28 Retour en arrière

– Eh bien, fit Blanche en prenant confidentiellement son oncle par le bras.

– Eh bien ? dit sir Patrick, et une étincelle de son humeur satirique brilla dans le regard qu’il arrêta sur sa nièce, je suis au moment de faire une chose imprudente. Je vais faire une confidence sérieuse à une jeune fille de dix-huit ans.

– La jeune fille saura garder un secret, mon oncle, bien qu’elle n’ait que dix-huit ans.

– Je dois en courir le risque ; l’intime connaissance que vous avez de miss Sylvestre peut être d’un grand secours pour moi et déterminer le parti que j’aurai à prendre. Vous saurez tout ce que je puis vous dire ; mais d’abord je dois vous prévenir d’une chose : je ne puis vous mettre dans ma confidence qu’en vous causant une grande surprise. Y êtes-vous préparée ?

– Oui !… oui !

– Si vous ne savez pas vous maîtriser, vous créez un obstacle à ce que je puisse être, par la suite, de quelque utilité à miss Sylvestre. Rappelez-vous cela, et préparez-vous à une grande surprise. Que vous ai-je dit avant dîner ?

– Vous m’avez dit avoir fait des découvertes à Craig Fernie. Qu’avez-vous découvert ?

– J’ai découvert qu’il existe une certaine personne qui a une entière connaissance des informations que miss Sylvestre vous a cachées à vous et à moi. Cette personne est près de nous. Cette personne est dans le voisinage… Cette personne est dans ce salon.

Il prit la main de Blanche reposant sur son bras et la pressa d’une façon significative. Elle le regarda et retint un cri de surprise sur ses lèvres, attendit un moment, les yeux fixés sur le visage de sir Patrick, et parvenue à se rendre maîtresse d’elle-même :

– Montrez cette personne, dit-elle avec un calme qui obtint l’approbation cordiale de sir Patrick.

Blanche avait fait des merveilles pour une fille de son âge.

– Regardez ! dit sir Patrick, et dites-moi ce que vous voyez.

– Je vois lady Lundie à l’autre bout du salon, devant la carte du comté de Perth et le livre des antiquités féodales de l’Écosse ouvert sur la table. Excepté vous et moi, tout le monde est obligé de l’écouter.

– Tout le monde ?

Blanche regarda avec soin tout autour de la chambre et aperçut enfin Geoffrey dans le coin opposé et profondément endormi dans son fauteuil.

– Mon oncle… Voulez-vous dire ?…

– C’est l’homme en question.

– Mr Delamayn !…

– Mr Delamayn sait tout.

Blanche s’appuya machinalement sur le bras de son oncle et regarda l’homme endormi, comme si ses yeux ne pouvaient se lasser de le voir.

– Vous m’avez vu dans la bibliothèque en conférence particulière avec Mr Delamayn, reprit sir Patrick. Je suis obligé de reconnaître que vous aviez raison quand vous considériez cela comme une circonstance suspecte, et je dois me justifier d’avoir gardé le silence vis-à-vis de vous jusqu’à ce moment.

Sur ces mots d’introduction, il revint brièvement sur les événements de la première partie de la journée, puis il ajouta, en forme de commentaire, les conclusions que ces événements avaient suggérées à son esprit.

Il n’avait pas voulu inquiéter sa nièce à ce sujet, jusqu’à ce qu’il eût acquis la certitude que ses suppositions étaient fondées. La preuve étant obtenue, il pouvait s’ouvrir à Blanche sans réserve.

– Vous en savez maintenant, ma chère, continua sir Patrick, après les explications nécessaires, vous en savez maintenant autant que j’en savais moi-même quand je suis arrivé à Craig Fernie. Vous êtes par conséquent en situation d’apprécier la valeur des découvertes que j’ai faites à l’auberge. Avez-vous bien compris jusqu’à présent ?

– Parfaitement !

– Très bien. J’arrive à l’auberge et me voilà enfermé tête à tête avec Mrs Inchbare, dans son parloir. Ma réputation peut en souffrir ou non, mais les os de Mrs Inchbare éloignent tout soupçon. C’était une longue affaire, Blanche. Jamais je n’ai eu à interroger un témoin plus maître de lui, plus fin et plus méfiant, dans toute ma carrière au barreau. Elle aurait fait sortir de ses gonds tout autre qu’un homme de loi. Mais nous avons un sang-froid si merveilleux dans notre profession et nous sommes si assommants quand cela nous convient ! En résumé, ma chère, Mrs Inchbare était une chatte et moi un chat. C’est le chat qui, en enfin de compte, a arraché la vérité à la chatte. Le résultat valait la peine que je m’étais donnée pour l’obtenir, ainsi que vous allez le voir. Mr Delamayn m’avait raconté certaines circonstances remarquables, comme ayant eu lieu entre un gentleman et une dame, dans une auberge ; le but de ces deux personnes étant de se faire passer pour mari et femme. Chacune de ces circonstances, Blanche, a eu lieu entre un gentleman et une dame à Craig Fernie, le jour même où miss Sylvestre a disparu de cette maison ; et, attendez, pressée de faire connaître son nom, après le départ du gentleman qui l’avait laissée à l’auberge, le nom que cette dame a donné est celui de Mrs Sylvestre. Que pensez-vous de cela ?

– Ce que je pense !… Je suis confondue… je ne puis rien m’expliquer.

– C’est une étonnante découverte, ma chère enfant, il n’y a pas à le nier. Faut-il attendre un peu et vous laisser vous remettre ?

– Non !… non !… continuez. Le gentleman, mon oncle, le gentleman qui était avec Anne… qui est-il ? Ce n’est pas Mr Delamayn ?

– Ce n’était pas Mr Delamayn, dit sir Patrick. Si je n’ai pas obtenu d’autres preuves, j’ai la preuve de ce fait.

– Qu’aviez-vous besoin d’en chercher la preuve ? Mr Delamayn est parti pour Londres le jour de la fête, et Arnold…

– Arnold est parti avec lui et a fait le voyage avec lui jusqu’à la seconde station. C’est parfaitement exact. Mais pouvais-je savoir ce que Mr Delamayn avait fait après qu’Arnold l’eut quitté ? Je ne pouvais acquérir la certitude qu’il n’était pas revenu secrètement à l’auberge qu’en en tirant la preuve de Mrs Inchbare.

– Comment y êtes-vous parvenu ?

– Je lui ai demandé de me décrire le gentleman qui était demeuré près de miss Sylvestre. La description de Mrs Inchbare, quelque vague que vous puissiez la supposer, disculpe entièrement cet homme, ajouta sir Patrick, en désignant du doigt Geoffrey, toujours endormi dans son fauteuil. Ce n’est pas celui-ci qui s’est fait passer pour le mari de miss Sylvestre, à l’auberge de Craig Fernie. Il m’avait bien dit la vérité en me posant la question comme intéressant un ami.

– Mais quel est donc cet ami ? Voilà ce que j’ai besoin de savoir.

– Et moi aussi.

– Mon oncle, répétez-moi exactement ce que vous a dit Mrs Inchbare. J’ai passé toute ma vie avec Anne. Je dois avoir vu cet homme quelque part.

– Si vous pouvez le reconnaître sur la description que m’en a faite Mrs Inchbare, reprit sir Patrick, vous serez grandement plus habile que moi. Voici le portrait tel qu’il m’a été dépeint par l’hôtesse : jeune, de taille moyenne, yeux et cheveux noirs, teint brun, aimable caractère, manière plaisante de parler. Sauf la jeunesse, tout le reste est précisément le contraire de Mr Delamayn. Jusque-là, Mrs Inchbare nous apprend quelque chose. Mais comment appliquer cette description à une autre personne ? Il y a, en calculant au plus bas, cinq cent mille hommes en Angleterre qui sont jeunes, de taille moyenne, avec les yeux et les cheveux noirs, un teint brun, un aimable caractère et une manière plaisante de parler. Un des valets de chambre de la maison répond en tous points à ce signalement.

– Et Arnold y répond aussi, dit Blanche, comme pour donner une preuve de plus du vague de la description.

– Arnold aussi, répéta sir Patrick, complètement d’accord avec elle.

En ce moment où tous deux avaient deviné la vérité, sans qu’elle eût éveillé le plus léger soupçon dans leurs esprits, la vraie découverte à faire se présentait à leur yeux inconsciemment, sans qu’ils songeassent à voir dans Arnold l’homme qui avait fait passer Anne pour sa femme à l’auberge de Craig Fernie.

Le terrible caprice du hasard, l’impitoyable ironie des circonstances ne pouvait aller plus loin ! Trois personnes avaient en ce moment le pied sur le bord du précipice. Deux d’entre elles souriaient à une étrange coïncidence, la troisième battait un jeu de cartes !

– Nous voilà enfin délivrés des antiquités, dit Arnold, et nous allons jouer au whist. Sir Patrick, voulez-vous prendre une carte ?

– Trop tôt pour moi, après dîner, mon cher ami, jouez le premier robre et nous verrons après. À propos, ajouta-t-il, miss Sylvestre a été vue à Kirkandrew. Comment se fait-il que vous ne l’ayez pas vue sur la route ?

– Il faut qu’elle ne soit pas passée par l’endroit où j’étais posté, dit Arnold, sans cela je l’aurais vue.

Après s’être ainsi justifié, il fut rappelé à l’autre bout du salon par les joueurs de whist impatients de se voir présenter les cartes qu’il tenait à la main.

– De quoi parlions-nous quand il nous a interrompus ? demanda sir Patrick à Blanche.

– De l’homme qui était avec miss Sylvestre à l’auberge, cher oncle.

– Il est inutile de pousser cette enquête plus loin, ma chère, en l’absence d’une description plus sûre que celle de Mrs Inchbare pour nous aider.

Blanche tourna la tête du côté de Geoffrey endormi.

– Et il sait tout ! dit-elle. C’est à rendre fou que de regarder cette brute ronflant dans son fauteuil.

Sir Patrick l’avertit de la main. Avant qu’un mot de plus eût été échangé entre eux, une nouvelle interruption les avertit de garder le silence.

La partie de whist avait été organisée entre lady Lundie et le chirurgien, jouant comme partenaires contre Jones et Smith. Arnold, assis derrière le chirurgien, prenait une leçon. Un, Deux, Trois, libres de choisir une occupation, pensèrent naturellement au billard, et apercevant Geoffrey endormi dans son coin, s’avancèrent pour troubler son sommeil, considérant comme excuse suffisante la proposition d’une poule.

Geoffrey se réveilla, se frotta les yeux et dit, encore tout engourdi :

– Parfait.

Comme il se levait, il regarda vers le coin où sir Patrick et sa nièce étaient assis.

L’empire de Blanche sur elle-même, quelques efforts qu’elle fît pour le conserver, ne fut pas assez puissant pour l’empêcher de tourner ses regards vers Geoffrey, avec une expression qui trahissait l’intérêt combattu qu’elle éprouvait maintenant pour lui.

Il s’arrêta court, remarquant quelque chose de tout nouveau dans l’air qu’avait la jeune fille en le regardant.

– Je vous demande pardon, dit Geoffrey, désirez-vous me parler ?

Blanche rougit. Son oncle lui vint en aide.

– Miss Lundie et moi, nous espérons que vous avez bien dormi, dit-il sur le ton de la plaisanterie. Voilà tout.

– Oh ! c’est tout ? dit Geoffrey en continuant à regarder Blanche. Je vous demande pardon de nouveau. Maudits soient les longues courses et les lourds dîners. Conséquence naturelle… un somme.

Sir Patrick l’observa attentivement. Il était évident qu’il avait été surpris de se voir l’objet d’une attention toute particulière de la part de Blanche.

– Venez-vous au billard ? dit-il d’un air indifférent.

Et il suivit ses amis, qui quittaient le salon, selon son habitude, sans attendre une réponse.

– Observez-vous, dit sir Patrick à sa nièce, que cet homme est plus fin qu’il n’en a l’air, nous commettrions une faute sérieuse, si nous le mettions sur ses gardes.

– Cela ne m’arrivera plus, mon oncle dit Blanche, mais quand je pense qu’un tel homme est dans la confidence d’Anne, et que cette confidence m’est refusée !

– Dans la confidence de son ami, voulez-vous dire, ma chère et, si nous n’éveillons pas ses soupçons, il pourra peut-être dire ou faire quelque chose qui nous révélera le nom de cet ami…

– Mais il retourne demain chez son frère ; il l’a annoncé au dîner.

– Tant mieux ! Il ne se trouvera plus là pour voir d’étranges choses se passer sur le visage de certaine jeune personne ! La demeure de son frère n’est pas éloignée d’ici, et je suis son conseiller légal. Mon expérience me dit que Geoffrey Delamayn aura encore à me consulter et que j’en tirerai quelque chose de plus que la première fois. C’est déjà beaucoup que d’avoir la chance de le percer à jour, si nous n’avons pas d’autre moyen d’arriver à nous éclairer. Et nous n’avons pas que celui-là. Rappelez-vous-le. J’ai quelque chose à vous dire au sujet de Bishopriggs et de la lettre perdue.

– Est-elle retrouvée ?

– Non. Je m’en suis assuré. Je l’ai fait chercher sous mes yeux. La lettre a été volée, Blanche, et c’est Bishopriggs qui l’a. J’ai laissé un mot pour lui à Mrs Inchbare. Le vieux drôle manque déjà aux habitués de l’auberge ; je vous avais bien dit que cela arriverait. Sa maîtresse commence à porter la peine de s’être laissée aller à son mauvais caractère vis-à-vis de son premier garçon. Elle rejette tout le blâme de la querelle sur miss Sylvestre, comme de raison. Bishopriggs négligeait tout le monde à l’auberge, pour ne s’occuper que de miss Sylvestre. Bishopriggs était insolent quand on lui faisait des remontrances à ce sujet, et miss Sylvestre le soutenait, et ainsi de suite. Le résultat sera, maintenant que miss Sylvestre est partie, que Bishopriggs rentrera à Craig Fernie avant la fin de l’automne. Nous voguons avec le vent et la marée, ma chère. Allons apprendre à jouer au whist.

Il se leva pour rejoindre les joueurs. Blanche le retint.

– Il y a une chose que vous ne m’avez pas dite encore, dit-elle. C’est, quel que soit l’homme, si Anne est mariée avec lui…

– Quel que soit l’homme, répliqua sir Patrick, ce qu’il a de mieux à faire, c’est de ne pas tenter d’épouser une autre femme.

C’est ainsi que, sans en avoir conscience ni l’un ni l’autre, la nièce faisait une question et l’oncle une réponse d’où dépendait le bonheur de la vie de Blanche.

L’homme ! avec quelle légèreté il parlait de cet homme !

Rien n’allait-il éveiller le moindre soupçon dans leurs esprits, ou dans celui d’Arnold même, qu’Arnold était cet homme ?

– Vous voulez dire qu’il est marié ? dit Blanche.

– Je ne vais pas si loin…

– Voulez-vous dire qu’il n’est pas marié ?

– Je ne vais pas si loin…

– Oh ! la loi !

– C’est irritant, n’est-ce pas, ma chère ? Je puis vous dire, comme légiste, que, dans mon opinion, il y a matière à poursuite si elle veut réclamer le titre d’épouse de cet homme. Voilà ce que je voulais dire et, jusqu’à ce que nous en sachions davantage, c’est tout ce que je puis dire.

– Quand en saurons-nous davantage ?… Quand aurons-nous le télégramme ?…

– Dans quelques heures. Allons apprendre à jouer au whist.

– Je préférerais parler à Arnold, si vous ne vous y opposez pas.

– En aucune façon. Mais ne lui parlez pas de ce que je vous ai dit ce soir. Lui et Mr Delamayn sont de vieux camarades, et Arnold peut faire quelque maladresse en parlant à son ami de ce qu’il vaut mieux que son ami ignore. C’est triste pour moi, n’est-ce pas, d’infiltrer de telles leçons de duplicité dans un jeune esprit ? Un sage a dit autrefois : « Plus l’homme vieillit, pire il devient. » Ce sage, ma chère enfant, m’avait en vue, et il avait parfaitement raison.

Il adoucit la douleur de cette confession avec une prise de tabac et vint à la table de whist attendre que la fin du robre lui donnât une place au jeu.

Share on Twitter Share on Facebook