» Quand je rentrai, le mobilier était enlevé et mon mari parti.
» Il n’y avait personne que le propriétaire dans la maison vide.
» Il me dit tout ce qu’il pouvait me dire, il fut assez bon pour moi.
» Dès qu’il fut parti, je fis ma malle, je montai dans une voiture lorsque la nuit fut venue, et je trouvai un logement pour y reposer ma tête.
» S’il y eut jamais une créature isolée et malheureuse dans le monde, j’étais cette créature ce soir-là.
» Il n’y avait pour moi qu’une chance de gagner mon pain : aller occuper l’emploi qui m’avait été offert au club, sous les ordres d’un chef cuisinier.
» Il ne me restait qu’un espoir… l’espoir de ne plus revoir mon mari.
» J’allai à mon ouvrage et je réussis.
» Je gagnai le premier trimestre de mes gages.
» Mais il n’est pas bon pour une femme de se voir dans la position où j’étais : seule et sans amis, dépouillée de tout ce que j’avais mis mon orgueil à acquérir, et n’ayant plus d’intérêt dans la vie.
» Je suivais régulièrement les offices à la chapelle, mais je pense que mon cœur commençait à s’endurcir et que mon esprit s’absorbait trop dans ses pensées.
» Un changement était proche.
» Deux ou trois jours après que j’eusse reçu mes premiers gages, mon mari me découvrit.
» L’argent du mobilier était dépensé.
» Il fit un esclandre au club.
» Je ne pus le faire tenir tranquille qu’en lui donnant tout l’argent qui ne m’était pas absolument nécessaire pour vivre.
» L’affaire vint à la connaissance des commissaires : ils me dirent que si pareille chose se renouvelait ils seraient forcés de me congédier.
» Au bout d’une quinzaine le fait se renouvela.
» Tous les commissaires me dirent qu’ils en étaient désolés pour moi ; mais je perdis ma place.
» Mon mari revint avec moi dans mon logement.
» Le lendemain matin, je le surpris me volant ma bourse avec les quelques shillings qu’elle renfermait, dans ma malle dont il avait fracturé la serrure.
» Nous nous querellâmes ; il me battit encore et cette fois me laissa étendue à terre.
» Je retournai à la cour de police, et je racontai mon histoire à un autre magistrat ; cette fois, ma seule demande était qu’on me protégeât contre le retour de mon mari.
» Je ne veux pas être à charge aux autres, dis-je, je ne demande que ce qui est juste. Je ne me plains même pas d’avoir été cruellement maltraitée. Tout ce que je demande, c’est qu’on me laisse les moyens de gagner honnêtement ma vie.
» La réponse que je reçus se résume en ceci.
» La loi pouvait me protéger pourvu que j’eusse de l’argent à dépenser pour obtenir d’une plus haute cour une séparation.
» Après avoir permis à mon mari de me voler tout ce que je possédais, la loi me répondait quand je venais à elle dans ma détresse, en me tendant la main pour être payée.
» Je ne possédais au monde que 3 shillings et 6 pence, et la perspective, si je gagnais davantage, de voir arriver mon mari avec la permission de la loi pour me le prendre.
» Il ne me restait qu’une chance, c’était de gagner du temps et de tâcher de lui échapper.
» Je gagnai un mois de liberté en l’accusant de m’avoir battue.
» Le magistrat, qui se trouvait être jeune et nouveau dans les affaires, l’envoya en prison au lieu de le condamner à l’amende.
» Cela me laissa le temps de me faire donner un certificat au club et d’obtenir une lettre de recommandation du bon Mr Bapchild.
» Grâce à ces pièces, j’obtins une place dans une famille, cette fois en province.
» Je me trouvai alors dans un poste tranquille.
» J’étais chez de braves et dignes gens, qui avaient compassion de mon malheur et qui me traitaient avec une grande indulgence.
» Au milieu de tous mes tourments, je dois dire que j’ai toujours eu l’occasion de reconnaître une chose.
» J’ai observé que les gens heureux sont le plus souvent disposés à éprouver de la compassion pour le malheur des autres.
» J’ai observé également qu’ils voient assez clairement ce qu’il y a de dur, de cruel et d’injuste dans le gouvernement du pays auquel ils fournissent les moyens de marcher.
» Mais demandez-leur de ne pas rester tranquillement assis à murmurer contre les abus, demandez-leur de se lever et d’y mettre ordre et vous trouverez un troupeau de moutons.
» Plus de 6 mois se passèrent et j’économisai un peu d’argent.
» Un soir, comme nous allions gagner nos lits, la sonnette de la rue retentit bruyamment.
» Le valet de pied alla ouvrir : j’entendis la voix de mon mari dans le vestibule.
» Il avait retrouvé mes traces, grâce à l’aide d’un homme de police qu’il connaissait, et il venait réclamer ses droits.
» Je lui offris le peu d’argent que je possédais s’il consentait à me laisser où j’étais.
» Mon bon maître alla lui parler.
» Tout fut inutile ; il ne voulut rien entendre.
» Si c’eût été lui qui m’eût quittée, on aurait pu faire quelque chose pour me protéger, à ce que je compris.
» Mais il tenait à sa femme.
» Tant que je pouvais gagner un denier il tenait à moi.
» Liée à lui, je n’avais pas le droit de le quitter… j’étais obligée d’aller avec mon mari… aucun moyen de lui échapper.
» Je dis adieu à mes maîtres ; j’ai toujours gardé le souvenir de leurs bontés.
» Mon mari me ramena à Londres.
» Tant que l’argent dura, la boisson alla bon train ; quand il fut dépensé, je fus battue.
» Point de remède, point de remède !
» Je pouvais pourtant chercher à lui échapper de nouveau.
» J’aurais pu le faire remettre en prison.
» Quel avantage en résulterait-il pour moi ? Au bout de quelques semaines, il sortirait sobre, repentant, promettant de s’amender ; puis l’accès le reprendrait, et il redeviendrait fou furieux.
» Mon cœur s’endurcit sous l’influence de cette situation désespérée, et de noires pensées m’assiégèrent, surtout la nuit.
» Vers ce temps, je commençai à me dire qu’il n’y avait d’espoir de délivrance que dans la mort.
» Sa mort ou la mienne.
» Une ou deux fois j’allai me promener, à la nuit, sur les ponts et je regardai la rivière.
» Non ! je n’étais pas femme à choisir ce moyen pour mettre un terme à ma misère.
» La fièvre brûle votre sang… votre tête est en feu… vous sortez pour en finir avec la vie.
» Les tourments n’ont jamais produit cet effet sur moi.
» Sous leur influence, je deviens froide… mon sang ne s’allume pas… c’est mauvais… mais on est ce qu’on est.
» L’Éthiopien peut-il changer la couleur de sa peau ou le léopard faire disparaître les taches de sa robe ?
» Je lui échappai encore et je trouvai une bonne place.
» Peu importe de dire où et comment – c’est toujours la morne histoire –, mieux vaut arriver à la fin.
» Néanmoins, il y avait un changement cette fois ; je n’étais pas dans une famille.
» J’avais aussi la permission d’apprendre à faire la cuisine à de jeunes femmes, dans mes instants de loisir.
» Grâce à cela, et mon mari ayant été longtemps à me découvrir, j’étais arrivée à me mettre en bonne position.
» Quand mon ouvrage était fini et la nuit venue, j’allais reposer dans un logement à moi.
» Il ne se composait que d’une chambre. Je le garnis de meubles m’appartenant. Le loyer était de moitié inférieur à celui que m’aurait coûté une chambre meublée. Et puis, au milieu de tous mes chagrins, j’ai toujours aimé que tout fût propre autour de moi, propre, bien en ordre, et de bonne qualité.
» Eh bien ! est-il nécessaire de dire comment cela finit ?
» J’étais en course, cette fois, le hasard me fit le rencontrer dans la rue.
» Il était en haillons et mourant de faim.
» Mais que lui importait à présent ?
» Il n’avait qu’à puiser dans ma poche et y prendre ce dont il avait besoin.
» Il n’y a pas de bornes à ce que peut faire un mari en Angleterre, tant qu’il tient à sa femme.
» Dans cette occasion, il eut assez de finesse pour comprendre qu’il agirait contre son intérêt en me faisant perdre ma place.
» Pendant un certain temps, les choses allèrent assez paisiblement.
» Je prétendis que le travail était plus rude que de coutume ; et il me donna la permission de coucher au lieu où j’étais employée.
» Cela ne dura pas longtemps ; l’accès le reprit.
» Il vint chez mes maîtres et fit un scandale.
» Des gens honnêtes ne pouvaient supporter cela : je perdis encore ma place.
» Une autre femme serait devenue folle. Je crois qu’il s’en fallait de l’épaisseur d’un cheveu que je perdisse la raison.
» Quand je le regardai le soir, plongé dans le sommeil de l’ivresse, je pensai à Jahel et à Sisara, voir le Livre des Juges, chapitre IV, versets 17-21, il dit :
» “Elle prit un clou de la tente, et, un marteau à la main, elle s’approcha doucement de lui, lui appliqua le clou sur la tempe et le cloua par terre, car il était profondément endormi et accablé de fatigue. Ainsi, il mourut. Elle accomplit cet acte pour délivrer son pays de Sisara.”
» S’il y avait eu un marteau et un clou dans la chambre, je crois que j’aurais été Jahel, avec cette différence que j’eusse fait cela pour me délivrer moi-même.
» Avec le jour cette idée passa.
» Je sortis et j’allai consulter un homme de loi.
» Beaucoup de personnes à ma place en auraient eu assez de la loi ; mais je suis de ceux qui vident la coupe jusqu’à la lie.
» Ce que je dis à cet homme se résume à ceci.
» – Je viens prendre vos conseils au sujet d’un fou. Les fous, à ce que j’ai entendu dire, sont des gens qui ont perdu tout contrôle sur eux-mêmes. Quelquefois cela les conduit à se nourrir d’illusions, d’autres fois à commettre des actions nuisibles à autrui et à eux-mêmes. Mon mari a perdu tout contrôle sur lui-même par sa passion pour les liqueurs fortes. Je requiers qu’on l’empêche de boire, comme on prend contre d’autres des mesures pour les empêcher d’attenter à leur vie ou à la vie du prochain. Il y a des asiles pour les fous, par tout le pays, à la disposition du public, à de certaines conditions. Si je remplis ces conditions, la loi peut-elle me délivrer du malheur d’être mariée à un fou dont la folie est de boire ?
» – Non, me dit l’homme de loi. La loi anglaise se refuse à considérer un incorrigible ivrogne comme étant dans des conditions à subir aucune peine. La loi anglaise laisse les maris et les femmes se débattre contre leur misère comme ils peuvent.
» Je payai des honoraires à l’homme de loi et je le quittai.
» C’était la dernière chance.
» Elle était contre moi.