30 Dit

Sir Patrick fit un mauvais déjeuner. L’absence de Blanche l’inquiétait, la lettre d’Anne le confondait.

Il la relut, toute courte qu’elle était, une deuxième, une troisième fois. Le sens de ces quelques lignes, si elles en avaient un, c’était qu’Anne, par sa fuite, se sacrifiait au bonheur de Blanche. Elle se séparait à jamais de sa jeune amie par amour de celle-ci ! Qu’est-ce que cela voulait dire ?…

Et comment concilier cette étrange démarche avec la position d’Anne, telle qu’elle lui avait été décrite par Mrs Inchbare, durant sa visite à Craig Fernie ?

Toute la perspicacité, toute l’expérience de sir Patrick ne purent lui faire trouver l’ombre d’une réponse à ces questions.

Pendant qu’il réfléchissait encore sur la lettre d’Anne, Arnold et le chirurgien entrèrent ensemble dans la salle à manger.

– Avez-vous eu des nouvelles de Blanche ? demanda Arnold avec animation. Elle n’est pas en danger, sir Patrick ; le plus fort de la crise est passé maintenant.

Le chirurgien intervint avant que sir Patrick se fût adressé à lui.

– L’intérêt que Mr Brinkworth porte à la jeune personne lui fait un peu exagérer l’état des choses, dit-il. Je l’ai vue sur la demande de lady Lundie, et je puis vous assurer qu’il n’y a, pour le moment, aucun sujet d’alarme. Miss Lundie a éprouvé une crise nerveuse qui a cédé aux plus simples moyens ordinaires. La seule inquiétude que vous deviez conserver, c’est de l’y voir retomber à l’avenir. Elle souffre d’une douleur morale, et ce n’est pas à moi, mais à ses amis et à ses parents, qu’il appartient de la consoler. Si vous pouvez détourner ses pensées du sujet pénible, quel qu’il soit, qui l’agite, vous aurez fait tout ce qui est à faire.

Il prit un journal et alla le lire, en se promenant dans le jardin, laissant sir Patrick et Arnold ensemble.

– Vous avez entendu ? dit sir Patrick.

– Est-il dans le vrai ? demanda Arnold.

– Dans le vrai ? Supposez-vous qu’un homme mérite sa réputation en commettant des erreurs ? Vous appartenez à la nouvelle génération, maître Arnold. Vous pouvez tous regarder avec étonnement un homme célèbre, mais vous n’avez pas un atome de respect pour sa renommée. Si Shakespeare revenait à la vie et parlait de pièces de théâtre, le premier venu, assis à table en face de lui, le contredirait avec aussi peu de cérémonie que s’il s’agissait d’entamer une discussion avec vous ou avec moi. La vénération est morte parmi nous ; le siècle présent l’a enterrée, sans une pierre pour marquer sa tombe. Assez sur ce sujet. Revenons à Blanche. Vous devinez aisément, je le suppose, quel sujet pénible tourmente son esprit ? Miss Sylvestre a dépisté et nous et la police d’Édimbourg. Blanche a appris que nous avions échoué, hier soir, et ce matin elle a reçu cette lettre.

Il passa la lettre à Arnold à travers la table.

Arnold la lut et la lui rendit sans dire un mot.

Elle ne l’étonnait point. Tel qu’il avait vu Geoffrey, après sa querelle avec lui sur la fougère, comment eût-il été surpris que le bel athlète eût abandonné Anne lâchement ?

– Eh bien ! dit sir Patrick, comprenez-vous ?

– Je comprends le désespoir de Blanche.

Il n’en dit pas davantage.

Aucun des renseignements qu’il pouvait fournir, se fût-il même considéré comme libre de le donner, ne devait être de la plus légère utilité pour aider sir Patrick à découvrir la trace de miss Sylvestre ; dans ces circonstances nouvelles, il n’éprouvait, malheureusement, aucune tentation de rompre le silence honorable qu’il avait gardé jusque-là. Et, plus malheureusement encore, en eût-il éprouvé la tentation, il se sentait plus fort que jamais pour y résister.

Aux deux puissants motifs qui jusque-là avaient enchaîné sa langue – son respect pour la réputation d’Anne, et sa répugnance à révéler à Blanche la conduite qu’il avait été forcé de tenir vis-à-vis d’elle à l’auberge –, à ces deux motifs venait s’en ajouter maintenant un troisième.

La bassesse qu’il y aurait à trahir la confiance que Geoffrey avait placée en lui ne serait-elle point double s’il trahissait cette confiance, après que Geoffrey l’avait insulté ?

La lâche revanche que son faux ami l’avait sans hésitation soupçonné de vouloir prendre n’entrait pas même dans sa pensée.

Jamais ses lèvres n’avaient été plus étroitement closes qu’en ce moment où tout son avenir dépendait de la découverte par sir Patrick du rôle qu’il avait joué dans les événements survenus à Craig Fernie.

– Oui !… oui !… répondit sir Patrick. La douleur de Blanche est suffisamment intelligible, mais en quoi ma nièce peut-elle être responsable de la disparition de cette malheureuse femme ? Expliquez-moi ce que Blanche a pu faire pour cela.

– Si Blanche ne peut absolument rien y comprendre, que voulez-vous que j’y comprenne, moi !

Il parlait avec une parfaite sincérité. La vague méfiance qu’Anne avait conçue sur les suites de la position où ils s’étaient innocemment trouvés à l’auberge, Arnold ne l’avait point partagée.

Il n’y avait pas même songé ; il ne l’avait, en effet, pas comprise. Et maintenant encore, le plus léger soupçon du motif qui avait fait agir Anne, dans sa fuite, n’existait pas dans son esprit.

Sir Patrick mit la lettre dans son portefeuille et renonça à toute nouvelle tentative pour en découvrir le sens, car il désespérait d’y parvenir.

– C’est assez, plus qu’assez s’agiter dans les ténèbres. Il y a un point très clair pour moi après ce qui s’est passé ce matin, là haut. Nous devons accepter la situation dans laquelle miss Sylvestre nous a placés. Je renonce à toute recherche ultérieure pour retrouver sa trace, à partir de ce moment.

– Ce sera certainement un bien grand désappointement pour Blanche, sir Patrick.

– Je ne le nie pas. Nous devons envisager le résultat.

– Si vous êtes sûr qu’il n’y ait pas autre chose à faire… je pense que nous devons prendre ce parti.

– Je ne suis sûr de rien de semblable, maître Arnold ! Des chances nous restent pour faire la lumière, toutes deux sont indépendantes de ce que pourra tenter miss Sylvestre pour nous retenir dans les ténèbres.

– Pourquoi ne pas essayer, monsieur ? Il me semble dur d’abandonner miss Sylvestre, alors qu’elle est dans une aussi affreuse peine.

– C’est dur, en effet ; mais nous ne pouvons pourtant lui venir en aide contre sa volonté ni courir le risque, après cette crise nerveuse de ce matin, de soumettre encore Blanche au tourment de l’incertitude. J’ai pensé aux intérêts de ma nièce dans toute cette affaire ; et si maintenant je change d’avis, si je me refuse à l’agiter encore par de nouvelles tentatives, qui finiraient, c’est plus que probable, par de nouveaux échecs, c’est parce que je pense encore à l’intérêt de ma nièce. Je n’ai pas d’autre mobile. Quelles que soient mes faiblesses, je n’ai pas celle de me laisser guider par l’ambition de me distinguer comme un habile agent de police… Il est certain que si l’on employait des moyens de police, ce cas ne serait nullement désespéré. Je l’abandonne toutefois par intérêt pour Blanche. Au lieu d’encourager ses pensées à se concentrer sur cette triste affaire, nous devons employer le remède indiqué par notre ami le docteur…

– Quel remède ? demanda Arnold.

Une expression de finesse malicieuse reparut sur le visage de sir Patrick.

– N’a-t-elle rien à penser dans l’avenir qui ne lui soit un plus agréable sujet de réflexion que la perte de son amie ? demanda-t-il. Vous êtes bien un peu intéressé dans le traitement qui doit guérir Blanche, mon jeune ami. Vous êtes une des drogues de ce traitement moral. Devinez-vous ce que je veux dire ?

Arnold bondit sur sa chaise, son visage s’éclaira. Il était transfiguré.

– Peut-être verrez-vous quelques objections à faire les choses trop vite ? dit sir Patrick.

– Une objection !… Si Blanche y voulait consentir, je la conduirais à l’église dès qu’elle descendra de sa chambre.

– Merci, dit sir Patrick sèchement. Puissiez-vous, Brinkworth, être toujours aussi prompt à saisir la fortune aux cheveux ! Asseyez-vous, s’il vous plaît, et ne dites pas d’absurdités. Il est tout juste possible, si Blanche consent, comme vous dites, et si nous pouvons pousser les hommes de loi, que vous soyez mariés dans trois semaines ou un mois.

– Qu’est-ce que les hommes d’affaires ont à voir là dedans ?

– Mon cher ami, il ne s’agit pas d’un mariage comme dans les romans. C’est l’affaire la moins romanesque qui soit. Voici un jeune homme et une jeune fille, tous deux riches, bien assortis comme naissance et comme caractère ; l’un majeur et l’autre se mariant avec le plein consentement et l’approbation de son tuteur. Quelle est la conséquence de cet état prosaïque des choses ? Tout naturellement, l’intervention des hommes de loi faiseurs de contrats…

– Venez dans la bibliothèque, sir Patrick, et j’aurai bientôt réglé les contrats ! Un morceau de papier, de l’encre et une plume : « Je, soussigné, donne tout ce qui m’appartient, jusqu’au dernier sou, à ma chère Blanche. » Je signe. Vous apposez votre sceau à côté de ma signature. Je vous délivre cet acte, expression de ma libre volonté… et voilà qui est fait.

– Voilà qui est fait ! Vous étiez né législateur. Vous créez et vous codifiez votre système tout d’une haleine. Moïse… Justinien… Mahomet… Donnez-moi le bras ! Il y a pourtant un atome de raison dans ce que vous venez de dire. Allons dans la bibliothèque. C’est une idée qui mérite d’être prise en considération. Parmi tant d’autres superfluités, n’auriez-vous pas par hasard un homme de loi sous la main ?

– J’en ai deux : un à Londres et l’autre à Édimbourg.

– Nous prendrons le plus voisin des deux, attendu que nous sommes pressés. Quel est votre homme de loi à Édimbourg ?

– Pringle, de Pitt Street.

– Vous ne pouviez mieux choisir. Venez lui écrire. Vous avez donné la substance d’un contrat de mariage avec la concision d’un ancien Romain. Je suis honteux d’être battu par un apprenti légiste. Voici le résumé du contrat, vous êtes juste et généreux envers Blanche ; Blanche est juste et généreuse envers vous, et vous vous entendez tous deux pour être justes et généreux envers vos enfants. Voilà un modèle de contrat ! et telles doivent être vos instructions pour Pringle, de Pitt Street ! Pouvez-vous le rédiger vous-même ? Non, comme de raison vous ne le pouvez pas. Maintenant, ouvrez bien votre esprit et voyez les divers points dans l’ordre où ils viennent. Vous êtes sur le point de vous marier, vous dites avec qui, vous ajoutez que je suis le tuteur de la future, vous donnez le nom et l’adresse de mon homme de loi à Édimbourg ; vous rédigez vos instructions, clairement, en peu de mots, et pour les détails vous les laissez à votre conseil. Vous mettez les hommes de loi des deux parties en rapport l’un avec l’autre, vous recommandez que l’acte soit préparé le plus promptement possible et vous donnez votre adresse en cette maison ; voici les points principaux. Pouvez-vous faire cela ? Oh ! la nouvelle génération ! Oh ! progrès accomplis dans ces temps modernes si éclairés ! Vous pouvez épouser Blanche, la rendre heureuse, accroître la population, tout cela sans savoir écrire en bon anglais. Vous ferez bien de dire avec le savant Bevoriskius qui étudiait de sa fenêtre les amours sans relâche des moineaux : « Oh ! que Dieu est miséricordieux envers ses créatures ! » Prenez la plume. Je dicterai !… je dicterai !…

Sir Patrick relut la lettre qu’il avait dictée, l’approuva et veilla lui-même à ce qu’elle fût fidèlement déposée dans la boîte de la poste. Cela fait, il défendit expressément à Arnold de parler à Blanche de mariage, sans une permission formelle.

– Il y a encore le consentement de quelqu’un à obtenir, dit-il, outre le consentement de Blanche et le mien.

– Lady Lundie ?

– Lady Lundie. Strictement parlant, je suis le seul ici ayant autorité ; mais ma belle-sœur est la belle-mère de Blanche : elle est même désignée comme tutrice, si je venais à mourir. Elle a donc le droit d’être consultée en vertu des convenances, si ce n’est en vertu de la loi. Voulez-vous vous charger de cette démarche ?

Le visage d’Arnold s’assombrit. Il regarda sir Patrick en silence, d’un air embarrassé.

– Quoi ! Vous ne pouvez pas parler à une femme aussi maniable que lady Lundie ? Vous devez avoir fait un garçon bien utile à la mer ! À terre, je n’ai jamais vu d’homme d’aussi peu de ressource. Allez dans le jardin, avec les autres moineaux ! Quelqu’un doit affronter Sa Seigneurie. Et si vous ne l’osez pas, il faudra bien que ce soit moi.

Il poussa Arnold hors de la bibliothèque et eut recours d’un air pensif à la pomme de sa canne. Sa gaieté avait disparu, maintenant qu’il était seul.

Son expérience du caractère de lady Lundie lui disait qu’en essayant de gagner l’approbation de sa belle-sœur à tout projet ayant pour but de précipiter le mariage de Blanche il s’imposait une tâche peu facile.

« Je suppose, se dit-il, en songeant à son frère qui n’était plus, je suppose que le pauvre Tom avait un moyen de la prendre. Comment faisait-il, je me le demande ? Si elle avait été l’épouse d’un maçon, une femme de sa sorte eût été mise à l’ordre par un système de corrections régulièrement administrées. Mais Tom n’était pas un maçon. Je me demande comment il faisait ? »

Après avoir fortement réfléchi, sir Patrick abandonna le problème, qui échappait à toute solution humaine.

« Il faut pourtant que cela soit fait, conclut-il, ce que ma mère m’a donné d’esprit m’y aidera. »

Sa résignation ainsi formulée, il quitta la bibliothèque et alla frapper à la porte du boudoir de lady Lundie.

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