« … Vous qui avez quelque influence sur Agnès, Henry, essayez donc de la raisonner : il n'y a vraiment aucune raison pour faire du scandale. La femme de chambre de ma femme a ce matin, comme d'habitude, frappé à sa porte pour lui donner une tasse de thé, ne recevant pas de réponse, elle a fait le tour par le cabinet de toilette dont la porte était ouverte, et elle a vu Agnès dans son lit, sans connaissance. Avec l'aide de ma femme, elle l'a fait revenir à elle, et Agnès nous a raconté l'histoire extraordinaire que je viens de vous répéter. Vous avez vu par vous-même qu'elle tombait de fatigue, la pauvre petite : notre long voyage en chemin de fer l'avait épuisée, ses nerfs étaient excités, et vous savez que, plus que toute autre, elle est femme à se laisser impressionner par un rêve ; mais elle se refuse obstinément à accepter cette explication. Ne croyez pas que j'aie été dur avec elle ! Tout ce qu'on pouvait faire pour la calmer, je l'ai tenté. J'ai écrit à la comtesse, sous son nom d'emprunt, pour lui offrir de lui rendre la chambre. Elle a répondu par un refus formel. Afin de ne pas ébruiter l'affaire dans l'hôtel, j'ai donc pris mes dispositions pour occuper moi-même cette pièce pendant un ou deux jours, le temps de laisser Agnès se remettre par les soins de ma femme. Puis-je faire davantage ? À toutes les questions d'Agnès, j'ai répondu de mon mieux ; elle sait ce que vous m'avez dit hier de Francis et de la comtesse, mais malgré tout, je ne puis la tranquilliser. En désespoir de cause, je l'ai laissée dans le salon, allez-y vous-même, en ami, et voyez ce que vous pouvez faire.»
C'est ainsi que lord Montbarry expliqua à son frère ce qui s'était passé pendant la nuit. Sans réfléchir, Henry alla droit au salon.
Il y trouva Agnès toute rouge et marchant à grands pas.
« Si vous venez ici me répéter ce que votre frère m'a déjà dit, s'écria-t-elle, avant qu'il eût ouvert la bouche, vous pouvez vous en épargner la peine. Je n'ai pas besoin qu'on me raisonne ou qu'on me parle de sens commun, je veux un véritable ami qui ait confiance en moi.
– Je suis cet ami, Agnès, répondit exaucement Henry, vous le savez bien.
– Sincèrement, vous croyez que je n'ai pas été abusée par un rêve ?
– Je crois que, pour certains détails au moins, vous ne vous êtes pas laissé abuser.
– Par quel détail ?
– Par ce que vous dites de la présence de la comtesse. C'est parfaitement exact. »
Agnès l'arrêta aussitôt.
« Pourquoi m'a-t-on dit ce matin seulement que la comtesse et mistress James ne faisaient qu'un ? demanda-t-elle avec un air de méfiance ; pourquoi ne m'avoir pas prévenue hier ?
– Vous oubliez que vous aviez accepté l'échange de la chambre avant mon arrivée ici, répondit Henry. J'ai eu bien envie de vous le dire, cependant ; mais tous vos préparatifs pour passer la nuit étaient déjà faits ; mes avis n'auraient eu d'autres résultats que de vous inquiéter. Après que mon frère m'a eu assuré que vous prendriez toutes les précautions nécessaires pour assurer votre repos, j'ai néanmoins veillé toute la nuit. Ce que je puis vous assurer, c'est que vous n'avez pas rêvé en voyant la comtesse assise à votre chevet. D'après sa propre déclaration, je puis vous affirmer que vous ne vous êtes pas trompée.
– D'après sa propre déclaration, répondit Agnès en scandant les mots. Vous l'avez donc vue ce matin ?
– Je l'ai vue il n'y a pas dix minutes.
– Que faisait-elle ?
– Elle était fort occupée à écrire ; je n'ai même pu attirer son attention qu'en prononçant votre nom.
– Elle se souvient de moi, n'est-ce pas ?
– Elle ne s'est souvenue du nom d'Agnès Lockwood qu'avec peine. Ne pouvant arriver à obtenir une réponse, j'ai fait comme si j'étais envoyé directement par vous. Elle s'est alors décidée à parler. Non seulement elle m'a avoué qu'elle vous avait donné cette chambre par le motif qu'elle avait dit à Francis, mais elle a encore ajouté qu'elle s'était glissée à votre chevet pour vous épier toute la nuit et pour “voir ce que vous verriez”.
» J'ai alors tenté de lui faire dire comment elle s'était introduite chez vous. Malheureusement le manuscrit qu'elle avait sur sa table devant elle attira de nouveau son regard à ce moment et elle se remit à écrire. “Le baron veut de l'argent, dit-elle, il faut que j'avance ma pièce.” Ce qu'elle a vu ou rêvé dans votre chambre est impossible à savoir, pour le moment du moins, mais si j'en juge par ce que mon frère m'a dit, et par mes propres souvenirs, il est évident qu'un événement récent a produit sur elle un bien triste effet. Sa raison, depuis hier soir seulement peut-être, me semble un peu dérangée. La preuve, c'est qu'elle m'a parlé du baron comme s'il vivait encore, tandis qu'elle a déclaré à Francis que le baron était mort, ce qui est vrai. Le consul des États-Unis à Milan nous a fait lire la nouvelle de sa mort dans un journal américain. Autant que j'en puis juger, ce qui lui reste d'intelligence paraît concentré tout entier sur une seule idée, absurde d'ailleurs, écrire une pièce pour que Francis la fasse jouer sur son théâtre. Il m'a avoué qu'il lui avait laissé croire qu'elle pourrait ainsi gagner de l'argent. À mon avis, il a eu tort. Qu'en pensez-vous ? »
Sans s'occuper de cette dernière question, Agnès se leva de sa chaise.
« Rendez-moi encore un service, dit-elle, menez-moi chez la comtesse.
– Êtes-vous assez maîtresse de vous pour la voir, après les événements de cette nuit ?»
Elle tremblait de tous ses membres, ses joues n'avaient plus de couleur, elle était d'une pâleur mortelle, mais elle s'entêta.
« Vous savez ce que j'ai vu hier soir ? dit-elle faiblement.
– N'en parlez pas, interrompit Henry, ne vous tourmentez pas inutilement.
– Il faut que j'en parle ! Mon esprit est plein de questions que je veux vous faire à ce sujet. Je ne l'ai pas reconnue. Mais je me demande sans cesse à qui elle ressemblait. Était-ce à Ferraris ? Était-ce à… ? »
Elle s'arrêta toute frémissante.
« La comtesse le sait, il faut que je voie la comtesse. Que le courage me manque ou non, je veux en faire l'essai. Menez-moi chez elle avant que la peur me prenne. »
Henry la regarda avec anxiété.
« Si vous êtes sûre de vous, je vous approuve ; plus tôt vous la verrez, mieux ce sera. Vous souvenez-vous comme elle parlait d'une façon bizarre de votre influence sur elle quand elle est entrée presque de force chez vous à Londres ?
– Je m'en souviens parfaitement. Pourquoi me demander cela ?
– Pourquoi ? Dans l'état actuel de son esprit, je doute qu'elle soit capable d'avoir longtemps encore la crainte de l'ange vengeur qui doit l'obliger à rendre compte de ses méfaits. Il serait utile de voir, pendant qu'il en est temps encore, quelle influence vous avez sur elle. »
Comme il attendait la réponse d'Agnès, elle lui prit le bras et le conduisit en silence vers la porte.
Ils montèrent au deuxième étage, et après avoir frappé, entrèrent dans la chambre de la comtesse.
Elle écrivait encore. Quand elle les regarda et qu'elle vit Agnès, ses yeux noirs prirent une vague expression d'étonnement. Au bout de quelques instants, des souvenirs effacés semblèrent revivre dans sa mémoire. La plume lui tomba des mains : toute tremblante, elle regarda Agnès et finit par la reconnaître.
« Le moment est-il déjà venu ? murmura-t-elle comme glacée de crainte. Donnez-moi encore un peu de répit, je n'ai pas fini d'écrire. »
Elle tomba à genoux et étendit ses mains suppliantes. Agnès n'était pas encore remise du choc qu'elle avait subi pendant la nuit, elle n'était pas dans son état ordinaire. Le changement d'attitude de la comtesse la surprit tellement qu'elle ne sut que dire ou que faire. Henry fut obligé de l'encourager.
« Posez-lui les questions que vous voulez, saisissez l'occasion qui se présente, lui dit-il, en baissant la voix. Tenez, voici ses yeux qui redeviennent hagards ! »
Agnès essaya de rassembler son courage :
« Vous étiez dans ma chambre, hier soir, » commença-t-elle ?
Avant qu'elle eût ajouté un mot, la comtesse leva les bras, les tordit au-dessus de sa tête avec un gémissement d'horreur.
Agnès se recula comme pour sortir de la chambre. Henry l'arrêta et lui dit tout bas d'essayer de nouveau. Après un moment d'effort, elle lui obéit.
« J'ai couché hier dans la chambre que vous m'avez cédée, et j'ai vu… »
La comtesse se leva soudain :
«Assez ! cria-t-elle. Ah ! Grand Dieu, pensez-vous que j'aie besoin que vous me disiez ce que vous avez vu ? Pensez-vous que je ne sache pas ce que cela veut dire pour vous et pour moi ? Décidez, en ce qui vous concerne, miss Lockwood. Songez bien à ce que vous allez faire. Êtes-vous certaine que le jour du châtiment soit venu ? Êtes-vous décidée à remonter avec moi dans le passé, à écouter ma confession, à savoir le secret des morts ? »
Sans attendre la réponse d'Agnès, elle s'approcha de sa table à écrire. Ses yeux brillaient en ce moment : c'était bien la femme d'autrefois, mais seulement pour un instant. Elle n'avait plus son ardeur et son impétuosité. Sa tête se pencha, elle soupira tristement en ouvrant un pupitre qui était sur la table : elle en tira une feuille de parchemin couvert d'une écriture à demi effacée. Des bouts de fils de soie arrachés tenaient encore au feuillet comme s'il avait été déchiré d'un livre.
« Lisez-vous l'italien ? demanda-t-elle à Agnès en lui tendant la page. »
Agnès répondit par un signe de tête.
« Cette feuille, reprit la comtesse, appartenait autrefois à un livre de la vieille bibliothèque du palais, quand ce bâtiment était encore un palais. Qui l'arracha ? Peu vous importe. Pourquoi l'a-t-on prise ? Vous le découvrirez bien vous-même, si vous le voulez. Lisez d'abord, à partir de la cinquième ligne en haut de la page. »
Agnès comprit qu'il fallait à tout prix reprendre son calme.
« Donnez-moi une chaise, dit-elle à Henry, je vais faire de mon mieux. »
Il se plaça derrière elle, de façon à suivre pardessus son épaule et à l'aider au besoin. Voici la traduction :
« J'ai maintenant achevé la description du premier étage du palais. Suivant le désir de mon noble et gracieux seigneur, maître de ce glorieux édifice, je monte au second et je continue l'inventaire des peintures, décorations et autres chefs-d'œuvre d'art qui y sont contenus. Je commence par la chambre du coin, à l'extrémité ouest du palais, appelée Chambre des Cariatides, à cause des statues qui soutiennent la cheminée. Ce travail est comparativement d'exécution récente : il ne date que du dix-huitième siècle, et dans chacun de ses détails montre le goût corrompu de l'époque ; cependant la cheminée a sa valeur, elle dissimule une cachette habilement ménagée entre le parquet de cette chambre et le plafond de la chambre du dessous ; cette cachette a été construite dans les derniers jours de l'Inquisition et a servi, dit-on, de refuge à un ancêtre de mon gracieux maître, poursuivi par ce terrible tribunal. Le mécanisme de cette curieuse cachette a été conservé en bon état par le seigneur actuel, comme un spécimen de curiosité. Il a bien voulu me montrer la façon de le mettre en œuvre : “Une fois près des deux Cariatides, placez la main sur le front de la figure de gauche, puis pressez la tête comme si vous vouliez la repousser en arrière ; vous mettez ainsi en mouvement le ressort caché dans le mur qui fait tourner la pierre de l'âtre et qui découvre un vide au-dessous. Il y a assez de place pour qu'un homme puisse s'y coucher tout de son long.” La manière de refermer est aussi simple : “Placez les deux mains sur les tempes de la figure, tirez comme si vous vouliez l'amener à vous, et la pierre reprendra la position qu'elle doit avoir.”
– Vous n'avez pas besoin d'aller plus loin, dit la comtesse. Ayez soin de vous rappeler ce que vous venez de lire. »
Elle remit la page dans le pupitre et le ferma à clef.
«Venez maintenant, continua-t-elle ; venez, vous allez voir ce que les Français appellent le commencement de la fin. »
Agnès put à peine se lever de sa chaise, elle tremblait. Henry lui offrit son bras pour la soutenir.
« Ne craignez rien, dit-il tout bas ; je ne vous quitte pas. »
La comtesse les précéda dans le corridor ouest ; elle s'arrêta au n° 38. C'était la pièce anciennement habitée par le baron Rivar ; elle était juste au-dessus de la chambre où Agnès avait passé la nuit.
Depuis deux jours elle était vide. Quand ils ouvrirent la porte, il n'y avait pas de bagages ; elle n'avait donc pas été louée.
« Vous voyez, dit la comtesse en montrant les sculptures de la cheminée ; vous savez ce que vous avez à faire. Ai-je mérité que vous mêliez la pitié à la justice, continua-t-elle plus bas ; donnez-moi quelques heures encore. Le baron veut de l'argent, et il faut que j'avance ma pièce. »
Elle sourit d'un regard égaré et fit semblant d'écrire en prononçant ces dernières paroles. Les efforts constants qu'elle avait faits pour fournir aux moindres besoins du baron pendant sa vie, ses demandes continuelles d'argent, et enfin le bénéfice qu'elle espérait tirer de sa pièce à peine ébauchée avaient dépassé ses forces.
Quand on lui eut accordé ce qu'elle réclamait si instamment, elle ne remercia pas Agnès ; elle se contenta de dire :
« Ne craignez rien, miss ; je ne chercherai pas à m'échapper. Où vous êtes, il faut que je sois, et cela jusqu'à la fin. »
Son regard fatigué se promena autour de la chambre d'un air stupide ; puis à pas lents, trébuchant comme une femme usée par l'âge, elle rentra chez elle et se remit au travail.