27 Une trace

L’après-midi se passa. Les domestiques de Windygates, qui prenaient l’air dans les jardins en l’absence de leur maîtresse et des hôtes, se virent dérangés un moment par l’arrivée inattendue d’un de ces derniers.

Mr Geoffrey Delamayn reparut seul à la maison : il se rendit en droite ligne au fumoir, appela pour se faire apporter de la vieille ale, s’étendit dans un fauteuil, un journal à la main, et se mit à fumer.

Il fut bientôt fatigué de lire et se mit à penser à ce qui lui était arrivé dans la dernière partie de sa promenade.

La perspective qui s’ouvrait devant lui avait réalisé et au-delà ses ardents désirs. Il s’était préparé, après ce qui s’était passé dans la bibliothèque, à trouver une sérieuse explosion de scandale, à son retour à la maison.

Et voilà qu’en y rentrant il trouvait tout en ordre et en paix !

Trois personnes au moins savaient qu’Anne était dans le plus sérieux embarras, et elles gardaient le secret comme s’il y allait de leurs intérêts les plus chers.

Et ce qu’il y avait de plus étonnant encore, c’est qu’Anne elle-même, bien loin d’élever la voix et de crier haro contre lui, prenait les faits sans dire un mot !…

Qu’est-ce que tout cela signifiait ? Il fit de grands efforts pour arriver à une explication quelconque ; et il réussit à se rendre compte du silence de Blanche, de son oncle et d’Arnold.

Il était clair qu’ils s’étaient entendus pour laisser lady Lundie dans l’ignorance du retour de l’institutrice dans la maison.

Mais le secret du silence d’Anne lui échappait complètement.

Il était absolument incapable de concevoir que l’horreur de se voir un obstacle au mariage de Blanche avait été assez vive pour lui faite oublier ses propres griefs et la pousser à s’enfuir, bien résolue à ne jamais revenir et à ce que jamais une âme ne pût voir en elle la femme d’Arnold.

Le sacrifice était au-dessus de la compréhension de Geoffrey.

– S’il est de son intérêt de retenir sa langue, il est de mon intérêt de retenir la mienne, se dit-il ; cela met fin à tout pour le moment présent.

Il appuya ses pieds sur une chaise, afin de reposer ses muscles magnifiques, après sa promenade, et bourra une seconde pipe, avec un parfait contentement de soi.

Pas d’intervention à craindre de la part d’Anne, plus d’importunes questions, dans l’état actuel des choses, à attendre d’Arnold. Il se rappelait cette querelle sur le champ de fougère, avec une certaine complaisance… Il rendait, malgré lui, justice à son ami.

– Qui aurait pensé qu’il y eût tant de courage chez ce garçon ! se dit-il, en allumant cette seconde pipe.

Une heure se passa ainsi et la première personne qui revint à Windygates fut sir Patrick.

Il était pensif, mais nullement découragé. À en juger par les apparences, son excursion à Craig Fernie n’avait pas eu pour résultat final un complet désappointement.

Le vieux gentleman fredonnait son vieil air écossais de prédilection, distraitement peut-être, et il avait recours plus souvent que d’habitude à la tabatière de la pomme de sa canne.

Il se rendit à la bibliothèque et sonna un domestique.

– Il n’est venu personne pour moi ?

– Non, sir Patrick.

– Pas de lettres ?

– Non, sir Patrick.

– Très bien… Montons à mon appartement et apportez-moi ma robe de chambre.

Le domestique lui apporta sa robe de chambre et ses pantoufles.

– Miss Lundie est-elle à la maison ?

– Non, sir Patrick, elle est partie avec Milady pour une excursion.

– Très bien. Donnez-moi une tasse de café et éveillez-moi une demi-heure avant le dîner dans le cas où je ferais un somme.

Le domestique sortit, et sir Patrick s’étendit sur un canapé.

– Aïe !… aïe !… une petite douleur dans le dos et de la raideur dans les jambes. Les effets de l’âge. Bon !… bon !… bon !… Résignons-nous et soyons jeune de cœur ; le reste n’est rien, comme dit Pope.

Il reprit philosophiquement son petit air écossais. Le domestique revint avec le café. Puis la tranquillité s’établit dans la chambre et ne fut plus troublée que par le sourd bourdonnement de quelques insectes et le doux bruissement des lierres qui entouraient les croisées.

Pendant cinq minutes à peu près, sir Patrick savoura son café en méditant, mais point du tout comme un homme accablé par un récent désappointement. Cinq minutes encore et il s’endormit.

Fort peu de temps après, la compagnie revint de son excursion.

À l’exception de la dame qui l’avait dirigée, tous ceux qui avaient pris part à l’expédition paraissaient accablés ; Smith et Jones étaient muets. Lady Lundie seule parlait encore avec enthousiasme des antiquités féodales.

Elle avait fait tort de son shilling à l’homme qui montrait les ruines, et elle était parfaitement satisfaite d’elle-même. Sa voix était mélodieuse comme une flûte, et jamais son célèbre sourire n’avait été mieux en harmonie.

– Profondément intéressant !… dit Sa Seigneurie en descendant de voiture, avec une grâce un peu pesante et en s’adressant à Geoffrey, qui se promenait sous le portique de la maison. Vous avez beaucoup perdu, Mr Delamayn. La première fois que vous irez en promenade, avertissez-en par un mot votre hôtesse, et vous n’aurez pas sujet de vous en repentir.

Blanche, on ne peut plus fatiguée et inquiète, questionna dès son arrivée le domestique au sujet d’Arnold et de son oncle.

Sir Patrick s’était retiré dans son appartement, et Arnold n’était pas rentré.

Il s’en fallait de dix minutes que l’heure du dîner sonnât et il était de rigueur, à Windygates, de se mettre en grande toilette. Blanche cependant demeura encore quelques instants dans le vestibule, retenue par l’espoir de voir Arnold avant de monter chez elle : cet espoir se réalisa.

Au moment où la pendule sonnait le quart, Arnold entra. Lui aussi était accablé.

– L’avez-vous vue ? demanda Blanche.

– Non ! cria Arnold avec la plus entière bonne foi. Le chemin qu’elle a pris dans sa fuite ne passe pas à l’embranchement des routes, j’en réponds.

Ils se séparèrent pour aller s’occuper de leur toilette. Quand la compagnie se réunit encore dans la bibliothèque, avant le dîner, Blanche s’était arrangée pour se trouver à côté de sir Patrick quand il entrerait.

– Des nouvelles, mon oncle !… Je meurs d’impatience d’avoir des nouvelles !

– Bonnes nouvelles, ma chère, jusqu’ici.

– Vous avez trouvé Anne ?

– Ce n’est pas exactement cela. J’ai fait quelques découvertes à Craig Fernie, ma chère Blanche. Chut ! Voici votre belle-mère ! Attendez jusqu’après le dîner, et vous apprendrez ce qui me reste à vous dire. D’ici là, il nous arrivera peut-être quelque avis de la station.

Le dîner fut une fatigante épreuve pour deux au moins des personnes présentes, outre Blanche.

Arnold, assis en face de Geoffrey, sans échanger un mot avec lui, éprouvait une peine sensible du changement survenu dans leurs relations. Sir Patrick regrettait l’absence d’Hester Dethridge à chaque plat qui lui était offert ; il plaçait le dîner parmi les occasions perdues dans la vie et s’irritait de l’exubérance de gaieté de sa belle-sœur, comme de quelque chose d’inhumain, dans les circonstances présentes.

Blanche suivit lady Lundie au salon, brûlant d’impatience de voir les hommes se lever de table à leur tour ; sa belle-mère, arrangeant dans sa tête quelque nouvelle excursion archéologique pour le lendemain et trouvant les oreilles de Blanche fermées aux observations qu’elle lançait de temps en temps sur les baronnies écossaises d’il y a cinq cents ans, se lamenta, avec une emphase satirique, de n’avoir pas une compagnie intelligente de son sexe, et s’étendit majestueusement sur le sofa, en attendant l’arrivée d’un auditoire digne d’elle.

Mais bientôt, tant est grande l’influence calmante d’un après-dîner à la suite d’une visite aux antiquités féodales, les yeux de lady Lundie se fermèrent, et de son noble nez sortit, par moment, un bruit profond comme le savoir de Sa Seigneurie, régulier comme les habitudes de Sa Seigneurie, un bruit qui rappelle les bonnets de nuit et les chambres à coucher.

Oh ! vraiment ! quelle énormité !… le bruit d’un ronflement !

Libre de ses actions, Blanche laissa les échos du salon jouir sans trouble du repos bruyant de lady Lundie.

Elle se rendit à la bibliothèque et jeta un coup d’œil sur les romans. Elle ressortit et regarda la porte de la salle à manger, de l’autre côté de l’antichambre.

Les hommes n’en ont-ils donc jamais fini avec leur politique et leur vin ?

Elle monta à sa chambre, changea de boucles d’oreilles et gronda sa femme de chambre. Descendue de nouveau, elle fit une alarmante découverte dans un des coins obscurs de l’antichambre.

Deux hommes étaient là debout, le chapeau à la main, et parlaient bas au sommelier. Celui-ci, les quittant, entra dans la salle à manger, ressortit avec sir Patrick et dit aux deux hommes :

– Veuillez avancer, s’il vous plaît.

Les deux hommes passèrent dans la partie éclairée. C’était Murdoch, le chef de la station, et Duncan, le valet de chambre de sir Patrick ! Des nouvelles d’Anne !

– Oh ! mon oncle, permettez-moi de rester, dit Blanche. Sir Patrick hésita. Il était impossible de prévoir, dans l’état des choses, quelles nouvelles alarmantes ces deux hommes pouvaient avoir à donner de la pauvre femme en fuite. Le retour de Duncan, accompagné par le chef de station, annonçait quelque chose de sérieux…

Blanche pénétra instantanément la cause de l’hésitation de son oncle. Elle devint pâle et lui saisit le bras.

– Ne me renvoyez pas, murmura-t-elle, je puis tout supporter, hormis l’incertitude.

– Sortons ! dit sir Patrick. Est-elle retrouvée oui ou non ?

– Elle est partie par le train montant, dit le chef de la station, et nous savons où elle va.

Sir Patrick respira plus librement, les couleurs reparurent sur le visage de Blanche. Tous deux se sentaient également soulagés.

– Vous aviez mes ordres pour la suivre, Duncan, pourquoi êtes-vous revenu ? dit sir Patrick.

– Votre serviteur ne mérite aucun blâme, fit observer le chef de la station. La dame a pris le train à Kirkandrew.

Sir Patrick tressaillit et regarda le chef de station.

– Aïe !… aie !… la plus proche station, celle de la ville où se tient le marché. C’est une stupidité inexcusable de ma part. Je n’y ai pas pensé un seul instant.

– J’avais pris la liberté de télégraphier le signalement de la dame à Kirkandrew, sir Patrick, en cas d’accident.

– Ma faute est réparée, Mr Murdoch. De nous deux, c’est vous qui avez eu la meilleure tête. Bien !

– Voici la réponse, monsieur.

Sir Patrick et Blanche lurent ensemble le télégramme :

KIRKANDREW Train montant, 7 h 40 après-midi. Dame décrite, pas de bagages, un sac de voyage à la main, voyageant seule. Billet seconde classe, destination Édimbourg.

 Édimbourg ! répéta Blanche. Ô ! mon oncle ! nous perdrons sa trace dans une grande ville comme celle-là !

– Nous la retrouverons, ma chère enfant. Et vous allez voir comment. Duncan, donnez-moi une plume, de l’encre et du papier. Mr Murdoch, vous retournez à la station, je suppose ?

– Oui, sir Patrick.

– Je vous remettrai un télégramme à expédier immédiatement à Édimbourg.

Il rédigea avec soin son message télégraphique et l’adressa au shériff de Mid Lothian.

– Le shériff est un de mes vieux amis, dit-il à sa nièce, et il est en ce moment même à Édimbourg. Bien avant que le train n’arrive au débarcadère, il recevra le signalement de miss Sylvestre, avec la prière de faire surveiller tous ses mouvements, jusqu’à nouvel avis. La police est entièrement à sa disposition, et nous ne pouvions choisir un homme meilleur et plus apte à atteindre le but que nous nous proposons. J’ai demandé une réponse par télégraphe. Tenez un message tout prêt à la station, Mr Murdoch. Merci et bonsoir. Allez souper, Duncan, et reposez-vous. Blanche, ma chère, retournez au salon, nous allons prendre le thé. Vous saurez où est votre amie, ce soir, avant de vous mettre au lit.

Sur ces paroles consolantes, il alla rejoindre les hôtes.

Dix minutes après, ils faisaient leur entrée au salon, et lady Lundie, fermement persuadée de n’avoir pas un instant fermé les yeux, revint aux antiquités écossaises.

Blanche, guettant l’occasion, saisit le moment où son oncle était seul.

– Maintenant, tenez votre promesse, dit-elle. Vous avez fait quelques importantes découvertes à Craig Fernie ; quelles sont-elles ?

Le regard de sir Patrick se tourna vers Geoffrey, qui sommeillait au fond d’un large fauteuil dans un coin du salon.

Le baronnet montrait encore quelque propension à éluder la curiosité de sa nièce.

– Après la découverte que nous avons déjà faite, dit-il, ne pouvez-vous attendre, ma chère, jusqu’à l’arrivée du télégramme ?

– C’est justement ce qui m’est impossible. Le télégramme n’arrivera pas avant des heures. J’ai besoin de quelque chose qui m’occupe en attendant.

Elle s’assit sur un sofa, dans le coin opposé à celui occupé par Geoffrey et montra une place libre auprès d’elle.

Sir Patrick avait promis. Il n’avait pas d’autre possibilité que de tenir sa parole. Après un nouveau regard jeté sur Geoffrey, il prit la place vacante à côté de sa nièce.

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