Vers le coucher du soleil, l’équipage de lady Holchester s’arrêta à la porte du cottage.
Trois personnes occupaient la voiture : lady Holchester, son fils aîné (maintenant lord Holchester), et sir Patrick Lundie.
– Voulez-vous attendre dans la voiture, sir Patrick, dit Julius, ou voulez-vous entrer ?
– J’attendrai. Si je puis être de la moindre utilité pour elle, envoyez-moi prévenir à l’instant. Dans tous les cas, n’oubliez pas de faire la stipulation que j’ai suggérée. C’est le seul moyen certain de mettre à l’épreuve les sentiments réels de votre frère.
Le domestique avait sonné sans le moindre résultat ; il sonna de nouveau.
Lady Holchester adressa une question à sir Patrick.
– Si j’ai l’occasion de parler en particulier à la femme de mon fils, dit-elle, avez-vous quelque chose à lui faire dire ?
Sir Patrick présenta un billet.
– Puis-je prier Votre Seigneurie d’avoir la bonté de lui remettre ceci ?
La porte venait d’être ouverte par la servante au moment où lady Holchester prenait le billet.
– Souvenez-vous de ce que j’ai dit, répéta sir Patrick. Si je puis être de la moindre utilité pour elle… ne pensez pas à ma position vis-à-vis de Mr Delamayn. Envoyez-moi chercher à l’instant.
Julius et sa mère furent conduits dans le salon.
La servante annonça que son maître était monté à sa chambre pour se coucher et qu’il allait descendre immédiatement.
La mère et le fils étaient tous deux trop inquiets pour parler.
Julius marchait avec agitation dans la salle. Quelques livres attirèrent son attention. Sur une table, dans un coin du salon, quatre volumes graisseux étaient posés, une bande de papier sortait des feuillets de l’un des volumes et portait ces mots : « Avec les respects de Mr Perry. »
Julius ouvrit le volume.
C’était le compte rendu des procès criminels en Angleterre, sous ce titre : Calendrier de Newgate. Julius montra le volume à sa mère.
– Le goût de Geoffrey, en littérature, dit-il.
Lady Holchester lui fit signe de remettre le livre à sa place.
– Vous avez déjà vu la femme de Geoffrey, n’est-ce pas ? demanda-t-elle.
Il n’y avait plus de mépris dans son air et son langage quand elle faisait allusion à Anne ; l’impression produite sur elle par la visite du matin au cottage associait la femme de Geoffrey à des anxiétés de famille d’un ordre trop sérieux.
Anne pouvait être, pour une amie de Mrs Glenarm, une femme qu’on n’aimait pas ; ce n’était plus maintenant une femme qu’on méprisait.
– Je l’ai vue quand elle est venue aux Cygnes, dit Julius. Je suis d’accord avec sir Patrick pour la considérer comme une personne fort intéressante.
– Que vous a dit sir Patrick relativement à Geoffrey, cette après-midi, pendant que je n’étais pas présente ?
– Uniquement ce qu’il vous avait dit à vous-même. Il considère leur position l’un vis-à-vis de l’autre comme déplorable. Il pense que des raisons sérieuses réclament notre intervention.
– L’opinion de sir Patrick va plus loin que cela, Julius.
– Il ne l’a pas avoué.
– Comment pourrait-il l’avouer vis-à-vis de nous ?
La porte s’ouvrit ; Geoffrey entra dans le salon.
Julius le regarda attentivement lorsqu’ils se serrèrent la main.
Ses yeux étaient injectés de sang, sa face fortement colorée ; sa parole était difficile.
Il avait l’air d’un homme ivre ; il l’était.
– Eh bien ! dit-il à sa mère. Qu’est-ce qui vous ramène ?
– Julius a une proposition à vous faire, répondit lady Holchester. Je l’approuve et je suis venue avec lui.
Geoffrey se tourna vers son frère.
– Quel besoin un homme riche comme vous peut-il avoir d’un pauvre diable comme moi ? demanda-t-il.
– J’ai besoin de me montrer juste avec vous, Geoffrey, si vous voulez m’aider et faire la moitié du chemin. Notre mère vous a donné connaissance du testament.
– Je ne suis pas porté pour un demi-penny sur ce testament. Je m’y attendais. Continuez.
– Vous êtes dans l’erreur : vous y êtes porté. Une libérale provision vous est allouée, dans un codicille. Malheureusement notre père est mort sans le signer. Inutile de dire que je me considère, malgré tout, comme obligé par ce codicille. Je suis prêt à faire pour vous ce que notre père voulait faire. Et je ne vous demande, en retour, qu’une concession.
– Que peut-elle bien être ?
– Vous vivez ici d’une façon très malheureuse avec votre femme, Geoffrey.
– Qui dit cela ?… Pour ma part, je ne le dis pas.
Julius posa doucement la main sur le bras de son frère.
– Ne jouez pas avec un sujet aussi sérieux, dit-il. Votre mariage est dans toute la force du terme un malheur… non seulement pour vous, mais pour votre femme. Il est impossible que vous viviez ensemble… Je suis venu pour vous demander de consentir à une séparation. Consentez-y, et la provision qui vous est allouée sur le codicille non signé vous est acquise. Que répondez-vous ?
– Je dis : non ! répondit-il.
Lady Holchester intervint pour la première fois.
– L’offre généreuse de votre frère mérite une meilleure réponse, dit-elle.
– La réponse, répéta Geoffrey, est : non !
Il s’assit entre eux, ses poings fermés reposant sur ses genoux, inaccessible à tout ce que l’un et l’autre pouvaient lui dire.
– Dans votre situation, Geoffrey, dit Julius, un refus est tout simplement de la folie. Je ne l’accepte pas.
– Faites comme vous voudrez, ma résolution est prise. Je ne me laisserai pas enlever ma femme. Elle restera ici.
Le ton brutal sur lequel fut faite cette réponse souleva l’indignation de lady Holchester.
– Prenez garde, dit-elle. Vous ne vous conduisez pas seulement avec la plus grossière ingratitude avec votre frère, vous faites entrer de force un soupçon dans l’esprit de votre mère. Vous avez un motif que vous nous cachez.
Il se tourna vers sa mère d’un air de férocité qui fit bondir Julius et le mit sur ses pieds à l’instant ; presque aussitôt le regard de Geoffrey s’abaissa vers le sol, et le démon qui le possédait se calma de nouveau.
– Allons ! répéta-t-il sans relever la tête et la parole plus difficile que jamais, je suis prêt à faire afficher mon motif par toute la ville de Londres, si cela vous convient, je suis fou d’elle.
Son regard se releva sur ces mots.
Lady Holchester détourna la tête, reculant d’horreur.
Si violent fut le choc qu’elle reçut que les préventions si profondément implantées dans son esprit par Mrs Glenarm en furent ébranlées.
– Pauvre créature !… dit-elle.
Il vit une offense dans ces deux mots.
– Je ne veux pas, se récria-t-il, que ma femme soit un objet de pitié pour qui que ce soit.
Puis il se précipita vers le corridor et dit à haute voix :
– Anne ! descendez !
Une douce voix répondit, des pas légers se firent entendre dans l’escalier.
Julius s’avança, lui prit la main, et la tint avec bonté dans la sienne.
– Nous avons une petite discussion de famille, dit-il essayant de la rassurer. Geoffrey s’échauffe et s’emporte comme d’habitude.
Geoffrey s’adressa d’un ton ferme à sa mère.
– Regardez-la, dit-il ; meurt-elle de faim ? Est-elle en haillons ? Est-elle couverte de meurtrissures ?
Il se tourna vers Anne.
– Ils viennent ici pour me proposer une séparation. Tous deux croient que je vous hais ; je ne vous hais pas ; je suis un bon chrétien. Je vous dois d’avoir été exclu du testament de mon père ; je vous le pardonne… Je vous dois d’avoir perdu la chance d’épouser une femme possédant 10 000 livres de revenu ; je vous le pardonne… Je ne suis pas un homme qui fait les choses à demi. J’ai dit que je ferais tous mes efforts pour être envers vous un bon mari ; j’ai dit que je désirais que tout désaccord cessât entre nous. Eh bien ! je tiens ma parole, et quelle en est la récompense ? Je suis insulté… Ma mère vient ici, mon frère vient ici, et ils m’offrent de l’argent pour que je me sépare de vous. Maudit soit l’argent ! Je ne veux être entretenu par personne, je veux gagner ma vie. Honte sur les gens qui interviennent entre le mari et la femme ! Honte ! voilà ce que je dit. Honte ! honte !
Anne promena ses regards de son mari à la mère de son mari, comme pour demander une explication.
– Avez-vous proposé une séparation entre nous ? demanda-t-elle.
– Oui ; dans des termes tout à l’avantage de mon fils, en arrangeant les choses de façon à tenir tout le compte possible de la considération qui vous est due. Existerait-il quelques objections de votre côté ?
– Oh ! Lady Holchester !… Est-il nécessaire de me le demander ?… Qu’a-t-il dit ?…
– Il a refusé.
– Refusé ?
– Oui, dit Geoffrey. Je ne reviens pas sur ma parole. Je m’en tiens à ce que j’ai dit ce matin. Tous mes efforts tendent à me montrer bon mari. Mon désir est de mettre fin à tout différend.
Il s’arrêta, puis ajouta comme dernière raison :
– Je suis fou de vous.
Leurs yeux se rencontrèrent au moment où il disait cela.
Julius sentit la main d’Anne frémir et serrer la sienne. La faible étreinte de ses petits doigts glacés, l’expression de terreur peinte sur son doux visage quand il se détourna lentement, tout semblait dire :
– Ne me laissez pas sans amis cette nuit !
– Quand vous resteriez ici jusqu’au jugement dernier, dit Geoffrey, vous ne tireriez rien autre chose de moi. Vous avez ma réponse.
Sur ce, il s’assit d’un air maussade, attendant et mettant de l’ostentation à faire voir qu’il attendait que sa mère et son frère prissent congé de lui.
La position était sérieuse.
Essayer de discuter avec un tel homme, et ce soir-là, était chose inutile.
Inviter sir Patrick à intervenir ne pouvait que provoquer chez Geoffrey une nouvelle explosion de violence.
D’un autre côté, abandonner la pauvre femme, après ce qui s’était passé, sans un nouvel effort pour la protéger, c’eût été un acte d’inhumanité véritable, rien de moins.
Julius prit, pour tourner la difficulté, le seul parti digne d’un homme compatissant et honorable comme il était.
– Nous en resterons là pour ce soir, Geoffrey, dit-il. Mais je n’en suis pas moins résolu, en dépit de tout ce que vous avez dit, à reprendre l’entretien demain. Vous m’épargneriez la fatigue d’un voyage à Londres ce soir et d’un nouveau déplacement pour revenir demain, si vous me permettiez de passer la nuit chez vous. Pouvez-vous me donner un lit ?
Un regard qu’Anne jeta sur lui le remercia bien mieux que n’auraient pu le faire des paroles.
– Vous donner un lit ? répéta Geoffrey.
Il se contint ; il était sur le point de refuser.
Sa mère l’observait ; sa femme l’observait ; sa femme savait qu’il y avait en haut une chambre à coucher libre.
– Très bien ! reprit-il sur un ton plus doux et les yeux dirigés vers sa mère. Il y a une chambre libre là-haut. Prenez-la, si cela vous plaît. Vous ne trouverez rien de changé dans ma résolution demain… mais c’est votre idée. Restez ici si la fantaisie vous en prend. Je n’y mets pas d’opposition. Cela m’importe peu. Consentez-vous à confier Sa Seigneurie à mon hospitalité ? ajouta-t-il en s’adressant à sa mère. Je pourrais avoir quelque dessein que je vous cache, vous savez !
Sans attendre une réponse, il se tourna vers Anne.
– Allez dire à la vieille muette de mettre des draps au lit. Apprenez-lui qu’un lord, en chair et en os, honore la maison de sa présence, qu’elle envoie chercher quelque chose de diablement bon pour le souper !
Il partit d’un bruyant éclat de rire forcé.
Lady Holchester se leva au moment où Anne allait quitter le salon.
– Je ne serai plus ici quand vous reviendrez, dit-elle, laissez-moi vous souhaiter une bonne nuit.
Elle lui donna une poignée de main et lui glissa en même temps le billet de sir Patrick, sans qu’on la vît.
Anne sortit.
Sans dire un mot de plus à son second fils, lady Holchester fit signe à Julius de lui offrir le bras.
– Vous avez agi noblement envers votre frère, lui dit-elle. Mon seul soutien et mon seul espoir sont en vous, Julius.
Ils gagnèrent ensemble la porte de la rue, Geoffrey les suivant la clef à la main.
– Ne soyez pas trop inquiète, murmura Julius à sa mère. Je veillerai à ce qu’il ne boive pas ce soir, et je vous rendrai, demain, un meilleur compte de lui. Expliquez tout à sir Patrick, pendant le trajet de votre retour à Londres.
Il conduisit lady Holchester à sa voiture et rentra, laissant à Geoffrey le soin de refermer la porte.
Les deux frères revinrent en silence au cottage. Julius avait dissimulé devant sa mère, mais il était sérieusement inquiet. Naturellement enclin à voir toutes choses par leur beau côté, il ne pouvait pourtant trouver une interprétation favorable à tout ce qu’avait dit et fait Geoffrey ce soir-là.
La conviction qu’il jouait un rôle arrêté d’avance et cela dans quelque but abominable connu de lui seul, s’était profondément enracinée dans l’esprit de Julius.
Il avait l’expérience de son frère et il savait que les considérations pécuniaires n’occupaient pas le dernier rang dans l’esprit de Geoffrey.
Ils rentrèrent dans le salon.
– Que voulez-vous boire ? dit Geoffrey.
– Rien.
– Ne me tiendrez-vous pas compagnie en prenant avec moi un peu de brandy et d’eau ?
– Non. Vous avez déjà pris assez de brandy.
Après s’être un instant regardé dans la glace, Geoffrey tomba tout à coup d’accord avec Julius.
– J’en ai l’air, dit-il. J’aurai bientôt mis ordre à cela.
Il disparut et revint avec une serviette mouillée nouée autour de la tête.
– Que voulez-vous faire pendant que les femmes apprêtent votre lit ? dit-il. Ici, liberté entière. Il m’a pris la fantaisie de cultiver mon esprit ; il faut que j’entre dans la voie des réformes maintenant que je suis un homme marié. Faites ce qu’il vous plaira, je vais lire.
Il alla à la petite table, apporta les trois volumes du Calendrier de Newgate et en offrit un à son frère.
Julius le lui rendit.
– Vous ne cultiverez pas votre esprit, dit-il, avec des livres comme ceux-ci. De mauvaises actions, racontées dans un mauvais anglais, ne peuvent faire qu’une mauvaise lecture.
– Cela me suffira. Je ne sais pas distinguer le bon anglais de l’autre.
Sur cet aveu plein de franchise, auquel la majorité de ses camarades d’école et de collège aurait pu souscrire, sans la moindre injustice pour l’état présent de l’éducation en Angleterre, Geoffrey approcha une chaise de la table et ouvrit un des volumes de ces annales du crime.
Le journal du soir était déposé sur le sofa.
Julius le prit et s’assit en face de son frère. Il remarqua avec quelque surprise que Geoffrey paraissait avoir un objet spécial en consultant cet ouvrage. Au lieu de commencer à la première page, il feuilletait le livre et y faisait des cornes à certaines places.
Si Julius avait regardé par-dessus l’épaule de son frère au lieu de le regarder seulement d’un côté de la table à l’autre, il aurait vu que Geoffrey sautait les petits crimes et marquait, pour les lire, exclusivement, les cas de meurtre.