Après le départ de lady Montbarry, Agnès ferma sa porte avec soin et commença à déballer ses malles. Dans sa hâte de s'habiller pour le dîner, elle avait pris la première robe venue et avait jeté son costume de voyage sur le lit. Elle ouvrit la porte de l'armoire à robes et commença à accrocher ses vêtements.
Au bout de quelques minutes, elle se sentit fatiguée et laissa les malles telles qu'elles étaient. Le vent du sud qui avait soufflé si vif toute la journée ne s'était pas encore apaisé. L'atmosphère de la chambre était un peu lourde. Agnès se jeta un châle sur la tête et, ouvrant la fenêtre, s'accouda au balcon pour respirer l'air. Le ciel était couvert, il était impossible de distinguer un objet devant soi ; le canal avait l'air d'un gouffre noir : les maisons situées en face semblaient une ligne d'ombre se confondant avec le ciel sans étoile et sans lune.
À de rares intervalles, le cri guttural, précurseur d'un gondolier attardé, se faisait entendre et prévenait les autres bateliers. De temps en temps le bruit rapproché de rames frappant l'eau indiquait le passage invisible d'une barque ramenant des voyageurs à l'hôtel. Ces bruits exceptés, le silence qui enveloppait Venise était un silence de tombeau.
Appuyée sur la balustrade du balcon, Agnès regardait distraitement dans le vide ; elle pensait au malheureux qui avait rompu la foi jurée et qui était mort dans cette maison où elle se trouvait. Un changement s'était fait en elle ; elle semblait subir une nouvelle influence ; pour la première fois, le souvenir de lord Montbarry éveillait un autre sentiment que la compassion ; pour la première fois cette bonne et douce créature songeait au mal qu'il lui avait fait. Elle pensait à l'humiliation qu'elle avait subie, elle qui avait défendu le lord contre son frère quelque temps auparavant, elle qualifiait maintenant sa conduite aussi durement qu'Henry Westwick l'avait fait. Elle eut peur d'elle-même et de la nuit qui l'entourait et se retira de l'abîme sombre qu'elle contemplait, comme si le mystère et la tristesse des eaux avaient été cause de l'émotion qui l'avait envahie. Tout à coup elle ferma la fenêtre, jeta de côté son châle et alluma toutes les bougies des candélabres de la cheminée, croyant que les lumières allaient égayer la solitude de la chambre.
L'éclairage éblouissant qui contrastait avec la noire tristesse du dehors rendit le calme à son esprit ; elle regardait la flamme des bougies avec une joie d'enfant :
Faut-il me coucher ? se demanda-t-elle. Non.
La somnolente fatigue qui l'avait accablée avait disparu. Elle recommença à déballer ses malles. Au bout de quelques minutes, cette occupation la fatigua pour la seconde fois.
Elle s'assit devant la table et prit un Indicateur-Guide.
Que dit-on de Venise ? pensa-t-elle.
Avant qu'elle eût tourné la première page, son imagination était déjà loin du livre.
Elle songeait à Henry Westwick : elle se souvenait des plus petits détails de la soirée, de ses moindres paroles, et tout était en faveur d'Henry. Elle souriait doucement en elle-même, les couleurs lui montaient peu à peu aux joues, en pensant à la constance et à la fidélité qu'il lui avait toujours montrées. La tristesse qui l'avait accablée pendant tout le voyage venait-elle donc de ce qu'elle ne l'avait pas vu depuis longtemps, et du regret qu'elle avait de l'avoir mal reçu à Paris quand il lui avait parlé. Soudain, toute honteuse de se laisser aller ainsi à des pensées qu'elle voulait refouler au plus profond de son cœur, elle retourna à son livre, se méfiant de ses propres pensées.
Quelle cause peut ainsi pousser une femme, le soir, près de son lit, enveloppée dans une robe de chambre, à chasser loin de son esprit toute idée de tendresse et d'amitié ?
Son cœur était enfermé dans le tombeau avec Montbarry. Agnès pouvait-elle donc penser à un autre homme et à un homme qui l'aimait ? C'était honteux, c'était indigne d'elle.
Elle essaya encore de lire avec intérêt les descriptions du Guide, ce fut en vain.
Rejetant le livre, elle en revint à la seule ressource qui lui restait, ses bagages. Elle recommença à travailler, résolue à ne se coucher que quand elle tomberait de fatigue.
Pendant quelques instants, Agnès continua sa besogne monotone et transporta ses vêtements de la malle à la garde-robe ; mais tout à coup l'horloge de l'hôtel sonna minuit et vint lui rappeler qu'il se faisait tard. Elle s'assit un instant sur un fauteuil à côté du lit pour se reposer.
Le silence absolu qui régnait maintenant dans la maison frappa son esprit. Tout le monde dormait-il donc, elle exceptée ? Sûrement il était temps de suivre l'exemple général. Nerveuse et irritée, elle se leva et commença à se déshabiller.
J'ai perdu deux heures de repos, pensa-t-elle en fronçant le sourcil, pendant qu'elle s'arrangeait les cheveux devant la glace : je ne serai bonne à rien demain.
Elle alluma la veilleuse, souffla les bougies, mit un flambeau sur une petite table près du lit et recula un peu le fauteuil qui était de l'autre côté du chevet ; elle plaça ensuite sur la table une boite d'allumettes et le Guide, afin de le lire, au cas où elle ne dormirait pas : puis elle souffla la bougie et mit la tête sur l'oreiller.
Les rideaux de lit étaient disposés de manière à ne pas intercepter l'air. Elle était couchée sur le côté gauche, tournant le dos à la table, le visage du côté du fauteuil, qu'elle pouvait voir de son lit. Il était recouvert d'une housse d'indienne à grands bouquets de roses éparpillés sur un fond vert-pâle. Elle essaya, pour arriver à dormir, de se fatiguer en comptant et en recomptant les bouquets qu'elle pouvait apercevoir sans se déranger. Deux fois son attention fut distraite par des bruits venant du dehors, par l'horloge sonnant la demie après minuit, puis enfin par le bruit d'une paire de bottes tombant sur le parquet, jetées là pour être cirées, avec ce manque d'attention barbare pour les autres qu'on peut observer dans tous les hôtels. Le silence qui suivit ces différents bruits permit à Agnès de reprendre le calcul qu'elle faisait des bouquets de roses ; elle recommença ses comptes, elle faisait son addition de plus en plus doucement, puis elle s'embrouilla dans les nombres, essaya de recommencer, s'arrêta, puis voulut recompter et sentit sa tête s'appesantir doucement sur l'oreiller : elle poussa un léger soupir et tomba endormie.
Combien de temps ce sommeil dura-t-il ? Elle ne le sut jamais. Plus tard elle se souvint seulement qu'elle s'éveilla en sursaut.
Chacune de ses facultés passa subitement de l'atonie absolue à la complète connaissance, sans transition, d'un coup.
Sans savoir pourquoi, elle se mit soudain sur le séant ; sans savoir pourquoi, elle se mit à écouter : son cœur palpitait à se rompre, ses tempes battaient. Pendant son sommeil, il ne s'était passé cependant qu'un fait de peu d'importance, la veilleuse s'était éteinte et la chambre était plongée dans les ténèbres.
Elle tâta pour trouver sa boîte d'allumettes et s'arrêta quand elle l'eut entre les mains. Son esprit était encore noyé dans le vague ; elle ne se hâtait pas d'allumer ; cette minute dans l'obscurité ne lui était pas désagréable ; elle se demanda quelle cause pouvait bien l'avoir réveillée si subitement. Avait-elle rêvé ? Non, ou plutôt elle ne s'en souvenait nullement. Elle ne put éclaircir le mystère, l'obscurité commençait à peser sur elle : elle frotta vivement l'allumette sur la boite et alluma la bougie.
Au moment où la lumière répandit sa clarté bienfaisante dans la chambre, Agnès tourna ses regards de l'autre côté du lit.
Aussitôt un frisson la parcourut, la peur lui serra le cœur dans une étreinte de glace.
Elle n'était pas seule !
Là, dans le fauteuil, au chevet du lit ; là, éclairée par la flamme vacillante de la bougie, se dessinait la forme d'une femme, la tête renversée en arrière. Son visage était levé au plafond, ses yeux fermés comme si elle dormait d'un profond sommeil.
L'effet produit sur Agnès par la découverte qu'elle venait de faire la rendit muette de terreur. Son premier acte, quand elle fut rentrée en possession d'elle-même, fut de se pencher hors du lit et de regarder de plus près la femme qui s'était incompréhensiblement introduite dans sa chambre au milieu de la nuit. Un coup d'œil lui suffit ; elle se rejeta en arrière en poussant un cri d'étonnement. La personne assise dans le fauteuil était la veuve de feu lord Montbarry, la femme qui lui avait prédit qu'elles se rencontreraient encore une fois et probablement à Venise.
Le courage lui revint, l'indignation que provoquait en elle la présence de la comtesse lui, donna la force d'agir.
« Réveillez-vous ! cria-t-elle. Comment avez-vous osé venir ici ? Comment êtes-vous entrée ? Sortez, ou j'appelle au secours. »
Elle éleva la voix en prononçant ce dernier mot, mais il ne fit aucun effet. Se penchant hors du lit, elle saisit bravement la comtesse par l'épaule et la secoua ; cet effort ne suffit pas encore à ranimer la personne endormie : elle était toujours couchée sur le fauteuil, dans une torpeur qui ressemblait à l'engourdissement de la mort, elle restait insensible à tout. Dormait-elle réellement ? Était-elle évanouie ?
Agnès la regarda de plus près : elle n'était pas évanouie. Sa poitrine se soulevait sous l'effort d'une pénible respiration, elle grinçait des dents. De grosses gouttes de sueur perlaient sur son front ; ses mains crispées se levaient et retombaient sur ses genoux. Était-elle oppressée par un rêve, ou voyait-elle dans la chambre une vision invisible pour Agnès ?
Le doute était intolérable ; miss Lockwood se décida à éveiller les domestiques de garde pour la nuit.
La poignée de la sonnette était fixée au mur ; non loin de la table.
Elle se retourna encore une fois dans son lit et étendit la main. Au même instant, elle regarda au-dessus de sa tête, sa main retomba inerte : elle frémit et cacha sa figure dans l'oreiller.
Qu'avait-elle vu ? Une autre personne dans sa chambre !
Au-dessus d'elle, près du plafond, était suspendue une tête humaine, le cou coupé comme par le rasoir de la guillotine.
Aucun bruit, aucun son ne l'avait avertie de cette apparition, la tête avait paru soudain : la chambre avait conservé son aspect ordinaire, rien n'y était changé. La forme accroupie sur le fauteuil, la grande fenêtre qui faisait face au lit, la nuit sombre au dehors, la bougie brûlant sur la table, tout était visible, rien n'était changé : elle n'avait qu'une vision de plus, horrible, effrayante à voir !
À la lueur vacillante de la bougie, elle aperçut distinctement la tête se balançant au-dessus d'elle. Elle la regarda fixement, paralysée de terreur.
Les chairs du visage avaient disparu ; la peau, toute ridée, s'était bronzée comme celle d'une momie égyptienne, excepté au cou où elle était restée plus claire, marbrée de taches et d'éclaboussures de cette teinte brune que l'imagination de l'enfant avait prise au plafond pour du sang. Quelques touffes de favoris, les restes d'une moustache décolorée pendaient à la lèvre supérieure, aux creux des joues autrefois pleines, et montraient que c'était une tête d'homme. Le temps et la mort avaient ravagé les autres traits. Les paupières étaient closes.
Les cheveux décolorés comme la barbe avaient été brûlés par places. Les lèvres bleuâtres, entr'ouvertes par un éternel sourire, montraient une double rangée de dents. Peu à peu cette tête suspendue dans l'espace, immobile tout d'abord, commença à s'approcher d'Agnès, couchée au-dessous ; peu à peu cette odeur étrange, remarquée par les commissaires enquêteurs dans les caveaux du vieux palais, cette odeur qui avait saisi Francis Westwick à la gorge dans sa chambre à coucher, remplit la pièce.
La tête descendait toujours par degrés, jusqu'à ce qu'elle s'arrêta enfin à quelques pouces du visage d'Agnès ; puis elle tourna lentement sur elle-même et fixa le visage de la femme endormie sur le fauteuil.
Il y eut un instant d'arrêt, puis un mouvement surnaturel vint troubler le repos rigide de cette face cadavéreuse.
Les paupières fermées s'ouvrirent lentement. Les yeux parurent, brillants de l'éclat vitreux de la mort et fixèrent leur horrible regard sur la femme qui gisait dans le fauteuil.
Agnès suivit ce regard : elle vit les paupières de la femme vivante se soulever peu à peu comme les paupières du mort ; elle la vit se lever comme pour obéir à un ordre muet, puis elle ne vit plus rien.
L'impression qu'elle ressentit ensuite fut celle du soleil dont les rayons entraient dans sa chambre ; lady Montbarry était penchée sur son chevet et les enfants avec leurs petites mines éveillées et curieuses regardaient à la porte.