XXIV

Agnès et Henry restèrent seuls dans la chambre des Cariatides.

La personne qui avait fait la description du palais, un auteur malheureux ou un pauvre artiste probablement, avait très justement fait ressortir les défauts de la cheminée. Les moindres détails portaient la marque du plus coûteux et du plus éclatant mauvais goût ; néanmoins, les voyageurs de toutes les classes admiraient fort cette œuvre, soit à cause de ses dimensions véritablement imposantes, soit à cause de l'assemblage de marbres de différentes couleurs qu'on y avait réunis. On avait exposé dans les salles du bas de l'hôtel des photographies de la cheminée, et tous les voyageurs anglais et américains en achetaient des épreuves.

Henry fit approcher Agnès de la figure de gauche.

« Faut-il essayer, lui demanda-t-il, ou voulez-vous ?… »

Elle retira vivement son bras qui était passé sous celui de son cousin et se dirigea vers la porte.

« Je ne veux rien voir, dit-elle, cette impassible figure de marbre m'effraye. »

Henri mit la main sur le front de la statuette.

« Qu'y a-t-il, ma chère amie, qui puisse vous faire peur dans cette statue ?» reprit-il en plaisantant.

Avant qu'il eut appuyé sur la tête, Agnès avait ouvert la porte à la hâte :

« Attendez que je sois partie, cria-t-elle. Je tremble à la seule idée de ce que vous pouvez trouver là dedans… »

Elle regarda encore une fois l'intérieur de la chambre en franchissant le seuil de la porte.

« Je ne m'en vais pas tout à fait, je vous attends dehors. »

Elle ferma la porte. Une fois seul, Henry replaça la main sur le front de la statue.

Pour la seconde fois il fut arrêté au moment de mettre le mécanisme en mouvement. Un bruit de voix se faisait entendre dans le couloir. Une femme s'écriait :

« Ma chère Agnès, comme je suis heureuse de vous revoir ! »

Puis un homme présentait des amis à « miss Lockwood ». Une troisième voix qu'Henry reconnut pour celle du gérant, donna ensuite l'ordre à la femme de confiance de montrer à ces dames et à ces messieurs les appartements libres au bout du corridor.

« J'ai du reste ici une charmante chambre à louer qui vous conviendrait peut-être aussi. »

En même temps il ouvrit la porte et se trouva face à face avec Henry Westwick.

« Voilà une agréable surprise, monsieur, dit en riant le gérant ; vous admirez notre fameuse cheminée, à ce qu'il parait. Puis-je vous demander, monsieur Westwick, comment vous vous trouvez à l'hôtel de cette fois-ci ? Des influences surnaturelles vous ont-elles encore coupé l'appétit ?

– Elles m'ont épargné, reprit Henry ; mais peut-être apprendrez-vous bientôt qu'elles ont pesé sur une autre personne de la famille. »

Il parlait d'un ton grave, un peu choqué du ton de plaisanterie avec lequel le gérant avait parlé de son premier séjour à l'hôtel.

« Vous ne faites que d'arriver ! lui demanda-t-il ensuite pour changer de sujet.

– J'arrive à l'instant même, monsieur ; j'ai eu l'honneur de voyager dans le même train que vos amis M. et Mme Arthur Barville, avec d'autres personnes qui les accompagnent. Miss Lockwood est avec eux à visiter des chambres. Ils seront bientôt ici s'ils ont besoin d'une chambre de plus. »

En entendant ces paroles, Henry se décida à explorer la cachette avant l'arrivée de ses amis. Quand Agnès l'avait quitté, il lui était venu à l'esprit qu'il ferait peut-être bien d'avoir un témoin, au cas fort improbable d'ailleurs, où il ferait une découverte importante. Le gérant, qui ne se doutait de rien, était là à sa disposition ; il revint auprès de la figure enchantée, voulant forcer le gérant à lui servir de témoin.

« Je suis charmé d'apprendre que mes amis sont enfin arrivés, dit-il. Avant que j'aille leur serrer la main, laissez-moi donc vous faire une question sur cette curieuse œuvre d'art que voici. Vous en avez des photographies en bas. Sont-elles à vendre ?

– Certainement, monsieur Westwick.

– Pensez-vous que la cheminée soit aussi solide qu'elle en a l'air ? continua Henry. Quand vous êtes entré, j'étais justement en train de me demander si cette figure-ci ne s'était pas par accident un peu détachée du mur. »

Il posa sa main sur la tête de marbre pour la troisième fois.

« Il me semble qu'elle est de travers ; en la touchant on dirait qu'elle remue. »

À ces mots, il pressa sur la tête.

Une sorte de grincement se fit entendre. La lourde pierre du foyer tourna sur elle-même et découvrit aux pieds des deux hommes une sombre cavité béante. Au même instant, l'étrange et nauséabonde odeur qu'on avait sentie dans les caveaux et dans la chambre du dessous sortit en bouffée de la cachette et se répandit dans toute la pièce.

Le gérant bondit en arrière.

« Mon Dieu, monsieur Westwick, s'écria-t-il, qu'est-ce que cela veut dire ? »

Se rappelant ce que son frère Francis lui avait dit et ce qui était arrivé à Agnès la nuit précédente, Henry était sur ses gardes.

« Je suis aussi surpris que vous, » telle fut sa réponse.

« Attendez un moment, monsieur, reprit le gérant, il faut que j'empêche ces dames et ces messieurs d'entrer ici. »

Il alla aussitôt fermer avec soin la porte derrière lui, Henry ouvrit la fenêtre, attendit en respirant l'air pur. Un vague sentiment de crainte envahit son esprit pour la première fois ; il était fermement résolu maintenant à ne pas continuer les recherches sans avoir un témoin.

Le gérant revint bientôt avec un rat-de-cave, qu'il alluma en entrant dans la chambre.

« Nous n'avons plus à craindre d'être dérangés, dit-il. Soyez assez bon, monsieur Westwick, pour m'éclairer. C'est mon affaire de voir ce qu'il y a dans cette étrange cachette. »

Henry prit le rat-de-cave. Regardant dans le trou béant avec cette faible et vacillante lumière, ils aperçurent tous deux au fond un objet de couleur sombre.

« Je crois que je peux l'atteindre en me mettant à plat ventre et en allongeant le bras. »

Il s'agenouilla, puis il eut un moment d'hésitation.

« Puis-je vous demander mes gants, monsieur, ils sont dans mon chapeau, sur la chaise, derrière vous. »

Henry lui passa les gants.

« Je ne sais ce que je vais prendre, » reprit en souriant d'un air gêné le gérant, qui mettait le gant droit.

Il s'étendit à terre de tout son long et enfonça le bras dans la cachette.

« Je ne sais pas ce que je tiens, dit-il, mais je l'ai. »

Puis, se levant à demi, il sortit la main. Au même instant il sauta sur ses pieds en poussant un cri d'effroi.

Une tête humaine venait d'échapper à ses mains tremblantes et roulait aux pieds d'Henry.

C'était la tête hideuse qu'Agnès avait aperçue suspendue au-dessus d'elle, la nuit, dans sa vision.

Les deux hommes se regardèrent frappés du même sentiment d'horreur. Le gérant se remit le premier.

« Veillez à la porte pour l'amour de Dieu ! On m'a peut-être entendu du dehors. »

Henry se dirigea machinalement vers la porte. Tenant déjà la clef dans la main, prêt à la tourner dans la serrure, s'il le fallait, il regardait encore l'objet épouvantable qui gisait à terre. Il lui était impossible de mettre le nom d'une créature qu'il eût connue sur ces traits décomposés et devenus méconnaissables, et cependant un doute affreux lui étreignait l'âme. Les questions que s'était posées Agnès et qui lui avaient torturé l'esprit, il se les posait à son tour. Il se demandait qui il aurait reconnu avant que la décomposition n'eût fait son œuvre.

Ferraris ? Ou ?…

Il s'arrêta tout tremblant, comme Agnès.

Agnès, ce nom qu'il chérissait de toute son âme, était maintenant pour lui un sujet d'effroi. Que lui dirait-il ? S'il lui révélait la vérité, quelle serait la terrible conséquence de cette révélation ?

Aucun bruit de pas dans le couloir ; aucun bruit de voix. Les voyageurs étaient encore dans les chambres au fond du corridor.

Le court espace qui venait de s'écouler avait suffi au gérant pour se remettre ; il pensait maintenant au plus grand, au plus cher intérêt de sa vie, à la réputation de l'hôtel. Il s'approcha tout anxieux d'Henry.

« Si l'affreuse découverte que nous venons de faire vient à se répandre, dit-il, l'hôtel est fermé et la compagnie ruinée. Je suis certain, n'est-ce pas, monsieur, que je puis avoir entière confiance dans votre discrétion ?

– Vous pouvez vous en rapporter à moi, répondît Henry ; mais cependant, après ce que nous venons de voir, la discrétion a ses limites, » ajouta-t-il.

Le gérant comprit qu'Henry faisait allusion au devoir qu'il avait à remplir envers la société, comme tout respectueux serviteur de la loi :

« Je vais immédiatement, reprit-il, enlever secrètement de la maison ces tristes restes et les remettre moi-même entre les mains de la police. Voulez-vous quitter la chambre en même temps que moi, ou voudriez-vous monter la garde ici, si je vous en priais, et m'aider quand je vais revenir. »

Pendant qu'il parlait, les voix des nouveaux voyageurs se firent entendre. Henry consentit à rester dans la chambre : il reculait à l'idée de se rencontrer en ce moment avec Agnès dans le couloir.

Le gérant se hâta de sortir, espérant ne pas être aperçu ; mais avant qu'il eût atteint l'escalier, les nouveaux arrivés le virent. Au moment où il tournait la clef dans la serrure, Henry entendit clairement les voix de différentes personnes qui causaient. Pendant que d'un côté de la porte on venait de découvrir un terrible drame, de l'autre, des questions banales s'échangeaient sur les amusements qu'on pouvait rencontrer à Venise ; des plaisanteries facétieuses se faisaient sur les mérites respectifs de la cuisine française et de la cuisine italienne. Peu à peu le bruit de la conversation s'éteignit. Les visiteurs avaient arrêté leur plan pour la journée et se préparaient à sortir de l'hôtel. Une minute après, le silence régnait de nouveau.

Henry revint à la fenêtre, espérant distraire son esprit par l'attrayante vue du canal, mais bientôt il en fut fatigué. La fascination qu'exerce l'horreur, l'attira une fois de plus vers l'objet épouvantable qui était à terre.

Rêve ou réalité, comment Agnès avait-elle pu en supporter la vue ? Au moment où il se posait cette question, il remarqua pour la première fois quelque chose qui était auprès de la tête. En se penchant, il vit une petite plaque d'or, maintenant trois fausses dents, détachées par le choc probablement, et qui étaient tombées à terre quand le gérant avait lâché la tête.

L'importance de ce détail et la nécessité de ne pas le communiquer trop vite à d'autres personnes frappa immédiatement Henry. C'était un moyen, s'il y en avait un, d'arriver à savoir à qui avaient appartenu les tristes reliques qu'il avait devant les yeux, témoins muets d'un horrible crime. Il ramassa donc les dents, pour s'en servir à son tour si l'enquête qu'on allait commencer n'aboutissait à rien.

Il revint à la fenêtre. La solitude commençait à lui peser : comme il s'accoudait de nouveau, on frappa légèrement à la porte. Il s'empressa d'y aller pour l'ouvrir, mais au moment de le faire, un doute lui vint à l'esprit ; était-ce le gérant ?

« Qui est là ?» cria-t-il.

La voix d'Agnès se fit entendre : « Avez-vous quelque chose à me dire, Henry ? »

Il put à peine balbutier :

« Non, pas maintenant. Pardonnez-moi de ne pas vous ouvrir, je vous parlerai un peu plus tard. »

Elle reprit doucement :

« Ne me laissez pas seule, Henry ! Je ne peux pas rester en bas avec des gens heureux. »

Comment résister à cet appel ? Il l'entendit pousser un soupir ; sa robe frôla la porte au moment où elle s'éloignait toute triste. Immédiatement il fit ce qu'il redoutait quelques instants avant, il rejoignit Agnès dans le corridor. Elle se retourna en l'entendant et en désignant d'un regard la chambre fermée.

«Est-ce si terrible que cela ? » demanda-t-elle tout bas.

Il l'entoura de son bras pour la soutenir. Une pensée lui vint en la regardant pendant qu'elle attendait, tremblante, une réponse.

« Vous saurez ce que j'ai découvert, dit-il, si vous voulez avant mettre votre manteau et votre chapeau et sortir avec moi. »

Elle lui demanda toute surprise quelle raison il avait de sortir.

Il la lui dit immédiatement.

« Avant toutes choses, je veux que nous sachions à quoi nous en tenir au sujet de la mort de Montbarry. Nous allons aller chez le médecin qui l'a soigné, puis chez le consul qui l'a conduit jusqu'à sa dernière demeure. »

Ses yeux se fixèrent avec reconnaissance sur Henry.

« Ah ! Comme vous me comprenez bien ! » lui dit-elle.

Le gérant qui montait l'escalier les croisa à ce moment. Henry lui remit la clef de la chambre et cria aux domestiques qui se tenaient dans le vestibule de faire avancer une gondole près des marches.

« Quittez-vous l'hôtel ? demanda le gérant.

– Je vais aux renseignements, répondit tout bas Henry, en lui montrant la clef des yeux. Si les autorités ont besoin de moi, je serai de retour dans une heure. »

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