III

Nous nous regardâmes pendant un instant.

« Connaissez-vous cet homme ? »

Mlle Haldin, en s’avançant vers moi, me posait cette question, en anglais.

Je pris la main qu’elle me tendait.

« Tout le monde le connaît. C’est un féministe, un révolutionnaire, un grand écrivain… si l’on veut, et… comment dire ?… le… l’hôte familier du salon mystico-révolutionnaire de Mme de S. »

Mlle Haldin passa une main sur son front.

« Il était depuis plus d’une heure déjà avec moi, quand vous êtes arrivé. J’étais si heureuse que ma mère fut couchée. Elle a bien des nuits d’insomnie, et quelquefois, au milieu du jour, elle peut reposer pendant quelques heures. C’est seulement un sommeil d’épuisement, je le sais, mais je m’en réjouis tout de même. N’étaient ces heures de repos… »

Elle me regarda, et avec cette pénétration extraordinaire qui me déconcertait, secoua la tête :

« Non ! Elle ne deviendra pas folle ! »

« Ma chère enfant ! » m’écriai-je, en manière de protestation, d’autant plus frappé que j’étais, bien au fond, loin de croire Mme Haldin tout à fait saine d’esprit.

« Vous ne savez pas quelle belle et lucide intelligence possédait ma mère, » poursuivit Mlle Haldin avec son regard clair et la simplicité calme où il me semblait voir toujours une touche d’héroïsme.

« Je suis sûr… » murmurai-je.

« J’ai fermé les rideaux dans sa chambre et je suis venue ici. Il y a si longtemps que je voulais rêver en paix. »

Elle fit une pause, puis ajouta, sans aucun accent de détresse : « C’est si difficile ! » en me regardant avec une fixité étrange, comme si elle avait attendu de ma part un geste de dénégation ou de surprise.

Mais je ne fis pas ce geste, et fus irrésistiblement poussé à dire :

« Je crains que la visite de ce Monsieur n’ait pas rendu la chose plus facile. »

Mlle Haldin restait devant moi, avec une expression singulière dans les yeux.

« Je ne prétends pas comprendre absolument Pierre Ivanovitch. Il faut avoir un guide, même si on ne veut pas lui abandonner tout à fait la conduite de sa vie. Je suis une fille sans expérience, mais je ne suis pas une de ces âmes d’esclave dont il y a eu trop en Russie. Pourquoi ne l’écouterais-je pas ? Il n’y a aucun mal à laisser diriger sa pensée. Pourtant je puis vous avouer que je n’ai pas été absolument sincère avec Pierre Ivanovitch. Je ne saurais dire ce qui m’en empêchait sur le moment… »

Elle s’éloigna brusquement pour aller, dans un coin éloigné de la chambre, ouvrir et fermer un tiroir de bureau. Elle revint, un morceau de papier à la main. C’était une feuille mince et couverte d’une écriture serrée, une lettre, évidemment.

« Je voulais vous lire ces lignes », me dit-elle. « C’est une des lettres de mon pauvre frère. Il ne doutait jamais, lui. Comment aurait-il douté ? Ils sont une si petite poignée, ces misérables oppresseurs, en face de la volonté unanime de notre peuple ! »

« Votre frère croyait la volonté populaire capable de venir à bout de tout ? »

« C’était sa religion », déclara Mlle Haldin.

Je regardai son visage calme et l’animation de ses yeux.

« Il va sans dire qu’il faut éveiller, inspirer, concentrer cette volonté », poursuivit-elle. « C’est la véritable tâche des vrais agitateurs, la tâche à laquelle on doit sacrifier sa vie. Il faut déraciner et balayer la dégradation de la servitude et les mensonges de l’absolutisme. Ne comptons pas sur une réforme impossible : il n’y a rien à réformer ! Il n’y a, chez nous, ni légalité, ni institutions. Il n’y a qu’une poignée de fonctionnaires cruels… peut-être simplement aveugles, contre une nation. »

Elle froissait légèrement la lettre dans sa main. J’en regardais les pages minces et noircies, dont l’écriture même avait un aspect cabalistique, incompréhensible à notre expérience d’Européens de l’Ouest.

« Ainsi posé », concédai-je, « le problème paraît assez simple. Mais j’ai peur de n’en pas voir la solution. Et si vous retournez en Russie, je sais que je ne vous reverrai plus. Cela ne m’empêche pas de répéter : « Retournez-y ! » Ne croyez pas que je songe à votre salut. Non ; je sais que vous n’irez pas chercher une sécurité personnelle. Mais j’aime mieux vous savoir en danger, là-bas, qu’exposée à certains périls que vous pouvez rencontrer ici. »

« Je vais vous dire », fit Mlle Haldin après un moment de réflexion. « Je sens que vous détestez la révolution. Vous ne la croyez pas légitime. Vous appartenez à un peuple qui a fait un pacte avec la destinée et n’aimerait pas y faillir. Mais nous, nous n’avons pas conclu de marché de ce genre ; on ne nous a pas fait cette proposition : tant de liberté pour tant d’argent comptant. L’idée d’une action révolutionnaire vous fait horreur quand il s’agit de gens que vous estimez comme s’il s’agissait d’une chose… comment dire ?… d’une chose un peu malhonnête ! »

J’inclinai la tête.

Vous avez raison », dis-je. « Et je vous estime très fort… »

« Ne croyez pas que je l’ignore », commença-t-elle, en hâte… « Votre amitié nous a été très précieuse. »

« Je n’ai guère été qu’un spectateur. »

Une légère rougeur envahit son visage.

« On peut être précieux comme spectateur. Votre présence m’a fait sentir moins solitaire. C’est difficile à expliquer. »

« Vraiment ? Eh bien, moi aussi je me suis senti moins seul ; et cela me paraît facile à expliquer. Mais tout cela ne durera plus bien longtemps. Voici la dernière chose que je voulais vous dire : dans une vraie révolution… non pas simple changement de dynastie ou réforme constitutionnelle… dans une vraie révolution, ce ne sont pas les plus belles figures qui se montrent au premier plan. Une révolution violente appartient bien vite aux fanatiques étroits et aux hypocrites tyranniques. Après eux se montrent tous les prétentieux ratés intellectuels de l’époque. Ce sont les chefs et les meneurs. Notez que je ne parle pas des vulgaires coquins. Les natures scrupuleuses et justes, nobles et dévouées, les généreux et les intelligents peuvent mettre en branle le mouvement, mais ils sont vite dépassés : ils ne sont pas les chefs de la révolution, ils en sont les victimes, victimes du dégoût, du désenchantement, souvent du remords. Leurs espoirs hideusement trahis, la caricature de leur idéal, telle est la définition du succès révolutionnaire. Il y a eu des cœurs brisés par de tels succès, à la suite de chaque révolution… Mais cela suffit. Comprenez seulement que je ne voudrais pas vous voir une victime. »

« Si je croyais à tout ce que vous dites, je ne penserais pas encore à moi-même », protesta Mlle Haldin. « J’accepterais la liberté de n’importe quelle main, comme un affamé prendrait un morceau de pain. Le vrai progrès viendra plus tard. Et l’on trouvera alors les hommes nécessaires. Nous les avons déjà parmi nous. On les rencontre qui se préparent dans l’ombre, inconnus… »

Elle étala la lettre qu’elle tenait encore à la main, et abaissa sur elle son regard.

« Oui », reprit-elle, « on rencontre de tels hommes ; et elle lut ces mots : « Des existences pures, nobles et solitaires. »

Elle replia sa lettre, et m’expliqua pour répondre à mon interrogation muette :

« Ce sont les termes dont use mon frère à l’endroit d’un jeune homme qu’il avait connu à Pétersbourg. Ce devait être un de ses amis intimes ; au moins c’est chose probable, car c’est le seul homme dont mon frère ait jamais mentionné le nom dans les lettres qu’il m’adressait. Absolument le seul. Et le croiriez-vous ? cet homme est ici. Il est arrivé récemment à Genève. »

« L’avez-vous vu ? » demandai-je. « Oui, vous devez l’avoir vu, naturellement. »

« Non, non ! je ne l’ai pas vu. Je ne savais pas qu’il fût ici ; c’est Pierre Ivanovitch lui-même qui vient de me l’apprendre. Vous l’avez entendu parler d’un nouveau venu de Pétersbourg. Eh bien c’est cet homme-là dont mon frère proclame « l’existence pure, noble et solitaire ! » Un ami de mon frère ! »

« Il est sans doute compromis au point de vue politique ? » remarquai-je.

« Je ne sais pas. Mais c’est bien probable. Qui sait ? Peut-être est-ce son amitié même pour mon frère qui… Mais non, ce n’est guère possible. En somme je n’ai d’autres renseignements que ceux de Pierre Ivanovitch. Ce jeune homme a présenté une lettre d’introduction du Père Zozime ; vous savez, le prêtre démocrate ; vous avez entendu parler du Père Zozime ? »

« Oh oui, le fameux Père Zozime qui, l’an dernier, a passé deux mois à Genève », repris-je. « Après son départ, il semblait avoir disparu de la scène du monde. »

« Il paraît qu’il s’est remis à l’œuvre en Russie, du côté du Centre », dit Mlle Haldin, avec animation. « Mais, je vous en prie, n’en dites rien à personne ; ne laissez rien échapper, car si les journaux s’emparaient de cette nouvelle, le Père pourrait être en danger. »

« Vous avez évidemment un grand désir, de rencontrer cet ami de votre frère ? » demandai-je.

Mlle Haldin remit la lettre dans sa poche. Ses yeux se dirigèrent par dessus mon épaule vers la porte de la chambre maternelle.

« Pas ici », murmura-t-elle. « Pas pour la première fois, au moins. »

Après un moment de silence, je lui dis au revoir, mais Mlle Haldin me suivit dans l’antichambre, en fermant soigneusement la porte derrière nous.

« Vous devinez où je veux aller demain ?… »

« Vous vous êtes décidée à faire une visite à Mme de S… ? »

« Oui ; j’irai au château Borel ; il le faut. »

« Que pensez-vous donc y apprendre ? » demandai-je à voix basse, craignant qu’elle ne se berçât de quelque impossible espoir. Mais je me trompais.

« Songez un peu ! un tel ami ! Le seul homme dont mon frère ait jamais parlé dans ses lettres. Il aura bien quelque chose à me donner, quand ce ne seraient que quelques pauvres paroles. Peut-être un mot, une pensée des derniers jours. Voudriez-vous me voir tourner le dos à tout ce qui me reste de mon pauvre frère… à son ami ? »

« Certes non », protestai-je, « et je puis parfaitement comprendre votre pieuse curiosité. »

« Des hommes à l’existence pure, noble et solitaire », murmura-t-elle doucement. « Il y en a ; il y en a ! Eh bien c’est l’un d’eux que je pourrai interroger sur notre cher mort ! »

« Mais pourquoi croyez-vous devoir le rencontrer au château ? Pensez-vous qu’il y habite en qualité d’hôte ? »

« Je ne saurais le dire », avoua-t-elle. « Il a apporté une lettre d’introduction du Père Zozime, qui est aussi, paraît-il, un ami de Mme de S… Il faut croire que ce n’est pas une femme aussi méprisable, en somme. »

« On a fait courir bien des bruits sur le compte du Père Zozime lui-même », observai-je.

Elle haussa les épaules.

« La calomnie est encore une arme de notre gouvernement ; c’est un fait bien connu ! Oui, je sais : le Père Zozime a été protégé par un gouverneur général de Province. Je me souviens d’avoir discuté ce sujet avec mon frère, il y a deux ans. Mais son œuvre était bonne. Et il est proscrit aujourd’hui. Peut-on exiger preuve meilleure ? Peu importe d’ailleurs ce que fut ou ce qu’est ce prêtre : cela n’a rien à voir avec l’ami de mon frère. Si je ne le rencontre pas au Château, je demanderai son adresse. Et naturellement, il faudra qu’il vienne voir ma mère aussi, plus tard. Comment deviner ce qu’il pourra nous dire ? Quelle grâce, si ses paroles devaient apaiser ma mère ! Vous savez les idées qu’elle se forge. Peut-être pourrait-on lui donner une explication, l’inventer au besoin. Ce ne serait pas une faute !… »

« Certes », répliquai-je, « ce ne serait pas une faute. Mais ce pourrait être une erreur. »

« Je voudrais seulement lui voir retrouver son courage. Tant qu’elle restera dans son état actuel, je ne pourrai penser à rien avec calme. »

« Songez-vous donc à inventer quelque pieux mensonge, pour la tranquillité de votre mère ? » demandai-je.

« Pourquoi un mensonge ? Il est bien certain qu’un tel ami connaîtra bien des détails sur la vie et les derniers jours de mon frère. Il pourra nous renseigner… Il y a, dans les faits matériels, quelque chose qui m’enlève toute quiétude. Je suis sûre qu’il avait l’intention de nous rejoindre à l’étranger, qu’il avait en vue un projet, un grand acte de patriotisme, non pas pour lui seul, mais pour nous deux. J’avais confiance ; j’attendais l’heure fixée. Oh ! avec quel espoir, avec quelle impatience ! J’aurais pu l’aider ! Et maintenant, tout à coup, cette insouciance apparente ! comme s’il n’y avait plus eu d’intérêt pour lui dans la vie… »

Elle resta un instant silencieuse, puis conclut avec obstination : « Je veux savoir ! »

En revenant sur ces paroles, au cours de la lente promenade, qui me ramenait du boulevard des Philosophes, je me demandais avec curiosité ce qu’elle désirait précisément savoir. Ma rêverie trouvait un point de départ dans ce que je connaissais de son histoire. Mlle Haldin était considérée avec une certaine méfiance dans l’établissement d’éducation pour jeunes filles, où elle avait achevé ses études. On la soupçonnait d’opinions indépendantes sur des sujets réglés par l’enseignement officiel. Plus tard, la mère et la fille revenues dans leur campagne natale, s’attirèrent, en donnant ouvertement leur avis sur les événements publics, une réputation de libéralisme. La troïka du chef de la police du district commença à rouler souvent dans leur village. « Il faut que je tienne les paysans à l’œil », disait-il pour expliquer ses visites. « Il faut veiller un peu sur deux femmes seules. » Il inspectait les murs de la maison, comme s’il avait voulu les percer du regard, examinait les photographies, retournait négligemment les livres du salon, et prenait congé après la collation familière. Mais, un soir, tout agité, et avec un accent de détresse, le vieux prêtre du village vint avouer, qu’il avait reçu l’ordre de surveiller tout ce qui se passait dans la maison, et de s’en assurer à tout prix, à l’aide de son autorité spirituelle sur les domestiques par exemple.

Il devait surtout espionner les visiteurs que recevaient ces dames, connaître leur identité, la durée de leur séjour, la partie du pays d’où ils venaient, et ainsi de suite. Le pauvre et simple vieillard mourait d’angoisse, d’humiliation et de terreur. « Je suis venu vous prévenir ; soyez prudentes, pour l’amour de Dieu ! La honte me dévore, mais je suis pris dans un filet d’où l’on ne peut se tirer ! Je serai obligé de dire ce que j’ai vu, car autrement, mon diacre pousserait les choses au noir, pour s’insinuer dans les bonnes grâces de l’autorité. Et puis, il y a aussi mon gendre, le mari de ma Paresko, qui est expéditionnaire au bureau des domaines ; on le mettrait bien vite à la porte… pour l’envoyer peut-être quelque part ! » Le vieillard se lamentait, en essuyant ses larmes, sur les rigueurs d’un temps, là où les gens semblaient ne pouvoir s’accorder ». Il n’avait pas envie de passer le soir de sa vie, la tête rasée, dans la cellule pénitentiaire d’un monastère ; « où il serait soumis à toutes les rigueurs de la discipline ecclésiastique ; car ils n’auraient aucune pitié pour un pauvre vieillard », gémissait-il. Il avait failli en avoir une attaque de nerfs, et les deux dames, pleines de commisération, l’avaient consolé de leur mieux, avant de lui laisser regagner sa chaumière. D’ailleurs, elles avaient fort peu de visiteurs. Les voisins, dont certains amis de longue date, commençaient à se tenir à l’écart, quelques-uns par timidité, d’autres avec le dédain marqué de hobereaux qui venaient seulement à la campagne pour l’été ; ce n’étaient, au demeurant, d’après Mlle Haldin, que des aristocrates et des réactionnaires. La jeune fille menait donc une existence solitaire. Ses relations avec sa mère étaient des plus tendres et des plus libres, mais Mme Haldin avait connu les expériences de sa propre génération, ses souffrances, ses déceptions, et ses apostasies. C’est en étouffant tout signe d’anxiété et en gardant une réserve héroïque qu’elle manifestait son affection pour ses enfants.

Pour Nathalie Haldin, son frère, dont l’existence de Pétersbourg, bien qu’un peu mystérieuse, n’était nullement énigmatique (car on ne pouvait douter de ses sentiments ou de ses pensées), son frère était le seul représentant visible d’une liberté proscrite. Ils avaient, dans de longues discussions, pleines de nobles espoirs d’action et de foi dans le succès, contemplé à l’avance l’avènement de la liberté et ses promesses infinies. Et brusquement toute action, tout espoir sombraient devant les révélations qu’était allé chercher le journaliste anglais. Seul demeurait le fait positif de la mort du frère, mais ses causes profondes restaient dans l’ombre. La jeune fille se sentait abandonnée sans explication. Elle ne doutait pas de son frère, cependant, et ce qu’elle désirait c’était d’apprendre, à tout prix, le moyen de rester fidèle à l’esprit du mort.

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