pendant que la femme de chambre faisait son ouvrage, une dame seule se promenait dans le couloir du second étage ; tout à coup elle se pencha par-dessus la rampe.
Au bout d'un moment, la servante apparut : elle sortait du cabinet de toilette par l'escalier de service un seau à la main. Dès qu'elle fut descendue, la dame qui était au deuxième, – est-il nécessaire de dire que c'était la comtesse ? – se précipita en bas de l'escalier, entra dans la chambre par la porte principale et se cacha derrière les rideaux du lit. La femme de chambre revint, se dépêcha de terminer son ouvrage, ferma à double tour la porte du cabinet de toilette, ainsi que la porte d'entrée et alla au salon rendre la clef à Agnès.
La famille était en train de dîner ; tout à coup un des enfants fit remarquer qu'Agnès n'avait pas sa montre. Dans sa hâte de changer de toilette, l'avait-elle laissée dans la chambre à coucher. Agnès quitta aussitôt la table pour aller chercher sa montre. Au moment où elle se leva, lady Montbarry lui dit de bien fermer sa porte au cas où il y aurait des voleurs dans la maison. Comme elle le supposait, Agnès trouva, sa montre sur sa table de toilette. Avant de s'en aller, suivant le conseil de lady Montbarry, elle fit jouer la clef qui se trouvait dans la serrure de la porte du cabinet de toilette, et s'assura que tout était bien fermé. Elle sortit et donna un double tour à la porte d'entrée derrière elle.
Dès qu'elle eut disparu, la comtesse, qui étouffait dans sa cachette, alla écouter à la porte, jusqu'à ce que le silence fût complètement rétabli. Ensuite, elle passa par le cabinet de toilette, dont elle tira la porte sur elle-même. De l'intérieur, on l'aurait crue fermée aussi bien que quand Agnès avait fait jouer le pêne dans la serrure.
Pendant que la famille Montbarry dînait, Henry Westwick arriva de Milan.
Quand il entra dans la salle à manger et qu'il s'avança pour lui tendre la main, Agnès sentit une bouffée de plaisir lui monter au visage. Henry était aussi heureux qu'elle de la revoir.
Pendant un instant seulement, elle lui rendit son regard ; ce fut un éclair, mais un éclair d'espérance.
Elle vit son visage s'épanouir et eut presque regret de l'encouragement involontaire qu'elle venait de lui donner. Aussitôt elle se réfugia dans une phrase de bienvenue banale et lui demanda comment se portaient les parents qu'il avait laissés à Milan.
Henry prit place à table et fit une peinture amusante des difficultés que son frère avait avec la danseuse et le directeur peu délicat d'un théâtre de Paris. Les choses en étaient, parait-il, arrivées à un tel point qu'on avait été obligé de faire appel à la justice, qui avait tranché le différend en faveur de Francis.
Aussitôt son procès gagné, le directeur anglais avait quitté Milan pour se rendre, toujours accompagné par sa sœur, à Londres où les affaires de son théâtre l'appelaient. Décidée à ne plus jamais passer le seuil de l'hôtel vénitien où elle avait passé deux mauvaises nuits, Madame Narbury se faisait excuser de ne point assister au festin de famille, sous prétexte de maladie. À son âge, les voyages la fatiguaient, et elle était fort heureuse de rentrer en Angleterre avec son frère.
Tout en causant, la soirée s'avançait et il fallut songer à coucher les enfants.
Au moment où Agnès se levait pour quitter la table avec l'aînée des filles, elle vit avec surprise l'attitude d'Henry changer soudain. Il avait l'air sérieux et préoccupé, et quand sa nièce s'approcha pour lui souhaiter le bonsoir, il lui dit tout à coup :
« Marianne, dites-moi où vous allez coucher. »
Marianne, tout étonnée, répondit qu'elle allait comme d'habitude coucher avec tante Agnès.
Peu satisfait de cette réponse, Henry demanda si la chambre qu'elles avaient était près de celles de leurs compagnons de voyage.
À la place de l'enfant, et tout en se demandant pourquoi Henry faisait toutes ces questions, Agnès raconta le service que lui avait rendu Mme James.
« Grâce au sacrifice que m'a fait cette dame, dit-elle Marianne et moi nous sommes de l'autre côté du salon. »
Henry ne répondit rien ; mais en ouvrant la porte pour laisser passer Agnès, il avait l'air de mauvaise humeur ; il attendit dans le corridor jusqu'à ce qu'il les ait vues entrer dans la chambre fatale, puis aussitôt il appela son frère :
« Venez, Stephen, allons fumer un peu. »
Dès que les deux frères furent seuls, Henry expliqua le motif qui l'avait poussé à se renseigner sur la position des chambres à coucher. Francis lui avait dit qu'il avait rencontré la comtesse à Venise, et lui avait répété tout ce qui s'était passé entre eux : Henry raconta textuellement ce qu'il savait.
« L'idée qu'a eue cette femme de céder sa chambre ne me semble pas claire. Sans inquiéter ces dames en leur disant ce que je viens de vous apprendre, ne pouvez-vous pas prévenir Agnès de fermer soigneusement sa porte. »
Lord Montbarry répondit que sa femme avait déjà fait cette recommandation à miss Lockwood et qu'on pouvait être certain qu'elle prendrait toutes les précautions possibles pour elle et pour sa petite compagne de lit. Quant au reste, il regarda l'histoire de la comtesse et ses superstitions comme un sujet de pièce assez gaie, mais ne valant pas une minute d'attention sérieuse.
Pendant que les deux hommes avaient quitté l'hôtel pour faire leur petite promenade, il se passait dans la chambre qui avait été le théâtre de tant d'événements bizarres, une scène étrange où l'aînée des enfants de lady Montbarry jouait le rôle principal.
On avait fait, comme d'habitude, la toilette de nuit de la petite Marianne, et, jusque-là, l'enfant s'était à peine aperçue qu'elle était dans une nouvelle chambre. En s'agenouillant pour faire sa prière, elle leva les yeux au plafond juste au-dessus de la tête du lit. Un instant après, Agnès la vit sauter debout en poussant un cri de terreur : elle montrait une petite tache brune au milieu d'un des espaces blancs du plafond à panneaux sculptés :
« C'est une tache de sang, disait l'enfant, emmenez-moi, je ne veux pas coucher ici »
Voyant qu'il était inutile de la raisonner en ce moment, Agnès l'enveloppa dans une robe de chambre et la porta au salon, chez sa mère. Là, on essaya de calmer la fillette toute tremblante. Les efforts qu'on fit furent inutiles : l'impression produite sur son jeune esprit ne pouvait disparaître par la persuasion. Marianne ne put expliquer la frayeur qui l'avait saisie : il fut impossible de lui faire dire pourquoi la tache du plafond lui avait semblé être une tache de sang. Elle savait seulement qu'elle mourrait de peur si on la lui faisait revoir. On décida donc qu'elle passerait la nuit dans la chambre qu'occupaient ses deux jeunes sœurs et la nourrice. Il n'y avait pas d'autre moyen d'en finir.
Une demi-heure après, Marianne dormait les bras enlacés autour du cou de sa sœur. Lady Montbarry et Agnès retournèrent dans l'autre chambre pour examiner la tache du plafond qui avait si étrangement effrayé l'enfant ; elle était à peine visible et provenait sans doute de la négligence d'un ouvrier, peut-être bien encore d'une infiltration d'eau répandue dans la chambre au-dessus.
« Je ne comprends vraiment pas l'idée qui a germé dans la tête de Marianne, dit lady Montbarry.
– Je soupçonne la nourrice d'être un peu cause de ce qui s'est passé, reprit Agnès ; elle a probablement raconté à l'enfant quelque histoire qui lui a fait une grande impression. Ces gens-là ne se doutent pas du danger qu'il y a à frapper l'imagination d'un enfant. Vous devriez en parler demain à la nourrice. »
Lady Montbarry regarda la chambre de tous les côtés, avec une véritable admiration.
« C'est délicieusement arrangé, dit-elle. Cela ne vous fait rien, n'est-ce pas, Agnès, de coucher ici seule ? »
Agnès se mit à rire.
« Je suis si fatiguée, répondit-elle, que je vais vous souhaiter le bonsoir sans retourner au salon. »
Lady Montbarry se dirigea vers la porte.
« Je vois votre boîte à bijoux là, sur la table, n'oubliez pas de fermer à clef la porte qui donne dans le cabinet de toilette.
– Merci, c'est déjà fait, j'ai essayé la clef moi-même, dit Agnès. Puis-je vous être bonne à quelque chose avant de me mettre au lit ?
– Non, ma chère, merci, j'ai assez sommeil pour suivre aussi votre exemple. Bonne nuit, Agnès, je vous souhaite d'excellents rêves pour votre première nuit à Venise. »