DOUZIÈME SCÈNE DRURY LANE

49
LA LETTRE ET LA LOI

Nous sommes dans l’humide passage de Drury Lane, dans un bien sombre logis.

Depuis la pièce d’entrée jusqu’au fond de la maison, des piles de vieille musique sont entassées sur les planches dans la poussière ; des masques et des armes de théâtre, des portraits de chanteurs et de danseurs sont accrochés à la muraille ; une boîte à violon vide est jetée dans un coin, en face d’un buste brisé de Rossini ; une gravure sans cadre représentant le Jugement de la reine Caroline sert de devant de cheminée ; les chaises sont de vieux sièges en chêne sculpté ; la table est un excellent spécimen de la triste fabrication moderne ; un mince morceau de droguet sert de tapis ; un épais dépôt de crasse et de suie couvre le plafond.

Ce logis de Drury Lane était celui d’une agence musicale et théâtrale de l’ordre le plus humble.

À une heure assez avancée de l’après-midi du jour de la Saint-Michel, deux personnes étaient assises dans la première chambre.

C’étaient Anne Sylvestre et sir Patrick Lundie.

Les préliminaires de leur entretien, y compris le récit de ce qui s’était passé à Perth et aux Cygnes, et l’exposé des circonstances relatives à la séparation d’Arnold et de Blanche étaient arrivés à leur fin.

C’était à sir Patrick à mettre un autre sujet sur le tapis.

Il regarda sa compagne et hésita.

– Vous sentez-vous assez forte pour continuer ? demanda-t-il. Si vous préférez vous reposer un peu… je vous en prie, dites-le.

– Je vous remercie, sir Patrick. Je suis plus que prête, je suis impatiente de continuer. Les mots sont insuffisants pour exprimer l’ardeur anxieuse que j’ai de vous être utile. Je m’en repose entièrement sur votre expérience pour m’en montrer le moyen.

– Je ne puis faire cela, miss Sylvestre, qu’en vous demandant, sans cérémonie, tous les renseignements dont j’ai besoin. Aviez-vous, en faisant le voyage de Londres, quelque but que vous ne m’ayez pas encore fait connaître ? La question ne doit pas vous embarrasser, je ne parle ici que comme représentant d’Arnold Brinkworth, et de ce que son intérêt me commande de connaître.

– J’avais un but, sir Patrick, que je n’ai pas encore pu réussir à atteindre.

– Puis-je vous demander quel il était ?

– Celui de voir Geoffrey Delamayn.

Sir Patrick fit un mouvement de surprise.

– Vous avez essayé de le voir !… quand ?…

– Ce matin.

– Mais vous n’êtes arrivée à Londres qu’hier soir.

– C’est vrai, dit Anne, et encore après plusieurs temps d’arrêt dans mon voyage. J’ai été obligée de me reposer à Édimbourg, puis encore à York, et j’avais grand-peur de donner à Mrs Glenarm le temps d’arriver avant moi.

– Peur ? répéta sir Patrick. J’avais cru comprendre que vous n’aviez nulle intention sérieuse de disputer ce drôle à Mrs Glenarm. Quel motif a pu vous porter à rechercher sa présence ?

– Le même motif qui m’a conduit aux Cygnes.

– Comment !… L’idée qu’il dépendait de Mr Delamayn de faire rentrer les choses dans l’ordre ? Vous croyez pouvoir l’y amener en consentant à le délier de ses engagements, du moins en ce qui concerne vos droits ?

– Soyez indulgent pour ma folie, sir Patrick, employez envers moi toute votre patience. Je suis toujours seule maintenant et j’ai pris l’habitude de beaucoup réfléchir… J’ai réfléchi sur la position dans laquelle mes infortunes ont placé Mr Brinkworth. J’ai été opiniâtre, déraisonnablement opiniâtre, dans la croyance que je pouvais réussir auprès de Geoffrey Delamayn, après avoir échoué auprès de Mrs Glenarm. J’y persiste encore. S’il avait pu m’entendre, ma folie, en allant à Fulham, aurait peut-être eu son excuse.

Elle soupira amèrement et n’ajouta rien.

Sir Patrick lui prit la main.

– Votre folie a son excuse, dit-il avec bonté, votre motif est au-dessus de tout reproche. Laissez-moi ajouter pour tranquilliser votre esprit, que lors même que Geoffrey Delamayn aurait consenti à vous entendre et aurait accepté vos conditions, le résultat eût encore été le même. Vous avez tort de supposer qu’il n’aurait qu’à parler pour tout arranger. Il n’y peut plus rien maintenant. Le mal a été fait l’instant même où Arnold Brinkworth est entré à l’auberge de Craig Fernie pour y passer ces heures fatales avec vous.

– Oh ! Sir Patrick, si j’avais su cela avant de me rendre à Fulham ce matin !…

Elle frissonna en disant ces mots. Quelque chose en elle s’associait au souvenir de cette visite à Geoffrey. C’était une impression dont le souvenir agita subitement ses nerfs.

Quelle était cette impression ?

Sir Patrick résolut d’obtenir une réponse à sa question avant de pousser plus avant la poursuite du principal objet de cet entretien.

– Vous m’avez dit vos raisons pour aller à Fulham, mais vous ne m’avez pas dit encore ce qui vous y était arrivé.

Anne hésitait.

– Est-il nécessaire de vous troubler l’esprit de tout cela ? demanda-t-elle avec une évidente répugnance à aborder ce sujet.

– C’est absolument nécessaire, répondit sir Patrick, du moment que Delamayn s’y trouve mêlé.

Anne fit donc appel à sa résolution et aborda son récit dans ces termes :

– La personne qui s’occupe de mon affaire ici me fit connaître l’adresse qu’elle avait été chargée de découvrir, mur-mura-t-elle. J’eus quelque difficulté à trouver la maison. C’est à peine autre chose qu’une chaumière presque perdue dans un grand jardin, entouré de hauts murs. Je vis un équipage attendant à la porte. Le cocher faisait promener ses chevaux. Il me désigna la porte. Une grande porte de bois munie d’un guichet. Je sonnai. Une servante ouvrit le guichet et me regarda. Elle refusa de me laisser entrer. Sa maîtresse lui avait donné l’ordre de tenir la porte close à tout étranger, surtout quand ces étrangers étaient des femmes. Je parvins à lui glisser quelques pièces de monnaie par le guichet, et je demandai à parler à sa maîtresse. Après avoir attendu quelque temps, j’aperçus un autre visage à travers les barreaux, et il me sembla le reconnaître. J’avais probablement les nerfs en mouvement, je tressaillis et dis : « Il me semble que nous nous connaissons. » Je ne reçus pas de réponse. La porte s’ouvrit tout à coup. Et qui pensez-vous que je vis devant moi ?

– Est-ce quelqu’un qui me soit connu ?

– Oui.

– Un homme ou une femme ?

– C’était Hester Dethridge.

– Hester Dethridge !

– Oui, vêtue comme de coutume… avec son air habituel, et son ardoise pendant à son côté.

– C’est étonnant !… Où l’ai-je vue la dernière fois ?… À la station de Windygates… c’est positif… elle allait à Londres après avoir quitté le service de ma belle-sœur. Aurait-elle accepté une autre place sans me l’avoir fait savoir ?

– Elle vit à Fulham.

– Elle est en service ?

– Non, elle est maîtresse dans sa propre maison.

– Quoi ! Hester Dethridge possède une maison à elle ? Bien ! bien ! Pourquoi ne ferait-elle pas son chemin dans le monde comme une autre ? Vous a-t-elle laissée entrer ?

– Elle est restée pendant quelque temps à me regarder avec son air étrange. Les domestiques de Windygates disaient toujours qu’elle avait l’esprit dérangé et vous serez obligé de confesser vous-même, sir Patrick, quand vous saurez ce qui est arrivé, qu’ils ne se trompaient pas. J’ai parlé la première. « Ne vous souvenez-vous pas de moi ? » lui dis-je. Elle prit son ardoise et écrivit : « Je me souviens de vous quand vous étiez évanouie à Windygates. » J’ignorais entièrement qu’elle eût été présente quand j’avais perdu connaissance dans la bibliothèque. Je ne sais si c’est ce souvenir qui me fit tressaillir, ou si c’est l’effroyable regard de ces yeux morts attachés sur moi… Je n’en sais rien et je ne pus rien ajouter pendant un moment… Elle écrivit alors sur son ardoise la plus étrange question, formulée en ces termes : « J’ai dit, en ce temps-là : c’est la faute d’un homme, avais-je raison ? » Si la question avait été faite dans la forme ordinaire, et par tout autre, je l’aurais trouvée trop insolente… Comprenez-vous, sir Patrick, que j’y aie répondu ? Je ne le comprends pas moi-même à présent… et pourtant je répondis. Elle m’y contraignit par la fixité de son regard et je dis : « Oui. »

– Tout cela se passa-t-il à la porte ?

– À la porte.

– Puis elle vous laissa entrer ?

– Oui. Elle me saisit par le bras, assez rudement, me tira de l’autre côté de cette porte et la ferma. J’avais les nerfs brisés, mon courage s’était évanoui. Je frissonnai lorsqu’elle me toucha, mais elle laissa retomber mon bras. J’étais là comme un enfant, attendant ce qu’il lui plairait de dire ou de faire. Elle posa ses deux mains sur ses hanches et me regarda longtemps, poussa une sorte de cri inarticulé, non pas comme si elle était en colère, plutôt comme si elle était satisfaite, presque heureuse, dirais-je, s’il s’agissait de tout autre que d’Hester Dethridge ! Comprenez-vous à présent ?

– Pas encore. Permettez que je me rende la chose plus claire en vous posant une nouvelle question. Vous a-t-elle montré quelque attachement, quand vous étiez toutes deux à Windygates ?

– Pas le moindre. Elle paraissait être incapable d’attachement pour moi, comme pour toute autre personne.

– A-t-elle écrit d’autres questions sur son ardoise ?

– Oui. Une autre question au-dessus de la première. Son esprit était encore occupé de mon évanouissement et de l’homme qui l’avait causé. Elle écrivit : « Dites-moi comment il vous a traitée. Est-ce un coup qui vous a jetée par terre ? » Beaucoup de gens auraient ri de cette question. Elle me fit peur. Je lui dis : « Non. » Elle secoua la tête comme si elle ne me croyait pas, et reprit son ardoise : « Nous n’aimons pas à l’avouer, quand ils ont levé la main sur nous et qu’ils nous ont battues, n’est-ce pas ? » Je lui répondis : « Vous êtes dans l’erreur. » Elle continua obstinément à écrire : « Qui est l’homme ? » Je retrouvai assez d’empire sur moi-même pour refuser cette fois de répondre. Elle ouvrit la porte et m’invita du geste à sortir. Je la suppliai, par signes, d’attendre encore un peu. Elle se remit, avec son air impénétrable, à écrire sur son ardoise, et toujours au sujet de l’HOMME. Cette fois la question était plus nette encore. Elle avait probablement interprété à sa façon ma présence dans cette maison. Elle écrivit : « Est-ce l’homme qui demeure ici ? » Je vis que la porte se refermerait sur moi si je ne répondais pas. Ma seule chance était d’avouer qu’elle avait deviné juste. Je dis : « Oui… j’ai besoin de le voir. » Elle me prit le bras, aussi rudement que la première fois, et me fit entrer dans la maison.

– Je commence à comprendre, dit sir Patrick. Je me rappelle avoir entendu dire par mon frère qu’elle avait été brutalement maltraitée par son mari. Je conçois l’association de toutes ces idées, dans son cerveau confus. Songez que son dernier souvenir de vous est celui d’une femme évanouie à Windygates.

– Oui.

– Elle avait deviné juste, en supposant que c’était un homme qui, d’une manière ou d’une autre, était la cause de l’état dans lequel elle vous avait trouvée. Mais cet évanouissement, dû à un choc moral, elle ne le comprend pas. Elle se reporte à son expérience personnelle et ne peut l’attribuer qu’à ces brutalités physiques exercées par l’HOMME. Elle voit en vous un reflet de ses propres souffrances et de sa propre histoire. Tout cela est curieux pour un observateur de l’humaine nature. Tous ces sentiments dans cette pauvre tête expliquent qu’elle ait manqué aux instructions données par elle-même à sa servante et qu’elle vous ait laissée pénétrer dans la maison. Qu’est-il arrivé ensuite ?

– Elle m’a conduite dans une chambre, que je suppose être la sienne. Par signe, elle m’a offert du thé. Cette offre était bien faite de la plus étrange façon ! Pas la moindre apparence de bonté. Après ce que vous venez de me dire, je crois concevoir jusqu’à un certain point ce qui se passait dans son esprit. Elle sentait une sorte de plaisir à voir une femme qu’elle supposait aussi malheureuse qu’elle l’avait été autrefois elle-même ; je refusai de prendre quoi que ce soit et j’essayai d’en revenir à l’objet qui m’avait amenée dans la maison, mais elle ne prit point garde à ce que je lui disais… Elle me fit faire le tour de la chambre, me conduisit à la fenêtre et me montra le jardin. « Ma chambre et mon jardin », voilà ce qu’elle avait voulu dire. Il y avait quatre hommes dans ce jardin, et, parmi eux, Geoffrey Delamayn. Je fis une nouvelle tentative pour lui dire que j’avais besoin de parler à Geoffrey ; mais elle avait une autre idée dans l’esprit. Après m’avoir invitée à quitter la croisée, elle me conduisit près de la cheminée et me montra une feuille de papier écrite, placée sous un verre et accrochée au mur. Elle semblait éprouver une sorte d’orgueil à posséder ce manuscrit encadré. Quoi qu’il en soit, elle insista pour que j’en prisse lecture. C’était l’extrait d’un testament.

– Le testament en vertu duquel elle avait hérité de la maison ?…

– Oui, le testament de son frère. Il disait qu’il regrettait sur son lit de mort d’être resté un étranger pour sa sœur, depuis le temps où elle s’était mariée contre son désir et contre son avis. Comme preuve de son désir sincère de se réconcilier avec elle, avant de mourir et en compensation des souffrances qu’elle avait dû endurer de la part de son défunt mari, il lui laissait un revenu de 200 livres sterling par an, ainsi que l’usufruit de la maison et du jardin, sa vie durant. Telle est, autant que je puis me la rappeler, la substance de ce testament.

– Il fait honneur à son frère et à elle-même, dit sir Patrick. Si je fais la part de son étrange caractère, je comprends qu’elle aime à le faire voir. Ce qui m’étonne, c’est qu’elle prenne des locataires, ayant un revenu suffisant pour vivre.

– C’est précisément la première question que je lui fis moi-même. J’étais obligée de prendre des précautions, et de commencer par lui parler de ses locataires, et leur présence dans le jardin, où je pouvais les voir, me servait d’excuse. Les pièces à louer dans la maison ont été, à ce que j’ai cru comprendre, arrêtées par une personne agissant pour le compte de Geoffrey Delamayn, son entraîneur, je présume. Il avait beaucoup surpris Hester Dethridge en ne s’occupant pas de la maison et en ne montrant d’intérêt que pour le jardin.

– C’est parfaitement intelligible, miss Sylvestre. Le jardin que vous avez décrit était juste ce qu’il lui fallait pour les exercices de son patron : un grand espace bien défendu contre les curieux par les hautes murailles qui l’entourent. Après ?

– Après, j’arrivai donc à demander à Hester pourquoi elle avait consenti à louer sa maison. Quand je lui adressai cette question, son air devint plus dur que jamais. Elle me répondit sur son ardoise par ces tristes paroles : « Je n’ai pas un ami au monde ; je n’ose pas vivre seule. » C’est sa raison. C’est affreux, n’est-ce pas, sir Patrick ?

– Affreux en effet ! Et comment finit toute cette scène ? Êtes-vous enfin entrée dans le jardin ?

– Oui. Hester sembla tout à coup changer d’idée et m’ouvrit elle-même la porte. En passant devant la fenêtre de la pièce où je l’avais laissée, je me retournai. Elle avait pris place à une table, près de la fenêtre, comme pour guetter ce qui allait m’arriver. Ses yeux, rencontrant les miens, me troublèrent davantage. Je suis presque portée à croire maintenant, quelque horrible que soit cette idée, qu’elle s’attendait à me voir traitée comme elle l’avait été autrefois. Je me sentis soulagée, quoique sachant bien que j’allais au-devant d’un risque sérieux, de ne plus voir cette femme. Comme je m’approchais des hommes qui étaient dans le jardin, j’entendis deux d’entre eux qui causaient vivement avec Geoffrey. Le quatrième, plus âgé, se tenait à l’écart à une petite distance. Je me tins hors de vue autant que possible, attendant que la conversation fût finie. Il m’était impossible de ne pas l’entendre. Les deux hommes s’efforçaient de décider Geoffrey à parler au vieux gentleman qu’ils désignaient comme un fameux médecin. Ils revinrent à la charge déclarer que l’opinion de ce docteur valait la peine d’être consultée.

Sir Patrick l’interrompit.

– Son nom ? demanda-t-il.

– Ils l’appelaient Mr Speedwell.

– C’est lui ! C’est plus intéressant que vous ne pouvez le supposer. J’ai entendu moi-même Mr Speedwell avertir Mr Delamayn qu’il était dans un mauvais état de santé, lorsque nous étions tous deux en visite à Windygates, le mois dernier. Mr Delamayn a-t-il fait ce que les deux hommes désiraient qu’il fît ? A-t-il parlé à ce médecin ?

– Non, il s’y est refusé obstinément… Il se rappelait ce dont vous vous souvenez vous même. Il s’est écrié : « Moi ! voir l’homme qui m’a dit que j’étais perdu ; non, certes ! » Après avoir confirmé cette déclaration par un juron, il s’est éloigné. Malheureusement, il a pris la direction dans laquelle je me trouvais et m’a aperçue. Cette vue l’a mis à l’instant en furie. Oh ! je ne puis répéter le langage dont il s’est servi ! c’est assez de l’avoir entendu. Je crois, sir Patrick, que sans les deux hommes qui s’élancèrent sur lui et l’ont retenu, Hester Dethridge aurait vu ce qu’elle s’attendait à voir. Le changement qui s’était opéré en lui était si effrayant, même pour moi qui croyais le connaître dans ses accès de colère, que je tremble encore, rien qu’en y pensant. L’un des deux hommes qui l’avaient retenu s’est montré presque aussi brutal à sa façon. Il m’a déclaré dans le langage le plus grossier que, si Mr Delamayn avait un autre accès de ce genre, il perdrait la course, et que c’est moi qui en serai la cause. Sans Mr Speedwell, je ne sais ce que je serais devenue. Il s’avança vers moi : « Ce n’est pas ici votre place ni la mienne », dit-il, et il m’a offert son bras pour revenir vers la maison. Hester Dethridge s’est trouvée sur notre passage dans l’allée, elle leva la main pour m’arrêter. Mais Mr Speedwell lui demanda ce qu’elle voulait. Alors, elle me regarda, puis regarda du côté du jardin et fit le simulacre de donner un coup de poing. Pour la première fois depuis que je la connaissais je crus la voir sourire ; Mr Speedwell me conduisit hors de la maison. « Ils sont bien appareillés dans ce logis, dit-il. La femme est un être sauvage aussi bien que les hommes. » L’équipage que j’avais vu attendant à la porte était celui du docteur. Il le fit avancer et m’y offrit poliment une place. Je lui répondis que je n’abuserais pas de sa bonté en me faisant conduire plus loin que la station du chemin de fer. Nous parlions encore, Hester Dethridge nous avait suivis jusqu’à la porte. Elle répéta le même mouvement avec son poing fermé en regardant du côté du jardin, puis elle me regarda et hocha la tête, comme pour me dire : « Il recommencera ! » Il n’y a pas d’expression pour rendre combien je fus encore soulagée quand elle disparut. J’espère bien ne jamais la revoir !

– Avez-vous su comment Mr Speedwell se trouvait dans cette maison… Y était-il venu de lui-même ou y avait-il été appelé ?

– Il y avait été appelé. Je me suis aventurée à lui parler des personnes que j’avais vues dans le jardin. Mr Speedwell m’expliqua tout ce que je ne pouvais comprendre, avec la plus grande bonté. Un de ces hommes du jardin était l’entraîneur, l’autre un médecin que l’entraîneur avait coutume de consulter. Il paraît que le vrai motif du départ de Geoffrey Delamayn d’Écosse a été l’inquiétude de l’entraîneur, qui désirait se rapprocher de Londres pour être à portée des conseils de la science. Le docteur, consulté, avoua qu’il ne comprenait point les symptômes du mal qu’il était appelé à combattre. Il est allé lui-même chercher le grand médecin qu’il avait amené à Fulham ce matin. Mr Speedwell s’est abstenu de mentionner qu’il avait déjà prédit à Geoffrey son mauvais sort, à Windygates. Il s’est contenté de me dire : « J’ai eu l’occasion de voir Mr Delamayn dans le monde, et le cas avait assez d’intérêt pour moi pour me décider à lui faire la visite dont vous avez vu le résultat. »

– A-t-il dit quelque chose de plus au sujet de la santé de Delamayn ?

– Il m’a dit qu’il avait questionné le docteur pendant le trajet de Londres à Fulham, et que quelques-uns des symptômes observés chez le malade indiquaient un sérieux désordre. Quels sont ces symptômes ? Il ne s’en est pas expliqué ; Mr Speedwell n’a parlé que de changements fâcheux que pouvait comprendre une femme. Geoffrey est parfois morne et insouciant au point que rien ne peut le réveiller. Dans un autre moment, il est pris d’accès de colère terrible, sans cause apparente. L’entraîneur avait trouvé impossible, en Écosse, de le mettre à un régime convenable, et le docteur n’avait donné son approbation au choix de la maison de Fulham qu’après s’être assuré, non seulement que le jardin était dans de bonnes conditions, mais aussi qu’on pouvait avoir une entière confiance en Hester Dethridge comme cuisinière. Avec son aide, ils ont mis Geoffrey à un régime tout nouveau ; mais encore avaient-ils trouvé à ce projet un obstacle inattendu. Quand l’entraîneur a conduit Geoffrey à ce nouveau logement, il s’est souvenu d’avoir vu Hester Dethridge à Windygates ; il avait gardé contre elle les plus fortes préventions. En la revoyant à Fulham, il a paru même terrifié.

– Terrifié ?… Pourquoi ?…

– Personne ne le sait. L’entraîneur et le docteur n’ont pu l’empêcher de quitter la maison qu’en le menaçant de renoncer à leur tâche, et de cesser de le préparer pour la course s’il ne prenait pas à l’instant assez d’empire sur lui-même pour se comporter comme un homme et non comme un enfant. Depuis ce temps, il s’est réconcilié peu à peu avec son nouveau logis, en partie, grâce à l’attention qu’a mise Hester à ne pas se rencontrer sur son chemin, et aussi grâce à l’appréciation qu’il a faite lui-même du nouveau régime que la science culinaire d’Hester lui rend agréable. Mr Speedwell m’a dit d’autres choses encore que j’ai oubliées. Je ne puis que répéter que la conclusion à laquelle il est arrivé, et j’avoue que venant d’un homme qui a son autorité, cette opinion me semble surprenante : « Si Geoffrey Delamayn, dit-il, se présente à la course de jeudi prochain, il ne le fera qu’au risque de sa vie. »

– Au risque de mourir sur place ?…

– Oui.

Le visage de sir Patrick devint pensif ; il attendit quelque temps avant de reprendre la parole.

– Nous n’avons pas perdu notre temps, dit-il, en nous appesantissant sur ce qui était arrivé lors de votre visite à Fulham. La mort possible de cet homme me fournit matière à de sérieuses réflexions. Il est désirable, dans l’intérêt de ma nièce et de son mari, que je réfléchisse aux résultats qu’un événement fatal survenant à la course ferait naître au cours de l’enquête. Elle aura lieu samedi. Je crois qu’en ceci vous pouvez m’aider.

– Dites-moi comment, sir Patrick.

– Je puis compter sur votre présence à la séance de samedi ?

– Certainement.

– Vous comprenez bien qu’il faut considérer Blanche comme une personne qui vous est étrangère, pour le moment, comme une amie et une sœur qui a cessé, sous l’influence surtout de lady Lundie, d’éprouver pour vous les sentiments d’une amie et d’une sœur.

– J’étais préparée, sir Patrick, à apprendre que Blanche m’avait mal jugée. Quand j’écrivis ma lettre à Mr Arnold Brinkworth, je l’avertis, aussi délicatement que cela me fut possible, que la jalousie de sa femme pouvait être éveillée trop aisément. Comptez que j’aurai de l’empire sur moi-même, quelque dure que puisse être pour moi cette contrainte. Rien de ce que pourra dire ou faire Blanche n’altérera le souvenir reconnaissant du passé. Tant que je vivrai, je l’aimerai. Que cette assurance calme votre inquiétude. Dites-moi comment je puis servir des intérêts que j’ai aussi à cœur que vous-même.

– Vous pouvez les servir, miss Sylvestre, en me faisant connaître la position dans laquelle vous étiez vis-à-vis de Mr Delamayn à l’époque où vous vous êtes rendue à l’auberge de Craig Fernie.

– Adressez-moi toutes les questions que vous jugerez convenable, sir Patrick.

– C’est bien votre désir ?

– C’est mon désir.

– Je commencerai par revenir sur quelque chose que vous m’avez déjà dit. Delamayn vous avait promis le mariage ?

– De la manière la plus formelle, et maintes et maintes fois.

– Verbalement ?

– Oui.

– Par écrit ?

– Oui.

– Voyez-vous où je veux en venir ?

– Difficilement encore.

– Vous avez fait allusion, au début de notre entretien, à une lettre que vous avez retirée des mains de Bishopriggs à Perth. J’ai su par Arnold Brinkworth que la feuille de papier volée contenait deux lettres. L’une écrite par vous à Delamayn, l’autre écrite par Delamayn à vous. La substance de cette dernière, Arnold se la rappelait. Votre lettre, il ne l’avait pas lue. Il est de la plus grande importance, miss Sylvestre, de me faire voir cette correspondance avant que je ne vous quitte aujourd’hui.

Anne ne répondit pas. Elle était assise les mains jointes sur ses genoux. Ses yeux se détournèrent pour la première fois avec embarras du visage de sir Patrick.

– Ne suffirait-il pas, demanda-t-elle après un long intervalle, que je vous fasse connaître la substance de ma lettre sans vous la montrer ?

– Cela ne suffirait pas, répliqua nettement sir Patrick. Je vous ai donné à entendre qu’il serait convenable que je visse cette lettre, dès la première fois que vous en avez fait mention. J’ai remarqué que vous aviez, à dessein, évité de paraître me comprendre. Il m’en coûte de vous mettre, à cette occasion, à une pénible épreuve. Mais vous voulez m’aider à sortir de cette crise, et je vous en indique le moyen.

Anne se leva de sa chaise et répondit en remettant la lettre entre les mains de sir Patrick.

– Rappelez-vous ce qu’il a fait depuis que j’ai écrit cela, dit-elle, et faites un effort pour m’excuser si je vous dis que j’ai honte de vous la montrer à présent.

Sur ces mots, elle alla vers la croisée près de laquelle elle resta debout, la main sur son cœur, regardant sans le voir le vaste horizon des toits et des cheminées de Londres, pendant que sir Patrick ouvrait la lettre.

Voici ce qu’elle contenait :

I. – Anne Sylvestre à Geoffrey Delamayn.

« Windygates, 12 août 1868.

» Geoffrey Delamayn,

» J’ai attendu, avec l’espoir que vous auriez la pensée de vous échapper de la résidence de votre frère pour venir me voir, et j’ai attendu en vain. Votre conduite envers moi est de la cruauté. Je ne la supporterai pas plus longtemps. Réfléchissez, dans votre propre intérêt, réfléchissez avant de pousser au désespoir la malheureuse femme qui a eu confiance en vous. Vous m’avez promis le mariage, sur ce qu’il y a de plus sacré. Je réclame l’accomplissement de votre promesse. Je ne demande rien de moins que d’être ce que vous avez juré que je serais, ce que j’ai attendu d’être pendant tout ce temps si pénible à passer, ce que je suis enfin devant le ciel, votre femme légitime. Lady Lundie donne une fête de jour, ici le 14. Je sais que vous avez reçu une invitation. Je compte que vous l’accepterez. Si je ne vous vois pas, je ne réponds pas de ce qui peut arriver. Je suis décidée à ne pas endurer cette incertitude plus longtemps. Oh ! Geoffrey, rappelez-vous le passé, soyez équitable, soyez juste.

» Votre femme qui vous aime,

» ANNE SYLVESTRE. »

II. – Geoffrey Delamayn à Anne Sylvestre.

« Chère Anne,

» Appelé à l’instant à Londres, près de mon père. Mauvaises nouvelles reçues par le télégraphe. Restez où vous êtes, je vous écrirai. Fiez-vous au porteur de ce mot. Sur mon âme je tiendrai ma promesse.

» Votre mari qui vous aime,

» GEOFFREY DELAMAYN. »

Windygates, 14 août, 4 heures après-midi.

Pas un instant à moi. Le train part à 4 h 30.

 

Sir Patrick lut la correspondance, avec une extrême attention, jusqu’à la fin.

Aux dernières lignes de la seconde lettre, il fit ce qu’il n’avait pas fait depuis vingt ans.

Il se mit sur pieds d’un bond et il traversa la pièce, sans le secours de sa canne à pomme d’ivoire.

Anne tressaillit et détourna son regard de la rue pour le reporter sur lui, muette de surprise.

Il était sous l’influence d’une forte émotion. Son visage, sa voix, ses manières, tout le montrait bien.

– Depuis combien de temps étiez-vous en Écosse quand vous avez écrit cela ?

Il agitait la lettre en faisant cette question, et il l’adressa si vivement à la jeune femme qu’il bégayait en prononçant les premiers mots.

– Y étiez-vous depuis plus de trois semaines ? ajouta-t-il, fixant ses yeux vifs sur ceux de miss Sylvestre.

– Oui.

– Êtes-vous bien sûre de cela ?

– J’en suis certaine.

– Vous pouvez en référer à des personnes qui vous ont vue ?

– Facilement.

Il retourna la feuille de papier et montra la lettre de Geoffrey écrite au crayon sur la quatrième page.

– Et lui, depuis combien de temps était-il en Écosse quand il a écrit ceci ? Depuis plus de trois semaines aussi ?

Anne réfléchit un moment.

– Pour l’amour de Dieu, apportez le plus grand soin à votre réponse, dit sir Patrick. Vous ne savez pas quelle importance elle peut avoir… Si votre mémoire n’est pas bien claire, dites-le.

– Ma mémoire était un peu confuse d’abord, elle est claire à présent. Il était à la résidence de son frère dans le comté de Perth trois semaines avant d’écrire cela. Et avant d’arriver aux Cygnes, il avait passé trois ou quatre jours dans la vallée d’Esk.

– En êtes-vous bien sûre ?

– Parfaitement sûre.

– Connaissez-vous quelqu’un qui l’ait vu dans la ville d’Esk ?

– Je connais une personne qui lui a porté une lettre de moi.

– Une personne qu’on pourrait facilement retrouver ?

– Très facilement.

Sir Patrick déposa la lettre, et en proie à une irrésistible agitation, il lui saisit les deux mains.

– Écoutez-moi, dit-il. Toute la conspiration contre Arnold et contre vous tombe par terre, devant cette correspondance. Quand vous et lui vous vous êtes rencontrés à l’auberge…

Il s’arrêta et la regarda.

Les mains d’Anne commençaient à trembler dans les siennes.

– Quand vous et Arnold Brinkworth vous vous êtes rencontrés à l’auberge, reprit-il, la loi d’Écosse avait fait de vous une femme mariée. Au jour et à l’heure où Geoffrey Delamayn a écrit ces lignes sur le dos de la lettre que vous lui aviez adressée, vous étiez sa femme.

Il s’arrêta et la regarda encore.

Sans un mot de réponse, sans un mouvement de la tête ou du corps, elle lui rendit son regard.

La stupéfaction de l’horreur était peinte sur son visage, le froid mortel de la peur lui glaçait les mains.

En silence également, sir Patrick recula d’un pas, frappé par l’expression de douleur empreinte sur son visage.

Mariée à un misérable qui n’avait pas hésité à calomnier la femme qu’il avait perdue et qu’il abandonnait sans appui dans le monde !…

Mariée au traître qui n’avait pas hésité à trahir la confiance d’Arnold et à désoler sa maison !…

Mariée à un butor qui l’aurait battue ce matin, si ses amis ne l’avaient retenu !…

Et sir Patrick n’avait jamais pensé à cela !

Absorbé par une seule idée, l’avenir de Blanche, il n’avait jamais songé au malheureux sort de la pauvre Anne, jusqu’au moment où ce visage frappé d’horreur l’avait regardé et lui avait dit, dans sa muette éloquence : Pensez à mon avenir aussi !

Il revint à elle et reprit sa main glacée.

– Pardonnez-moi, dit-il, d’avoir d’abord pensé à Blanche.

Le nom de Blanche sembla réveiller Anne.

La vie revint sur son visage, l’éclat de sa tendresse recommença à briller dans ses yeux.

Il vit qu’il pouvait se risquer à parler plus clairement encore ; il continua.

– Je vois l’effroyable sacrifice comme vous le voyez vous-même. Je me demande si j’ai le droit, si Blanche a le droit…

Elle l’arrêta par une faible pression de la main.

– Oui, dit-elle avec douceur, tout sera bien, si le bonheur de Blanche en dépend.

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