TREIZIÈME SCÈNE FULHAM

50
LA COURSE À PIED

Un étranger solitaire, errant dans les environs de Londres, se dirigeait vers Fulham, le jour de la course à pied.

Peu à peu il se trouva entraîné par le courant de la foule.

Tous ces enthousiastes étaient enrubannés aux couleurs rivales : le lilas et le jaune.

L’étranger suivait le flot des piétons sur les bas-côtés ; une file ininterrompue de voitures roulait sur la chaussée.

On s’arrêtait devant une grille ; on payait le droit d’admission entre les mains d’un préposé à cet effet. La foule alors se répandait dans un grand espace de terrain, semblable à un jardin inculte.

Arrivé là, le visiteur étranger ouvrit des yeux étonnés devant la scène étrange qui se révélait à sa vue. Il observa des milliers d’hommes assemblés, appartenant pour la plupart aux classes moyennes et aux classes supérieures de la société. Ils étaient massés autour d’un vaste enclos, placés dans des tribunes en amphithéâtre construites en bois, ou perchés sur le dessus des voitures.

De cette réunion d’hommes s’élevait un rugissement passionné, comme il n’en avait jamais entendu sortir d’aucune foule en ce pays.

Du milieu de ces cris, une question s’élevait : « Qui parie pour… ? » Cela se terminait par deux noms anglais revenant alternativement et tout à fait inintelligibles pour des oreilles exotiques.

L’étranger s’adressa à un policeman de service et lui dit :

– S’il vous plaît, monsieur, qu’est-ce que tout cela ?

Le policeman lui répondit :

– C’est la lutte du Nord contre le Sud.

L’étranger était renseigné, mais point satisfait. Il montra l’assemblée immense d’un geste, et reprit :

– Pourquoi ?

Le policeman refusa de perdre son temps et ses paroles pour un homme qui pouvait poser une telle question. Il leva un gros index rouge, terminé par un large ongle blanc, et montra gravement une affiche collée derrière lui sur le mur.

L’étranger se dirigea vers l’affiche.

Après l’avoir lue avec soin du haut en bas, il consulta un simple particulier fort poli qui se trouvait près de lui et qui lui parut beaucoup plus communicatif que le policeman.

De ce colloque résulta l’explication suivante.

La couleur du Nord est le lilas, la couleur du Sud est le jaune. Le Nord présente quatorze champions lilas, le Sud treize champions jaunes. La rencontre entre le lilas et le jaune est une solennité. Cette solennité est due à l’indomptable passion nationale pour l’endurcissement des bras et des jambes, passion qui se manifeste chez les premiers par l’exercice qui consiste à lancer des marteaux de forgeron et des balles de cricket, et chez les seconds par la course et le saut. Il s’agit de faire de ces exercices le sujet d’une rivalité publique. Par là, on arrive : physiquement, à un excessif développement des muscles acheté au prix d’un effort excessif du cœur et des poumons ; moralement, à la gloire du lutteur, aux applaudissements du public, confirmés le lendemain par les relations des journaux. Toute personne qui voudrait voir, soit un mal physique dans ces beaux combats pour les lutteurs, soit un danger moral résultant de ces exhibitions publiques étranges, sous prétexte qu’elles nuisent au développement des influences civilisatrices qui font les peuples vraiment grands, ne pourrait être qu’une personne sans biceps. L’Angleterre musculaire se développe et se soucie peu de ces vains dénigrements…

Après ces explications, l’étranger se mêla à la foule et regarda plus attentivement le spectacle qui s’offrait à ses yeux.

Il s’était déjà rencontré avec ces mêmes gens au théâtre. Il y avait remarqué leurs manières et leurs habitudes avec curiosité et surprise.

Quand le rideau était baissé, ils ne songeaient guère à ce qu’ils venaient de voir ; c’est à peine s’ils trouvaient le courage de causer entre eux nonchalamment pendant les entractes.

Quand le rideau était levé, si la pièce mettait en jeu les grandes et nobles passions humaines, ils acceptaient cela comme quelque chose de fatigant, ils s’en moquaient comme de quelque chose d’absurde.

Le sentiment public des compatriotes de Shakespeare est bien loin du grand tragique ; ils ne connaissent que deux devoirs pour l’auteur dramatique, le devoir de les faire rire et surtout de les faire rire tout de suite.

Les deux grands mérites d’un directeur de théâtre en Angleterre, à en juger par les rares applaudissements de ses habitués d’un esprit cultivé, consistent à dépenser beaucoup d’argent en décors et à engager des masses de femmes effrontées, exhibant leurs gorges et leurs jambes.

Non seulement au théâtre, mais dans tous les autres lieux de réunion, on peut remarquer la même langueur ; on demande en vain un effort intelligent aux cerveaux anglais. Les spectateurs affichent un stupide mépris quand l’auteur fait appel aux sentiments les plus doux du cœur anglais.

Que le ciel les préserve de prendre plaisir à autre chose qu’aux farces et au scandale ! Que le ciel les préserve de respecter autre chose que le rang et l’argent !

Telles sont les aspirations ordinaires des dames et des gentlemen du Royaume-Uni. Mais ici tout est changé ! Ici se manifestent les plus violentes émotions, le plus sérieux intérêt, le plus chaleureux enthousiasme. Ici l’on voit ces gentlemen superbes qui ne trouvent pas même la force de parler au théâtre, et qui maintenant poussent des cris furieux et se livrent à des battements de mains frénétiques. Ici se voient les belles dames qui bâillent derrière leurs éventails, à la seule idée d’être appelées à penser ou à éprouver une émotion, et qui maintenant agitent leurs mouchoirs en proie à un honnête délire, et rougissant de plaisir sous leur fard et leur poudre.

Et tout cela pourquoi ?

Tout cela pour des gens qui courent et qui sautent.

Tout cela pour des gens qui lancent des marteaux de forgeron ou des balles de cricket !

L’étranger examinait tout cela.

Citoyen d’un pays civilisé, il s’efforçait de comprendre… mais il y eut une pause dans le spectacle.

On enlevait les barrières. Les commissaires firent leur inspection autour de l’arène.

Un grand silence d’attente s’établit dans toute l’assemblée.

Quelque chose de grave, de considérable allait évidemment se passer.

Tout à coup le silence fut interrompu par de bruyantes acclamations parties du sein de la foule parquée en dehors de l’enceinte.

On se regardait, on se disait :

– Voici l’un des deux arrivé !

Puis ce fut un second tonnerre d’applaudissements. On se livrait à des gestes furieux, on secouait la tête d’un air de soulagement :

Ils étaient arrivés tous les deux !

Alors le silence se rétablit encore parmi la foule, et tous les yeux se dirigèrent vers un point particulier du terrain, occupé par un petit pavillon en planches dont les rideaux étaient tirés sur les fenêtres ouvertes et la porte fermée.

L’étranger s’intéressait à l’anxiété de la foule qui l’entourait. Il sentait sa sympathie éveillée, sans savoir pourquoi. Il se croyait au moment de comprendre le peuple anglais !

Qu’était-ce donc !

Un grand orateur allait-il s’adresser à l’assemblée ? Était-ce quelque glorieux anniversaire qu’on allait célébrer ? Quelque service religieux qu’on allait accomplir ?

Il chercha encore autour de lui quelqu’un à qui il pourrait s’adresser pour être renseigné.

Deux gentlemen qui tranchaient d’une façon bien favorable pour eux comme raffinement de manières, avec la plupart des spectateurs présents, s’avançaient lentement à travers la foule et se trouvaient à ses côtés. Il leur demanda respectueusement quelle solennité nationale se préparait.

Ils lui répondirent que deux jeunes hommes très forts allaient faire un certain nombre de fois le tour de la partie enclose du terrain, dans le but de décider lequel courait le plus vite des deux.

L’étranger leva les mains et les yeux au ciel.

– Ô Providence ! qui aurait soupçonné que la diversité infinie de la Création comprît des êtres comme ceux-là !

Après cette exclamation, il tourna le dos à la course et quitta la place. Sur sa route, pour sortir du champ de course, il eut besoin de son mouchoir et ne le trouva plus. Il songea à l’instant à sa bourse ; sa bourse aussi était absente. Quand il fut de retour dans son pays et qu’on lui adressa d’intelligentes questions sur l’Angleterre, il n’avait qu’une réponse à faire :

– Toute cette nation est un mystère pour moi. De tous les Anglais, je ne comprends que les voleurs anglais.

Pendant ce temps, les deux gentlemen qui se frayaient un chemin à travers la foule atteignirent la porte pratiquée dans la barrière qui entourait la piste. Après avoir présenté un ordre écrit au policeman commis à la garde de la porte, ils furent immédiatement admis dans l’enceinte sacrée. Les spectateurs, serrés les uns contre les autres, les regardant avec un mélange d’envie et de curiosité, se demandaient : Qui sont-ils ? Étaient-ce les juges de la course qui se préparait ? Ou des reporters de journaux ? Ou des commissaires de police ?

Rien de tout cela. Ce n’était que Mr Speedwell, le chirurgien, et sir Patrick Lundie.

Les deux gentlemen gagnèrent le milieu de l’enceinte et regardèrent autour d’eux.

Le gazon sur lequel ils s’étaient arrêtés était bordé par un large sentier uni, couvert de cendre passée au crible fin et de sable, entouré par la palissade et par la ligne des spectateurs rangés derrière.

Au-dessus s’élevaient d’un côté les amphithéâtres avec leurs étages de bancs garnis de spectateurs, et de l’autre la longue file des équipages avec des spectateurs encore à l’intérieur des voitures, sur les voitures, jusque sur les chevaux.

Le soleil sur son déclin resplendissait brillamment, la lumière et l’ombre se répandaient par grandes masses, les couleurs variées du paysage se fondaient ensemble dans une douce harmonie.

C’était une scène splendide et ravissante. Sir Patrick détourna ses regards de la foule pour les porter sur son ami le docteur.

– Existe-t-il parmi tout ce monde, demanda-t-il, une seule personne qui soit venue voir cette course, poussée par cette même curiosité pleine de doute qui nous a amenés ?

Mr Speedwell secoua la tête.

– Ce que peuvent coûter ces courses à ceux qui s’y engagent, nul ne le sait ou n’en a souci, dit-il.

Sir Patrick reprit :

– Je désirerais presque n’être pas venu…, si ce misérable…

Le chirurgien l’interrompit.

– Ne vous appesantissez pas inutilement, sir Patrick, sur ce triste sujet, dit-il. L’opinion que je me suis formée ne repose jusqu’à présent sur rien de positif. C’est une supposition hasardée. Les apparences peuvent m’avoir trompé. Il peut y avoir dans la constitution de Mr Delamayn des réserves de forces vitales que je n’ai pas soupçonnées. Je suis ici pour m’instruire… non pour voir ma prédiction s’accomplir. Je sais que sa santé est ruinée ; je crois qu’il prend un gros risque en prenant part à cette course, mais ne soyez pas trop sûr d’avance de l’événement… l’événement peut me donner tort.

Sir Patrick laissa tomber la conversation pour le moment. Il n’était pas dans son état d’esprit ordinaire.

Depuis que son entrevue avec Anne lui avait démontré qu’elle était la femme légitime de Geoffrey, une conviction inévitable s’était imposée à lui ; il se disait que la seule chance possible d’avenir pour elle serait la mort de cet homme.

Tout horrible qu’elle fût pour lui, cette idée s’était emparée de son esprit, et le poursuivait où qu’il allât, quoi qu’il fît, et malgré tous ses efforts pour changer le cours de ses pensées.

Il considéra le sentier couvert de cendre sur lequel la course devait avoir lieu ; il sentit que cette piste avait pour lui un secret intérêt que sa conscience lui reprochait de ressentir. Il essaya de reprendre la conversation avec son ami et de la mettre sur d’autres sujets. L’effort qu’il fit fut inutile.

En dépit de lui-même, il revenait toujours au sujet fatal ; l’heure de la lutte était proche.

– Combien de fois doivent-ils courir autour de cet enclos ? demanda-t-il.

Mr Speedwell se tourna vers un gentleman qui s’approchait d’eux en ce moment.

– Voici quelqu’un qui vient à nous et qui pourra nous le dire, répondit-il.

– Vous le connaissez ?

– C’est un de mes malades.

– Qui est-il ?

– Après les deux coureurs, c’est le personnage le plus important qui soit ici. C’est l’autorité suprême… l’arbitre souverain de la course.

La personne ainsi décrite était un homme de taille moyenne, ridé, grisonnant avant l’âge, ayant en lui quelque chose de militaire, la parole brève, les manières brusques.

– La piste mesure 400 mètres de tour, dit-il, quand le chirurgien lui eut répété la question de sir Patrick ; en termes plus clairs et pour ne pas vous renvoyer à votre arithmétique, chaque tour est d’un quart de mile ; chaque tour s’appelle un lap. Les coureurs doivent fournir seize laps pour arriver au terme. Et pour vous éviter encore des calculs, ils doivent courir la distance de 4 miles, c’est la plus longue distance d’usage dans les courses de ce genre.

– Les coureurs professionnels n’excèdent-ils pas cette limite ?

– Considérablement, en certaines occasions.

– Les gens de cette profession ont-ils une longue existence ?

– Bien loin de là. C’est une rare exception quand ils arrivent à la vieillesse.

Mr Speedwell regarda sir Patrick.

Sir Patrick posa une question à l’arbitre.

– Vous venez de nous dire que les deux jeunes gens qui entrent en lice aujourd’hui doivent fournir la course la plus longue qu’ils aient tentée jusqu’à présent. Ceux qui s’entendent à ces sortes de choses croient-ils généralement que tous deux soient de taille à supporter l’effort qui leur est demandé ?

– Vous pouvez en juger par vous-même ; voici l’un des champions.

Il montrait le pavillon.

Au même moment s’élevèrent parmi la foule des spectateurs de puissants battements de mains.

Fleetwood, Champion du Nord, portant les couleurs lilas, descendait les marches du pavillon et s’avançait dans l’arène. Jeune, souple, élégant, exprimant l’agilité et la force dans chaque mouvement de ses membres, avec un joyeux sourire sur son jeune et résolu visage, le Champion du Nord conquit le cœur des femmes à première vue. Le murmure de leurs conversations animées se fit entendre de tous côtés.

Les hommes étaient plus calmes, surtout ceux qui entendaient la matière. C’était une sérieuse question pour ces gens experts de savoir si Fleetwood n’était pas trop fin. Superbement préparé, le fait était admis, mais peut-être un peu trop entraîné pour fournir une course de quatre miles.

Le Champion du Nord s’avançait toujours, suivi dans l’enceinte par ses amis, ses parrains et son entraîneur. Ce dernier portait un petit bidon d’étain à la main.

– De l’eau froide, expliqua l’arbitre. S’il paraît épuisé, son entraîneur le ranimera en lui jetant un peu de cette eau au passage.

Une nouvelle explosion d’applaudissements éclata tout autour de l’arène.

Delamayn, Champion du Sud, décoré des couleurs jaunes, se présentait à son tour au public.

L’immense bourdonnement des voix devint de plus en fort à mesure qu’il avançait au centre de la pelouse. La surprise causée par le contraste extraordinaire qui existait entre les deux hommes était l’émotion dominante du moment.

Geoffrey avait une tête de plus que son antagoniste.

Les femmes, qui avaient été charmées par l’allure aisée et le sourire confiant de Fleetwood, se montrèrent toutes plus ou moins péniblement impressionnées par la force morne et stupide de l’homme du Sud quand il passa devant elles à pas lents, la tête inclinée sur sa poitrine, les sourcils froncés, sourd aux applaudissements qui l’accueillaient, indifférent aux yeux qui le regardaient, ne parlant à personne, concentré et prenant son temps.

Il excitait le plus profond intérêt parmi les connaisseurs. Ils lui reconnaissaient le fameux pouvoir de résistance qui devait supporter la fatigue du dernier demi-mile de la course, alors que l’agile et léger Fleetwood sentirait les jambes lui manquer.

Cependant, des bruits vagues avaient circulé au-dehors : on ne disait point, on donnait à entendre que l’entraînement de Delamayn ne s’était pas bien passé ; maintenant que tous les yeux pouvaient le juger, son aspect suggérait des critiques.

Elles étaient juste l’opposé des critiques faites contre son antagoniste.

Le doute pour Delamayn était de savoir s’il avait été suffisamment entraîné. Néanmoins, la force solide de l’homme, la lenteur souple de ses mouvements, semblables à ceux de la panthère, et par-dessus tout sa grande réputation dans le monde des muscles et du sport, avaient leur prestige.

Les paris qui, dans leurs capricieuses fluctuations, s’étaient décidés tout d’abord en sa faveur, continuaient d’être pour lui.

– Fleetwood pour les courtes distances si vous voulez, disait-on ; mais Delamayn pour une course de quatre miles.

– Pensez-vous qu’il nous voie ? demanda sir Patrick au chirurgien.

– Il ne voit personne.

– Pouvez-vous juger, à cette distance, les conditions dans lesquelles il se trouve ?

– Il a le double de la force musculaire de son concurrent ; son buste et ses membres sont magnifiques. Il est inutile de m’en demander davantage. Nous sommes trop loin pour bien voir son visage.

Les conversations parmi les spectateurs commencèrent à tomber, et le silence se rétablit.

Une à une, les différentes personnes qui avaient des fonctions dans la course se réunirent sur la pelouse.

L’entraîneur Perry était parmi elles, son bidon d’eau froide à la main, et en conversation sérieuse avec son patron, lui donnant ses derniers conseils avant le départ.

Le médecin de l’entraîneur les quitta pour rendre ses devoirs respectueux à son illustre confrère.

– Comment a-t-il été depuis ma visite à Fulham ? demanda Mr Speedwell.

– Admirablement, monsieur ! Il était dans un de ses mauvais jours quand vous l’avez vu. Il a fait des merveilles dans les dernières quarante-huit heures.

– Gagnera-t-il la course ?

Secrètement, le docteur avait fait ce que Perry avait fait ; il avait parié pour l’antagoniste de Delamayn. Publiquement, il continuait à rester fidèle à ses couleurs. Il jeta un regard de mépris sur Fleetwood et répondit sans la moindre hésitation :

– Oui !…

Il y eut un soudain mouvement dans l’enceinte. Les coureurs allaient prendre place pour le départ. Le moment de la course était venu.

 

Épaule contre épaule, les deux hommes attendaient chacun touchant la marque avec son pied.

Un coup de pistolet donna le signal.

À l’instant où le coup retentit, tous deux partirent.

Fleetwood avait pris la tête, Delamayn le suivait à 2 ou 3 mètres. Dans cet ordre, ils accomplirent le premier tour… le deuxième… et le troisième… tous deux réservant leurs forces… tous deux suivis avec un immense intérêt par tous ceux qui étaient présents.

Les entraîneurs avec leurs bidons couraient en avant et en arrière sur le gazon, rencontrant leurs hommes à certains points et les surveillant d’un œil avide.

Les officiels se tenaient debout, formant un groupe et suivant les coureurs avec la plus grande attention.

Le médecin de l’entraîneur, qui était resté près de son illustre confrère, fournissait les explications nécessaires à Mr Speedwell et à son ami.

– Rien de sérieux pendant le premier mile, monsieur, excepté le style des deux hommes.

– Vous voulez dire qu’ils ne font pas encore réellement tout ce qu’ils peuvent ?

– Non… Ils prennent leur respiration et tâtent leurs jambes… Joli coureur que ce Fleetwood, si vous l’avez remarqué, monsieur ? Il lance ses jambes un peu plus en avant et il ne lève pas ses talons aussi haut que notre homme… Mais regardez, quand ils vont passer, lequel garde la ligne la plus droite. C’est là où Delamayn a l’avantage sur lui. Il est plus ferme, plus fort, son pas est plus franc, et vous le verrez quand ils seront au milieu du parcours.

Ainsi, pendant les trois premiers tours, le docteur disserta sur le contraste des styles, en des termes généreusement adaptés à la petite compréhension de personnes étrangères au langage particulier des adeptes des courses.

Au quatrième tour, celui qui complétait le premier mile, un premier changement survint dans la position respective des coureurs.

Delamayn prit soudainement la tête.

Fleetwood sourit quand il passa devant lui.

Delamayn tint la tête jusqu’au milieu du cinquième tour quand Fleetwood, sur un signe de son entraîneur, se mit à forcer sa foulée.

En un instant et avec une grande légèreté, il dépassa son adversaire et garda la tête jusqu’à la fin du sixième tour.

Au commencement du septième tour, Delamayn força sa foulée. Pendant un moment ils restèrent exactement sur la même ligne.

Alors Delamayn disputa le terrain pouce à pouce et reconquit la tête.

La première explosion d’applaudissements partit dans le camp du Sud, quand Delamayn battit Fleetwood avec sa propre tactique, et le dépassa au moment critique où la course est près de son milieu.

– Delamayn a l’air de devoir gagner ! murmura sir Patrick.

Le médecin de l’entraîneur s’oublia : emporté par l’intérêt qui gagnait tout le monde autour de lui, il laissa échapper la vérité.

– Attendez un peu, dit-il, Fleetwood a pour instructions de se laisser dépasser, Fleetwood attend.

– La ruse, voyez-vous, sir Patrick, est un des éléments du noble sport, dit tranquillement Mr Speedwell.

Au bout du septième tour, Fleetwood prouva que le docteur était dans le vrai.

Il dépassa Delamayn comme une flèche.

À la fin du huitième tour, il le précédait de deux mètres.

La moitié de la course était achevée.

10 minutes et 33 secondes.

Vers la fin du neuvième tour, Delamayn reprit l’avantage. Il garda la tête jusqu’au commencement du onzième tour.

En cet instant, Fleetwood agita une main en l’air avec un geste de triomphe, et d’un nouveau bond vola en avant en hurlant : Hurrah pour le Nord !

Le cri fut répété par les spectateurs.

À mesure que la fatigue commençait à se montrer chez les champions l’émotion grandissait parmi la foule.

Au douzième tour, Fleetwood était en avant de 6 mètres.

Des cris s’élevèrent parmi les adhérents du Nord, auxquels répondirent les cris de défi des adhérents du Sud.

Au tour suivant, Delamayn s’appliqua résolument à diminuer la distance entre lui et son antagoniste.

Au commencement du quatorzième tour, ils couraient côte à côte.

Au bout d’un instant, Delamayn avait de nouveau repris la tête au milieu des acclamations universelles.

Mais aussitôt Fleetwood se rapprochait, le dépassait encore, il est vrai, pour se retrouver en arrière un instant après, puis il reprenait la tête et était encore dépassé.

L’émotion de l’immense assistance avait atteint son apogée pendant que les coureurs, haletants, le visage cramoisi, la poitrine oppressée, se dépassaient alternativement l’un et l’autre. Les jurons se mêlaient maintenant aux acclamations. Les femmes pâlissaient, les hommes serraient les dents quand l’avant-dernier tour commença.

Au début, Delamayn avait encore l’avance ; mais avant que 6 mètres eussent été franchis, Fleetwood trahit la tactique qui avait dirigé sa course et électrisa toute l’assemblée, déployant pour la première fois toute sa rapidité et toute sa vigueur.

Chacun pouvait voir à présent que Delamayn n’avait tenu la tête que par la tolérance de Fleetwood, qu’il avait été habilement amené à déployer tous ses moyens, et qu’alors seulement son adversaire faisait des efforts sérieux pour lui enlever décidément l’avance.

Il fit pourtant un nouveau prodige, avec une résolution désespérée qui éleva l’enthousiasme public jusqu’à la frénésie.

Pendant que les voix tonnaient, que les chapeaux et les mouchoirs s’agitaient, au moment suprême qui allait décider de la course et où le résultat était encore douteux, Mr Speedwell saisit le bras de sir Patrick.

– Préparez-vous, murmura-t-il, tout est fini.

Comme ces mots sortaient de ses lèvres, Delamayn dévia de la ligne droite.

Son entraîneur lui jeta de l’eau… il se ranima… fit encore un pas ou deux, puis dévia encore, chancela, porta la main à sa bouche en poussant un cri de rage, grinça des dents comme une bête féroce et tomba sans connaissance sur la piste…

Un tumulte effroyable s’ensuivit ; cris d’alarmes sur quelques points se mêlant aux cris de triomphe poussés par les parieurs de Fleetwood, au moment où leur homme acheva d’un pas léger de gagner la course qui ne lui était plus disputée.

Non seulement l’enceinte réservée, mais la piste même furent envahies par la foule.

Au milieu de cette cohue, on transportait l’homme évanoui sur le gazon et on le remettait aux soins de Mr Speedwell et du médecin de son entraîneur.

Au moment terrible où Mr Speedwell posait la main sur son cœur, Fleetwood bondissait par le passage que ses amis et les policemen avaient ouvert de force à travers la foule, afin qu’il pût accomplir le seizième et dernier tour.

L’homme battu s’était-il évanoui sous l’impression de sa défaite, ou sa défaite l’avait-elle tué ?

Chacun attendait les yeux rivés sur la main du médecin.

Celui-ci releva la tête et demanda de l’eau pour la lui jeter au visage et du brandy pour l’insinuer entre ses lèvres.

Delamayn revint à la vie… Il avait survécu à la course.

Les derniers cris qui saluaient la victoire de Fleetwood se faisaient entendre lorsqu’on enleva son concurrent pour le porter dans le pavillon.

Sir Patrick, admis à la demande de Mr Speedwell, fut le seul étranger auquel il fut permis d’en franchir la porte.

Au moment où il en gravissait les marches, quelqu’un lui toucha le bras ; c’était le capitaine Newenden.

– Les docteurs répondent-ils de sa vie ? demanda le capitaine. Je ne puis obtenir de ma nièce qu’elle s’éloigne sans avoir satisfaction sur ce point.

Mr Speedwell entendit la question et y répondit brièvement du haut des marches du pavillon.

– Pour le moment, oui, dit-il.

Le capitaine remercia et disparut. Ils entrèrent dans le pavillon.

Les mesures nécessaires furent prises sous la direction des docteurs.

L’athlète vaincu était là gisant. Extérieurement, c’était une masse inerte, formidable à voir même après sa chute. Intérieurement, c’était une créature plus faible, en tout ce qui constitue la puissance vitale, que la mouche qui bourdonne contre les vitres.

Graduellement la vie reparaissait en lui comme une lumière encore vacillante.

Le soleil se couchait, et les ombres du soir commençaient à tomber.

Mr Speedwell invita du geste Perry à le suivre dans un coin libre de la pièce.

– Dans une demi-heure, dans moins de temps peut-être, il sera assez bien pour être ramené chez lui. Où sont ses parents ? Il a un frère, n’est-ce pas ?…

– Son frère est en Écosse, monsieur.

– Son père ?

Perry se gratta la tête.

– D’après ce que j’ai pu entendre dire, son père et lui ne sont pas d’accord.

Mr Speedwell s’adressa à sir Patrick.

– Connaissez-vous quelque chose de ses affaires de famille ?

– Très peu de chose. Je crois que ce que cet homme vous a dit est la vérité.

– Sa mère est-elle vivante ?

– Oui.

– Je lui écrirai. En attendant, quelqu’un doit le ramener chez lui. Il a un grand nombre d’amis ici, où sont-ils ?

Il regardait par la fenêtre tout en parlant.

Une grande affluence s’était rassemblée près du pavillon, attendant les nouvelles.

Mr Speedwell dépêcha Perry à la recherche de ceux des amis de son patron qu’il pourrait connaître de vue.

Perry se gratta l’oreille une seconde fois.

– Qu’attendez-vous ? demanda le médecin aigrement. Vous connaissez ses amis, n’est-ce pas ?

– Je ne crois pas les trouver près d’ici.

– Pourquoi cela ?

– Ils ont parié de grosses sommes sur lui, monsieur, et ils ont perdu.

Sourd à cette incontestable raison de l’absence des amis, Mr Speedwell insista pour envoyer Perry à leur recherche parmi les personnes qui composaient la foule.

L’entraîneur revint en disant :

– Vous avez raison, monsieur. Il y a dehors quelques personnes qui demandent à le voir.

– Laissez-en entrer une ou deux.

Trois entrèrent, regardèrent le malade, prononcèrent quelques mots de pitié en argot et dirent à Mr Speedwell :

– Nous désirions le voir. Qu’est-ce qu’il a ?

– Sa santé est ruinée.

– Les suites d’un mauvais entraînement ?

– Les suites des exercices de sport athlétique.

– Oh ! merci ; bonsoir.

La réponse de Mr Speedwell les mit en fuite comme un troupeau de moutons devant un loup. Le docteur n’avait pas eu même le temps de leur demander qui voulait le ramener.

– Je me charge d’avoir soin de lui, monsieur, dit Perry. Vous pouvez avoir confiance en moi.

– Je l’accompagnerai aussi, dit le docteur à l’entraîneur, et je veillerai à ce qu’il soit bien installé pour la nuit.

Les deux seuls hommes qui avaient couvert leurs paris en pariant en secret pour son antagoniste furent aussi les deux seuls qui s’offraient à le secourir.

Ils revinrent auprès du sofa sur lequel il était étendu.

Ses yeux, injectés de sang, erraient, péniblement, dans le vague autour de lui ; ils s’arrêtèrent sur le docteur et se détournèrent encore. Ils se dirigèrent sur Mr Speedwell ; là ils s’arrêtèrent.

Le chirurgien se pencha vers lui et dit :

– Qu’y a-t-il ?

Il répondit d’une voix éteinte, la respiration encore bien difficile et ne prononçant qu’un mot à la fois.

– Suis-je… en… danger… de… mort ?…

– J’espère que non.

– En… êtes-vous… sûr ?…

– Non.

Il regarda de nouveau autour de lui. Cette fois ses yeux s’arrêtèrent sur l’entraîneur. Perry s’avança.

– Que puis-je faire pour vous, monsieur ?

La réponse fut lente et difficile comme devant.

– La poche… de mon… paletot…

– Celle-ci ?

– Non.

– Celle-là ?

– Oui… le livre…

L’entraîneur fouilla dans la poche et en tira le livre de paris.

– Qu’y a-t-il à faire avec ceci, monsieur ?

– Je… veux… lire…

L’entraîneur tint le livre devant lui, l’ouvrit aux deux dernières pages où il y avait quelque chose d’écrit.

Delamayn laissa rouler sa tête avec impatience de côté et d’autre sur le coussin du sofa.

Il était clair qu’il n’était pas encore suffisamment remis pour pouvoir lire ce qu’il avait écrit.

– Dois-je lire pour vous, monsieur ?

– Oui !…

L’entraîneur lut trois engagements l’un après l’autre sans résultat ; tous trois avaient été honnêtement remplis. Au quatrième, l’homme couché dit :

– Arrêtez !…

C’était le seul de ces engagements qui dépendît encore d’un événement futur. Il relatait la gageure faite à Windygates, quand Geoffrey, défiant l’opinion du chirurgien, avait parié qu’il prendrait part aux courses en canot de l’Université au printemps prochain : pari qu’il avait forcé Arnold de tenir contre lui.

– Eh bien, monsieur, que faut-il faire à ce sujet ?

Geoffrey réunit ses forces et répondit en prononçant un mot après l’autre.

– Écrivez… frère… Julius… paie… Arnold… a… gagné…

Sa main levée, qui accentuait chaque parole, retomba inerte à son côté. Il ferma les yeux et tomba dans un lourd sommeil.

Rendons-lui la justice qui lui est due. Tout misérable qu’il fût, rendons-lui cette justice.

Le terrible moment où la vie semblait si près de lui échapper le trouva fidèle à la seule foi demeurée vivante parmi les hommes de son espèce et de son temps : la foi au livre de paris.

 

Sir Patrick et Mr Speedwell quittèrent ensemble le terrain de course, après que Geoffrey eut été emporté hors du pavillon.

Ils rencontrèrent Arnold Brinkworth à la grille.

Arnold avait cherché la solitude au milieu de la foule.

Sa séparation de Blanche avait changé toutes ses habitudes. Il n’avait demandé que deux faveurs durant l’intervalle de temps qui devait s’écouler avant qu’il revît sa femme : la liberté d’agir à sa guise et d’être laissé seul.

Soulagé de l’oppression qui lui avait fait garder le silence pendant les diverses phases de la course, sir Patrick adressa une question au docteur pendant le trajet de retour, question qui n’avait pas cessé d’occuper son esprit depuis le moment où Geoffrey avait perdu la partie.

– Je m’explique difficilement l’anxiété que vous avez montrée au sujet de Mr Delamayn, dit-il, quand vous avez reconnu qu’il n’avait que succombé à la fatigue. Craigniez-vous quelque chose de plus qu’un simple évanouissement ?

– Il est inutile de le cacher maintenant, répondit Mr Speedwell. Il a échappé de très près à une attaque de paralysie.

– Est-ce là ce que vous craigniez quand vous lui avez parlé à Windygates ?

– C’est ce que j’avais lu sur son visage quand j’ai cru devoir lui donner un avertissement. J’avais raison jusque-là. Je me suis trompé pourtant sur un point, c’est sur la réserve de vitalité qui était encore en lui quand il est tombé sur le champ de course. Je croyais fermement le trouver mort.

– C’est une paralysie héréditaire. La dernière maladie de son père était une maladie de ce genre.

Mr Speedwell sourit.

– Paralysie héréditaire, répéta-t-il. Mais l’homme est naturellement un phénomène de santé et de force pendant la première partie de sa vie. La paralysie héréditaire aurait pu atteindre celui-ci dans 30 ans. Le canotage et les courses, pendant ces quatre dernières années, sont les seules causes de ce qui lui est arrivé aujourd’hui.

Sir Patrick se risqua à suggérer une pensée au docteur.

– Avec l’autorité de votre nom qui force l’attention, dit-il, vous devriez rendre cette opinion publique… comme un avertissement pour les autres.

– Ce serait complètement inutile. Delamayn est loin d’être le premier qui ait succombé dans une course à pied, sous le cruel effort imposé aux organes vitaux. Le public a un heureux talent pour oublier ces accidents. Il est satisfait quand il peut invoquer celui des antagonistes survivants qui se trouvent avoir traversé la même épreuve, et tout le monde trouve cette réponse concluante.

L’avenir d’Anne occupait toujours l’esprit de sir Patrick. Sa première question porta sur les chances de rétablissement que pouvait avoir Geoffrey pour l’avenir.

– Il ne se rétablira jamais, dit Mr Speedwell. La paralysie est suspendue sur lui. Combien de temps vivra-t-il, cela m’est impossible à dire. Cela dépend beaucoup de lui. Dans sa condition, toute nouvelle imprudence, toute violente émotion peut le tuer sur le coup.

– S’il n’arrive pas d’accident, dit sir Patrick, reviendra-t-il suffisamment à lui pour quitter le lit et sortir ?

– Certainement.

– Il a, à ma connaissance, un rendez-vous pour samedi prochain. Est-il probable qu’il pourra être présent ?

– Tout à fait probable.

Sir Patrick ne dit rien de plus.

Il avait encore devant lui le visage d’Anne au moment mémorable où il lui avait dit qu’elle était la femme de Geoffrey.

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