29 En avant !

Blanche trouva son fiancé aussi attentif que de coutume à ses moindres désirs, mais il avait bien perdu de son entrain accoutumé.

Il invoqua la fatigue de la longue attente à l’embranchement des routes, comme excuse de son accablement. Tant qu’il restait quelque espoir d’une réconciliation avec Geoffrey, il ne voulait pas dire à Blanche ce qui était arrivé entre eux dans l’après-midi.

Mais l’espoir en devenait de plus en plus faible à mesure que la soirée avançait.

Arnold proposa pourtant une visite à la salle de billard et prit part au jeu avec Blanche, afin de donner l’occasion à Geoffrey de glisser quelques propos gracieux qui les auraient remis dans les mêmes termes d’amitié.

Geoffrey ne souffla mot ; il parut même ignorer la présence d’Arnold.

À la table de jeu, le whist était interminable, lady Lundie, sir Patrick et le chirurgien étant des joueurs invétérés et d’égale force. Smith et Jones, alternativement, se mêlèrent à la partie, de la même façon qu’ils se mêlaient à la conversation. La même honnête et modeste médiocrité les distinguait dans toutes les affaires de la vie.

On usa le temps jusqu’à minuit. On se couchait et on se levait tard à Windygates. Sous ce toit hospitalier, point de ces avertissements indirects sous forme de bougeoirs disposés sur une console, afin de presser les hôtes de monter à leurs chambres. Pas de cloche vous invitant impitoyablement à sortir du lit et insistant pour que vous vous rendiez au déjeuner.

Hélas ! la vie est pourtant rendue assez dure, sans qu’on y ajoute, sans nécessité, le despotisme d’une cloche.

Il était minuit un quart lorsque lady Lundie se leva de la table de whist en disant d’un air aimable qu’il fallait bien donner l’exemple de gagner les lits. Cependant, sir Patrick, le chirurgien, Jones et Smith tombèrent d’accord pour faire un dernier robre. Blanche disparut parce que sa belle-mère avait les yeux sur elle.

Mais elle revint au salon quand lady Lundie fut entre les mains de ses femmes de chambre, et personne ne suivit l’exemple de la maîtresse de la maison, si ce n’est Arnold.

Le jeune homme quitta la salle de billard, avec la certitude que tout était fini entre lui et Geoffrey. L’attrait même de revoir Blanche n’était plus assez fort pour le retenir ce soir-là.

Il était alors une heure passée. Le dernier robre était bien fini, les comptes avaient été réglés à la table de jeu, le chirurgien était passé dans la salle de billard, et Smith et Jones l’avaient suivi, quand Duncan entra enfin, un télégramme à la main.

Blanche quitta la fenêtre où elle contemplait la calme beauté d’une nuit d’automne éclairée par la lune, et regarda par dessus l’épaule de son oncle, qui ouvrait le pli.

Elle lut la première ligne, et ce fut assez.

Tout l’échafaudage d’espérances qu’elle avait bâti sur ce morceau de papier s’écroula.

Le train d’Édimbourg était arrivé à l’heure réglementaire. Chaque voyageur était passé sous les yeux de la police, on n’avait vu personne répondant au signalement d’Anne Sylvestre.

Sir Patrick désigna du doigt la seconde phrase du télégramme :

Demande de renseignements télégraphiée à Falkirk. S’il y a résultat, vous le saurez.

 Espérons encore, ma chère Blanche. On la soupçonne évidemment d’être descendue à la jonction des deux chemins de fer, dans le but de dépister le télégraphe. Nous n’y pouvons rien. Allez vous mettre au lit, mon enfant, allez vous mettre au lit.

Blanche embrassa son oncle en silence et s’éloigna. Il y avait sur ce jeune et beau visage une cruelle expression de tristesse. C’était là son premier chagrin. Le vieillard n’avait jamais vu sa nièce affligée. Le dernier regard qu’elle lui avait lancé en sortant troublait douloureusement son esprit.

Il gagna sa chambre avec son fidèle Duncan, qui prépara tout pour sa toilette de nuit.

– C’est une méchante affaire, Duncan. Je n’aime pas voir miss Lundie si triste. Mais je crains bien que l’institutrice ne nous ait mis en défaut.

– Cela me paraît assez probable, sir Patrick ; la pauvre jeune demoiselle est tout à fait désespérée.

– Vous avez aussi remarqué cela, n’est-ce pas ? Elle a passé toute sa vie avec miss Sylvestre, et c’est un attachement profond qui existe entre elles. Je suis inquiet de ma nièce, Duncan. Je crains que ce mécompte n’ait de sérieux effets sur son esprit et sur sa santé.

– Elle est jeune, sir Patrick.

– Oui, mon ami, elle est jeune… Mais les jeunes, quand ils sont bons à quelque chose, ont le cœur chaud. L’hiver ne l’a pas glacé, et ils sont très sensibles.

– Bon ! monsieur, il y a raison d’espérer que miss Lundie prendra le dessus, plus aisément que vous ne le supposez.

– Quelles raisons, je vous prie ?

– Une personne dans ma position peut à peine se permettre de parler franchement sur un sujet aussi délicat.

Tout le caractère de sir Patrick se montra dans la façon demi-sérieuse et demi-plaisante qui lui était habituelle.

– Est-ce un coup de patte à mon adresse, vieux renard ? Si je ne suis pas votre ami tout autant que votre maître, que suis-je ? Ai-je l’habitude de tenir mon prochain à distance quand il n’y donne pas sujet ? Je méprise le cant du libéralisme moderne. Mais il n’en est pas moins vrai que j’ai protesté toute ma vie contre l’inhumaine distinction des classes en Angleterre. Nous avons beau être vains de nos vertus nationales, nous n’en sommes pas moins, sous ce rapport, le peuple le plus antichrétien du monde civilisé.

– Je vous demande pardon, sir Patrick…

– Miséricorde ! voilà que je parle politique à cette heure de la nuit… C’est votre faute, Duncan. Quelle idée avez-vous de me jeter au nez ma position sociale, parce que je ne peux pas bien mettre mon bonnet de nuit quand vous ne m’avez pas brossé les cheveux ! J’ai bonne envie de mettre mon bonnet moi-même et de vous brosser autre chose que les cheveux… Bah ! je suis inquiet au sujet de ma nièce ; c’est ce qui rend mes nerfs irritables. Mon brave garçon, voyons ce que vous aviez à me dire au sujet de miss Lundie, mais finissez-en avec mes cheveux, et plus de sornettes.

– Je voulais vous rappeler, sir Patrick, que miss Lundie a un autre intérêt dans la vie que celui qui l’occupe à cette heure. Si cette affaire de miss Sylvestre finit mal, et j’avoue qu’elle paraît en prendre le chemin, je presserais le mariage à votre place, monsieur… pour voir si cela ne la consolerait pas.

Sir Patrick tressaillit sous la douce discipline à laquelle le soumettait la brosse entre les mains de Duncan.

– C’est très raisonnablement pensé, dit le vieux gentleman ; Duncan, vous êtes ce que j’appelle un homme d’un esprit clair. Oui, cela vaut la peine d’y penser, mon fidèle ami… si les choses tournent mal.

Ce n’était pas la première fois que le solide bon sens de Duncan avait fait jaillir la lumière, sous forme d’une pensée nouvelle, dans l’esprit de son maître.

Il ne se doutait guère du mal qu’il venait de faire bien innocemment. Il avait mis sir Patrick au lit avec la fatale idée de presser le mariage de Blanche.

Sir Patrick résolut, si rien ne survenait dans la semaine qui pût calmer l’anxiété de Blanche, d’avancer la célébration du mariage, et au lieu de la fin de l’automne, comme cela avait été originairement convenu, de la fixer à la première quinzaine du mois suivant.

C’était réduire un laps de trois mois en un intervalle de trois semaines.

 

Le lendemain matin arriva. Blanche fit dans cette matinée une étourderie mémorable, propre à détruire encore une fois toutes les chances de découverte qui existaient la veille, avant l’arrivée du télégramme d’Édimbourg.

Elle avait passé une nuit sans sommeil, son corps et son esprit avaient la fièvre à force de ne penser à rien qu’à Anne depuis ces longues heures.

Quand le jour parut, elle ne se sentit plus la force d’endurer un tel supplice. Son pouvoir sur elle-même était épuisé ; elle ne consulta plus que son cœur et que ses nerfs, et se leva, résolue à ne pas laisser Geoffrey partir de la maison sans tenter un effort pour lui arracher ce qu’il savait au sujet d’Anne.

Ce n’était rien de moins qu’un acte de haute trahison envers sir Patrick ; elle allait agir sous sa seule responsabilité, au mépris des défenses du vieillard.

Elle savait qu’elle agissait mal, elle en avait honte elle-même. Mais le démon qui possède la femme et dont l’activité est infatigable s’était emparé d’elle et la fit agir.

Geoffrey s’était promis pendant la nuit de déjeuner de bonne heure, tout seul, de faire à pied les dix miles qui le séparaient de la maison de son frère et d’envoyer, le jour même, un domestique chercher ses bagages.

Il avait mis son chapeau, il était debout dans l’antichambre, cherchant dans sa poche son inséparable pipe, quand Blanche parut soudain sortant du petit salon et se plaça entre lui et la porte.

– Je suis levé de bonne heure, hein ? dit Geoffrey, je me rends à la demeure de mon frère.

Elle ne répondit pas. Il la regarda plus attentivement. Les yeux de la jeune fille essayaient de lire sur son visage, avec une si complète absence de dissimulation qu’il n’était pas possible, même pour un esprit obtus, de se méprendre sur ce qu’ils demandaient.

– Rien à m’ordonner ? fit-il.

Cette fois elle répondit :

– J’ai quelque chose à vous dire.

Il sourit gracieusement et ouvrit sa blague à tabac. Il se sentait rafraîchi par cette nuit de bon sommeil ; il était en santé, en beauté et de bonne humeur.

Les femmes de chambre l’avaient lorgné ce matin et elles avaient exprimé le désir tout haut, comme Desdémone, avec des expressions différentes, que le ciel eût fait pour chacune d’elles trois un pareil homme à l’office.

– Eh bien ! dit Geoffrey, de quoi s’agit-il ?

Elle lui posa sa question, sans un mot de préface, et ce ne fut pas sans dessein. Elle voulait le surprendre.

– Mr Delamayn, dit-elle, savez-vous où est Anne Sylvestre ?

Il bourrait sa pipe ; il laissa tomber un peu de tabac sur le plancher avant de répondre ; il se baissa pour ramasser ce tabac perdu ; puis il répondit, en pleine possession de lui-même et d’un seul mot :

– Non.

– Vous ne savez rien à son sujet ?

– Rien.

– Sur votre parole d’honneur de gentleman ?

Il remit sa blague dans sa poche ; son beau visage était rigide comme la pierre ; ses yeux bleus semblaient défier toutes les jeunes filles de l’Angleterre de rien voir dans son esprit.

– Avez-vous bientôt fini, miss Lundie ? demanda-t-il, passant tout à coup au ton d’une politesse railleuse.

Blanche vit qu’il n’y avait pas d’espoir et qu’elle avait compromis ses intérêts par un coup de tête. Les paroles d’avertissement de sir Patrick lui revinrent à l’esprit comme un reproche, maintenant qu’il était trop tard.

« Nous commettrions une faute sérieuse si nous le mettions sur ses gardes. »

Il n’y avait plus qu’un parti à prendre.

– Oui, dit-elle, j’ai fini.

– À mon tour, maintenant, répliqua Geoffrey… Vous désirez savoir où est miss Sylvestre ; pourquoi le demandez-vous à moi ?

Blanche fit tout ce qu’elle put pour réparer la faute qu’elle avait commise. À l’exemple de Geoffrey, elle s’efforça de le tenir bien loin de la vérité.

– J’ai appris, dit-elle, que miss Sylvestre avait quitté le lieu où elle résidait vers le temps où vous avez fait votre promenade hier ; et je pensais que vous pouviez l’avoir vue.

– Oh ! c’est votre seule raison, n’est-ce pas ? dit Geoffrey avec un sourire.

Ce sourire blessa au vif l’impressionnable Blanche ; elle fit un nouvel et suprême effort pour contenir son indignation.

– Je n’ai plus rien à vous dire, Mr Delamayn.

Sur cette réponse, elle lui tourna le dos et referma derrière elle la porte du salon.

Geoffrey descendit les marches du perron et alluma sa pipe. Il n’était, cette fois, nullement embarrassé pour s’expliquer ce qui était arrivé. Il ne doutait point qu’Arnold n’eût tiré de lui une indigne vengeance de sa conduite de la veille et qu’il n’eût dit à Blanche tout le secret de sa mission à Craig Fernie.

La chose n’avait pas manqué d’arriver bientôt aux oreilles de sir Patrick, et c’était probablement la première personne qui avait révélé à Arnold la position dans laquelle il s’était placé vis-à-vis d’Anne.

Très bien !

Sir Patrick serait un excellent témoin à appeler quand le scandale éclaterait et quand le temps viendrait de repousser la réclamation d’Anne comme l’imposture éhontée d’une femme déjà mariée à un autre homme. Geoffrey tira avec indifférence quelques bouffées de sa pipe et partit de son pas ferme et léger pour la maison de son frère.

Blanche demeura seule dans le salon du matin. L’espoir de tirer la vérité de Geoffrey, la première fois qu’il viendrait consulter sir Patrick, était désormais perdu. Elle s’assit, désespérée, près d’une fenêtre qui ouvrait sur une petite terrasse à gauche de la maison. Là était naguère sa promenade favorite avec Anne à Windygates.

Les yeux brûlants et la douleur dans l’âme, la pauvre enfant regardait cet endroit familier et se demandait avec un amer repentir, trop tardif, malheureusement trop tardif, si elle n’avait pas détruit à plaisir la dernière chance de retrouver jamais son amie !

Elle resta devant cette fenêtre, usant les heures de la matinée, jusqu’à l’arrivée du facteur. Avant que le domestique eût eu le temps de prendre le paquet de lettres, elle était dans l’antichambre pour le recevoir.

N’était-il pas possible que le courrier apportât lui-même des nouvelles d’Anne ?

Elle examina les lettres et son visage s’éclaircit à la vue d’une lettre à son nom. Cette lettre portait le timbre de la poste de Kirkandrew.

L’adresse était bien de la main d’Anne.

Elle ouvrit vivement le pli et lut ces lignes :

Je vous ai quittée pour toujours, Blanche. Que Dieu vous récompense ! Que Dieu fasse de vous une femme heureuse pendant toute votre vie ! Quelque cruelle que je vous paraisse, mon amour, jamais je n’ai été aussi vraiment votre sœur qu’en ce moment. Je ne puis vous dire que cela, je ne pourrai jamais vous en dire davantage. Pardonnez-moi et oubliez-moi. Nos existences sont à jamais séparées à dater de ce jour.

En se rendant à déjeuner, à son heure habituelle, Sir Patrick chercha Blanche, qu’il était accoutumé à trouver à table et l’attendant. La salle à manger était déserte, tous les autres membres de la famille ayant fini leur repas du matin.

Sir Patrick n’aimait pas déjeuner seul. Il dépêcha Duncan avec un message qu’il devait remettre à la femme de chambre de Blanche.

La femme de chambre parut bientôt, miss Lundie était hors d’état de quitter la chambre. Elle envoyait une lettre à son oncle, avec ses respects affectueux.

Sir Patrick ouvrit le pli à son tour et y trouva la lettre qu’Anne avait écrite à sa jeune amie.

Il se renversa sur sa chaise pour réfléchir, avec une anxiété douloureuse, à ce qu’il avait lu, puis il ouvrit les lettres qui lui étaient personnellement adressées et se hâta de regarder les signatures.

Il n’y avait rien de son ami le shériff d’Édimbourg, aucune communication du chemin de fer, sous forme de télégramme.

Il avait résolu, pendant la nuit, d’attendre jusqu’à la fin de la semaine avant d’intervenir au sujet du mariage de Blanche. Les événements de la matinée le décidèrent à ne pas attendre un jour de plus.

Duncan étant revenu à la salle à manger pour verser le café à son maître, sir Patrick le renvoya porteur d’un second message.

– Savez-vous où est lady Lundie, Duncan ?

– Oui, sir Patrick.

– Portez-lui mes compliments et dites-lui que si rien ne la retient je serais heureux de l’entretenir en particulier, dans une heure.

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