« Voulez-vous monter un instant ? » demanda Nathalie Haldin. J’hésitais devant l’heure tardive, mais elle insista : « Vous savez combien ma mère vous aime », me dit-elle.
« Je vais entrer une minute, pour savoir comment va Mme Haldin. »
Elle dit à mi-voix, comme en se parlant à elle-même :
« Voudra-t-elle croire seulement que je n’ai pas pu trouver M. Razumov, puisqu’elle s’est mise dans la tête que je lui cache quelque chose ? Peut-être pourrez-vous la convaincre… ? »
« Votre mère va se méfier de moi aussi », observai-je.
« De vous ?… pourquoi ?… Que pourriez-vous avoir à lui cacher ? Vous n’êtes ni Russe, ni conspirateur… »
J’avais trop vivement conscience de mon indignité d’Européen pour faire une objection, mais je résolus de jouer jusqu’au bout mon rôle de spectateur impuissant. Les roulements lointains du tonnerre descendaient le long de la vallée du Rhône, vers la ville endormie, vers la cité des prosaïques vertus et de l’hospitalité universelle. Nous traversâmes la rue en face de la grande porte sombre, et Mlle Haldin ayant sonné, nous vîmes la porte s’ouvrir presque aussitôt, comme si la vieille bonne s’était tenue dans l’antichambre, pour attendre notre retour. Sa figure pâle avait un air de satisfaction. Le Monsieur était là, nous dit-elle, en refermant la porte.
Nous n’avions pas compris ; Mlle Haldin se tourna brusquement vers la domestique… « Qui cela ? »
« Herr Razumov », expliqua-t-elle.
Elle avait saisi assez de notre conversation pour comprendre le motif de la sortie de sa jeune maîtresse. Aussi lorsque le Monsieur lui avait dit son nom, l’avait-elle fait entrer sans tarder.
« Qui aurait pu prévoir cela ? » murmura Mlle Haldin, en fixant sur les miens le regard grave de ses yeux gris. Et moi, en me rappelant l’expression des traits du jeune homme, aperçus quelques heures auparavant, et son aspect de somnambule halluciné, j’éprouvais une surprise mêlée d’effroi.
« Avez-vous au moins demandé à ma mère l’autorisation d’introduire ce Monsieur ? » demanda Mlle Haldin à la servante.
« Non ; je l’ai annoncé, simplement », répondit-elle, étonnée de l’inquiétude parue sur nos visages.
« En somme », fis-je à mi-voix, « votre mère était préparée… »
« Oui, mais M. Razumov, lui, n’avait pas d’idées… »
On aurait dit qu’elle doutait de son tact. Interrogée sur la durée de la visite du jeune homme, la servante nous dit que « Der Herr » n’était guère depuis plus d’un petit quart d’heure dans le salon.
Elle attendit un instant, puis se retira, l’air intrigué. Mlle Haldin me regardait en silence.
« Les choses se sont arrangées de telle façon », dis-je, « que vous savez exactement ce que l’ami de votre frère peut avoir à dire à votre mère. Et après cela, sûrement… »
Nous restâmes silencieux, l’oreille tendue, mais aucun son ne nous parvenait à travers la porte close. Les traits de Mlle Haldin exprimaient une indécision douloureuse ; elle fit un mouvement, comme pour entrer dans le salon, puis s’arrêta. Elle avait entendu des pas de l’autre côté de la porte. Cette porte s’ouvrit, et sans s’arrêter sur le seuil, Razumov sortit dans le vestibule. Les fatigues de la journée, et la lutte qu’il avait soutenue contre lui-même, l’avaient changé à tel point que j’aurais hésité à reconnaître le visage, qui devant le bureau de poste, quelques heures auparavant, était bien effrayant déjà, mais tout différent. Il n’était plus aussi livide ; les yeux n’étaient plus aussi sombres. Ils n’avaient plus leur regard de folie, mais la conscience d’un crime faisait peser son ombre sur eux. Je dis cela, parce que, tout de suite, ce regard tomba sur moi, sans que rien montrât que le jeune homme me reconnût ou s’aperçût même de ma présence. J’étais seulement dans la ligne de ses yeux. Je ne crois pas qu’il eût entendu la sonnette ou s’attendit à voir quelqu’un dans l’antichambre. Je suppose qu’il se préparait à sortir, et il ne parut apercevoir Mlle Haldin, que lorsqu’elle eût fait vers lui un ou deux pas. Il ne prit pas la main qu’elle lui tendait.
« C’est vous, Natalia Victorovna… Vous pouvez être surprise… à une heure aussi tardive… Mais voyez-vous, je me suis souvenu de notre conversation du jardin. J’ai pensé que vous désiriez réellement que… sans perdre de temps… je… Alors je suis venu… Il n’y a pas d’autre raison. Je voulais dire, tout simplement… »
Il s’exprimait avec peine, et je m’en aperçus en me souvenant des paroles qu’il avait dites au boutiquier : il sortait parce qu’il « avait besoin d’air ». Si tel était son désir, il avait évidemment échoué piteusement. Les yeux détournés et la tête basse, il faisait des efforts douloureux pour proférer des paroles qui s’étranglaient dans sa gorge.
« … Dire ce que j’ai appris moi-même seulement aujourd’hui ; aujourd’hui… »
J’eus, à travers la porte qu’il n’avait pas fermée, une vision du salon. Il était confusément éclairé par une lampe voilée, les yeux de Mme Haldin ne pouvant supporter ni le gaz, ni l’électricité. C’était une pièce relativement grande, qui, à côté de l’antichambre très claire, se noyait dans une demi-obscurité avec des coins d’ombre dense. Sur ce fond de nuit, je distinguais la silhouette immobile de Mme Haldin, légèrement penchée en avant, et sa main pâle posée sur le bras du fauteuil.
Elle ne faisait pas un geste. Devant la fenêtre, elle n’avait plus son attitude d’attente. Le store était baissé ; il n’y avait au dehors que le ciel nocturne et chargé de nuées d’orage, et la ville indifférente et hospitalière, froide et presque méprisante dans sa tolérance, respectable cité d’asile qui comptait pour rien toutes ces douleurs et tous ces espoirs. La pauvre femme avait la tête baissée…
La pensée me vint, au moment où, éternel spectateur, je jetais ce nouveau coup d’œil sur les coulisses, que le vrai drame de l’autocratie ne se joue pas sur la scène politique et qu’il y a quelque chose de plus profond que les paroles et les gestes des acteurs. J’avais la conviction que, malgré tout, cette mère se refusait au fond de son cœur à renoncer à son fils. Plus que le deuil inconsolable de Rachel, sa souffrance était profonde et inaccessible, dans son immobilité terrifiante. On aurait dit, à voir se détacher son profil pâle et incliné sur l’ombre indistincte de son fauteuil à haut dossier, qu’elle contemplait un objet placé sur ses genoux, une tête bien aimée qu’elle y aurait posée.
J’eus cette vision rapide, puis Mlle Haldin passa près du jeune homme pour fermer la porte. Elle ne le fit pas toutefois, sans hésitation. Je crus un instant qu’elle allait entrer près de sa mère, mais elle se contenta de jeter dans la pièce un regard inquiet. Peut-être si Mme Haldin avait fait un mouvement ;… mais non. Cette figure pâle disait l’isolement effroyable d’un cœur qui souffre sans espoir.
Le jeune homme, cependant, tenait les yeux fixés sur le sol. La pensée de redire l’histoire qu’il venait de raconter lui était intolérable. Il avait cru trouver les deux femmes ensemble. Alors, s’était-il dit, c’en serait fini, pour toujours. « Il est heureux que je ne croie pas à un autre monde », songeait-il cyniquement.
Seul dans sa chambre, après avoir mis à la poste sa missive secrète, il avait retrouvé un certain calme dans la rédaction de son journal particulier. Il sentait le danger de cette étrange faiblesse, et y fait allusion lui-même dans ses notes, mais il ne pouvait renoncer à cette habitude qui l’apaisait et le réconciliait avec l’existence. Il écrivait donc, assis à la lueur d’une chandelle solitaire, lorsqu’il s’avisa qu’il ferait bien d’aller lui-même donner à ces dames l’explication de l’arrestation de Haldin, telle que la lui avait fournie Sophie Antonovna. Elles ne pouvaient manquer d’en entendre le récit de quelque autre part, et son abstention paraîtrait singulière, non seulement à la mère et à la sœur de Haldin, mais à d’autres personnes aussi. Arrivé à cette conclusion, il ne se sentit aucune répugnance particulière pour la démarche nécessaire, mais fut tourmenté bientôt par un désir angoissant d’en avoir fini. Il consulta sa montre. Non, en somme, il n’était pas trop tard.
Les quinze minutes qu’il passa près de Mme Haldin furent comme une revanche de l’inconnu ; cette figure pâle, cette voix faible et distincte, cette tête, d’abord tournée vers lui avec empressement, puis peu à peu retombée et revenue à son immobilité, le demi-jour paisible de la pièce où les paroles qu’il tentait de contenir résonnaient trop brutalement, tous ces détails l’avaient troublé comme autant de singularités imprévues. Il semblait y avoir aussi une obstination secrète au fond de cette douleur, quelque chose qu’il ne pouvait pas comprendre, quelque chose au moins qu’il n’avait pas pensé rencontrer. Était-ce de l’hostilité ? Peu importait d’ailleurs. Rien ne pouvait plus le toucher, et aux yeux des révolutionnaires, nulle ombre n’obscurcissait plus son passé. Cette fois le fantôme avait bien été écrasé et gisait, impuissant et passif sur le trottoir couvert de neige. Mais, blanche comme le fantôme lui-même, et rongée de chagrin, la mère se dressait maintenant devant lui. Il en avait ressenti une surprise apitoyée, sans d’ailleurs y attacher d’autre importance. Qu’importaient les mères ? Il ne pouvait secouer l’impression poignante qu’avait produite sur lui cette femme silencieuse, et immobile, cette femme aux cheveux blancs…, mais il y avait une dureté méprisante dans ses pensées.
« Voilà bien les conséquences !… Eh bien, après ? Suis-je donc sur un lit de roses ? » se disait-il, tandis qu’assis à quelque distance, il gardait les yeux fixés sur le visage douloureux. Il avait raconté tout ce qu’il voulait dire, et elle l’avait laissé parler sans prononcer un mot, en détournant peu à peu la tête. Lorsqu’il s’était tu, le silence était retombé, pendant cinq minutes ou davantage. Qu’est-ce que cela signifiait ?… Devant l’inattendu de ce silence, il avait senti renaître en lui la colère, qui venait remplacer sa dureté de tout à l’heure, l’ancienne colère contre Haldin, réveillée par le spectacle de la mère du mort. N’était-ce pas une sorte de jalousie qui le pinçait au cœur, l’envie jalouse de ce privilège qui lui était refusé à lui, à lui seul entre tous les hommes ? C’est l’autre qui avait trouvé le repos et qui n’en continuait pas moins à vivre dans l’affection de cette vieille femme en deuil, dans la pensée de tous ces gens qui se posaient en champions de l’humanité. Il ne pourrait jamais se débarrasser de lui. « C’est moi seul que j’ai voué à la destruction », pensait Razumov. « Voilà où il m’a mené ! Impossible d’en finir jamais avec lui ! »
Épouvanté de cette découverte, il se leva pour sortir de la chambre obscure et silencieuse, où silencieuse aussi restait assise dans son fauteuil cette vieille femme, cette mère… Il sortit sans un regard en arrière ; il fuyait, véritablement. Mais, en ouvrant la porte, il se vit la retraite coupée. La sœur maintenant ! Il ne l’avait pas oubliée, mais il ne comptait pas la voir tout de suite, la voir jamais peut-être. La présence de la jeune fille dans l’antichambre était aussi imprévue que l’avait été l’apparition de son frère. Razumov tressaillit comme un animal pris au piège. Il s’efforça de sourire, mais n’y put réussir, et baissa les yeux. « Faut-il redire cette stupide histoire ? » se demandait-il avec un sentiment d’angoisse… Il n’avait rien mangé depuis la veille, mais n’était pas en état de rechercher la cause de sa faiblesse. Il aurait voulu soulever son chapeau, et passer avec le moins de paroles possible, mais le geste rapide de Mlle Haldin pour fermer la porte le prit au dépourvu. Il se retourna à-demi vers elle, sans lever les yeux, passivement, comme une plume emportée dans l’air agité. Elle revint, aussi, à son point de départ, et Razumov fit une volte nouvelle qui les ramena à leur position primitive, en face l’un de l’autre.
« Oui, oui », dit-elle hâtivement. « Je vous suis très reconnaissante, Kirylo Sidorovitch, d’être venu tout de suite, comme cela… Seulement j’aurais voulu… Ma mère vous a-t-elle dit ?… »
« Je me demande ce qu’elle aurait pu me dire que je n’aie su avant ? », fit-il, manifestement pour lui-même, mais d’une voix parfaitement perceptible. « Je l’ai toujours su… », ajouta-t-il plus haut, d’un ton désespéré…
Il laissa tomber sa tête. Il éprouvait une impression si intense, en face de Nathalie Haldin, qu’il savait trouver un soulagement dans un simple regard jeté sur elle. C’est son image qui le hantait maintenant, et l’avait poursuivi avec insistance, depuis qu’elle lui était apparue brusquement dans le jardin de la Villa Borel, la main tendue et le nom de son frère aux lèvres… Sur le mur de l’antichambre, près de la porte d’entrée, il y avait une rangée de crochets, et contre la paroi opposée, une petite table noire et une chaise. Le papier, semé d’un dessin léger, était presque blanc. La lumière d’une ampoule électrique, juchée très haut sous le plafond, fouillait jusque dans ses coins nus, brutalement, sans ombres, cette boîte carrée et claire, et en faisait un théâtre étrange pour le drame obscur qui s’y jouait.
« Que voulez-vous dire ? » demanda Mlle Haldin. « Qu’est-ce donc que vous avez toujours su ? »
Il leva un visage pâle plein d’une souffrance inexprimée. Pourtant le regard distrait de morne obstination qui dans ses yeux frappait et étonnait l’observateur, commençait à disparaître. On aurait dit qu’il revenait à lui et reprenait conscience de l’ensemble merveilleusement harmonieux, des traits, des lignes, du regard, de la voix, qui faisaient de la jeune fille, debout devant lui une créature si rare, en dehors, pour ainsi dire, et bien au-dessus de toute notion commune de la beauté. Il la regarda si longuement qu’elle rougit légèrement.
« Oui ; que saviez-vous donc ? » répéta-t-elle, machinalement. Il réussit cette fois à grimacer un sourire.
« Eh bien » en dehors d’une ou deux paroles d’accueil, je ne saurais dire si votre mère s’est même aperçue de ma présence ! Vous comprenez ? »
Nathalie Haldin fit un léger signe de tête : ses mains tremblaient doucement à son côté.
« Oui. C’est à fendre le cœur, n’est-ce pas ? Elle n’a pas encore versé une larme ; pas une seule larme ! »
« Pas une larme ? Et vous, Natalia Victorovna ? Vous avez pu pleurer ? »
« Oui, j’ai pu pleurer ! Et puis, je suis assez jeune, Kirylo Sidorovitch pour croire à l’avenir. Mais, quand je vois ma mère, si affreusement bouleversée, j’oublie tout ; je me demande s’il faut éprouver de la fierté ou seulement de la résignation. Il est venu tant de gens pour nous voir. C’étaient de parfaits étrangers qui écrivaient pour nous demander la permission de venir nous présenter leurs hommages. Il était impossible de toujours garder notre porte close. Vous savez que Pierre Ivanovitch lui-même… Oh oui ! on a fait montre d’une grande sympathie à notre égard, mais il y a des gens qui exprimaient devant cette mort un enthousiasme trop manifeste. Et lorsque je restais seule avec ma pauvre mère, tout cela me paraissait faux ; cela ne valait pas le prix qu’elle avait payé ! Mais, dès que j’ai appris votre présence à Genève, Kirylo Sidorovitch, j’ai compris que vous étiez le seul être capable de venir à mon secours… »
« En consolant une mère à qui l’on a pris son fils ? Oui ! » interrompit-il avec un accent qui fit ouvrir tout grands à la jeune fille ses yeux clairs et confiants. « Mais encore faudrait-il être désigné pour ce rôle !… Ne vous en êtes vous pas avisée ? »
Il avait prononcé ces paroles sur un ton haletant qui contrastait avec la monstrueuse ironie qu’elles semblaient impliquer.
« Comment ? murmura Nathalie Haldin, du fond du cœur. « Qui pourrait donc être mieux désigné que vous ? »
Il eut un mouvement convulsif d’impatience, mais sut se maîtriser.
« Ah vraiment ? Dès que vous avez appris ma présence à Genève… avant même de m’avoir vu ?… C’est encore une preuve de cette confiance… »
Son ton se modifia tout à coup, pour se faire plus incisif et plus détaché.
« Les hommes sont de pauvres êtres, Nathalia Victorovna ; ils savent mal inventer des sentiments inconnus. Pour parler à une mère, de façon convenable, du fils qu’elle a perdu, il faudrait avoir quelque expérience des relations entre une mère et un fils. Et ce n’est pas mon cas, à vous parler franchement. Vous êtes tombée sur un homme dont « nulle affection ne réchauffa jamais la poitrine… », comme dit le poète… « Ce qui ne signifie pas qu’il soit insensible », ajouta-t-il, en baissant la voix.
« Je suis certaine que vous n’avez pas le cœur insensible », fit doucement Mlle Haldin.
« Non ; mon cœur n’est pas dur comme un roc », poursuivit-il de la même voix de rêve. On aurait dit que ce cœur pesait comme une pierre dans la poitrine froide dont il avait parlé. « Non… pas aussi dur ! Mais comment manifester les sentiments dont vous me faites crédit ? C’est une autre question. On ne m’avait jamais rien demandé de semblable. Personne ne paraissait se soucier de ma tendresse ! Et maintenant, vous voici ! Vous ! Maintenant ! Non, Nathalia Victorovna… Il est trop tard ! vous venez trop tard ! n’attendez rien de moi… »
Elle eut, malgré l’immobilité de Razumov, un léger recul, comme si elle avait surpris sur son visage une expression qui donnait à ses paroles un sens mystérieux, connu d’eux seuls. À mes yeux de spectateur silencieux, les jeunes gens apparaissaient comme deux êtres qui commencent à prendre conscience du charme magique dont ils ont été victimes dès leur première rencontre. Si l’un d’eux avait jeté les yeux sur moi, j’aurais doucement ouvert la porte pour m’esquiver. Mais ils ne me regardaient pas, et je restais immobile, toute crainte d’indiscrétion noyée chez moi dans le sentiment de notre prodigieux éloignement ; j’étais si loin du sombre horizon des problèmes russes, qui les tenait captifs, si loin des limites mêmes de leurs regards et de leurs sentiments, si loin de la prison de leurs âmes.
Franche et courageuse dans sa peine, Mlle Haldin maîtrisa sa voix.
« Que peut-il vouloir dire ? » demanda-t-elle, comme si elle s’était parlé à elle-même.
« Je veux dire que vous vous êtes abandonnée à des imaginations vaines, tandis que moi, je me suis contraint à rester dans la vérité des choses et les réalités de la vie… de notre vie russe… ces réalités que nous connaissons !… »
« Ce sont des réalités cruelles… », murmura-t-elle.
« Et laides, ne l’oubliez pas, laides aussi. Regardez où vous voulez. Regardez près de vous, ici, à l’étranger où vous êtes, et puis regardez là-bas, le pays d’où nous sommes venus. »
« Il faut regarder plus loin que le présent », répliqua la jeune fille sur un ton de conviction ardente.
« C’est aux aveugles à le faire. J’ai le malheur d’être né avec mes deux yeux. Et si vous saviez les choses singulières que j’ai vues. Des apparitions stupéfiantes et inattendues ! Mais pourquoi parler de tout cela ? »
« Au contraire, c’est de tout cela que je veux parler avec vous », protesta-t-elle, avec une sérénité chaleureuse. Elle n’était pas émue par l’humeur sombre de l’ami de son frère, et ne voyait dans son amertume et ses colères contenues que les marques d’un esprit droit et d’une indignation généreuse. Elle sentait que ce n’était point un homme ordinaire et n’aurait peut-être pas voulu le voir différent de ce qu’il se montrait à ses yeux confiants. « Oui, avec vous tout particulièrement », insista-t-elle. « Avec vous plutôt qu’avec tout autre Russe au monde… » Un faible sourire fleurit un instant sur ses lèvres. « Je suis comme ma pauvre mère, sous certains rapports. À moi aussi, il semble impossible de renoncer pour toujours au cher mort qui, ne l’oubliez pas, était tout pour nous. Je ne veux pas abuser de votre sympathie, mais comprenez bien que c’est en vous seul que nous pouvons trouver tout ce qui reste de son âme généreuse. »
Je regardais le jeune homme dont le visage n’avait pas eu un tressaillement. Et pourtant, même alors, je ne l’accusai pas d’insensibilité. Il était plongé dans une sorte de rêverie lointaine. Enfin, il fit un léger mouvement.
« Vous partez, Kirylo Sidorovitch ? » demanda-t-elle.
« Moi ? Partir ? Pour où ? Ah oui… mais il faut que je vous dise d’abord… » Sa voix s’était assourdie, et il se forçait à parler avec une répugnance visible, comme s’il se fût agi d’une chose dégoûtante ou mortelle. « Cette histoire, vous savez… l’histoire qu’on m’a contée cet après-midi… »
« Je la connais déjà », fit-elle, tristement.
« Vous la connaissez ? Vous avez donc, vous aussi, des correspondants à Pétersbourg ? »
« Non. C’est Sophia Antonovna. Je viens de la voir. Elle vous envoie un salut amical. Elle doit partir demain matin. »
Il avait enfin baissé son regard fasciné ; elle aussi fixait les yeux sur le sol et tous deux en face l’un de l’autre, sous la lumière crue, entre les quatre murs nus, paraissaient sortis de l’immensité confuse des frontières de l’Orient et venus là pour s’exposer cruellement au regard de mes yeux d’Occidental. Et je les regardais. Qu’aurais-je fait d’autre ? Je me sentais si totalement oublié par ces deux êtres que je n’osais plus faire un mouvement. Et je me disais qu’ils devaient inéluctablement se rapprocher, la sœur et l’ami du mort. Les idées, les espoirs, les aspirations, la cause de la liberté, tous les sentiments exprimés par leur affection commune pour Victor Haldin, victime morale de l’autocratie,… les attiraient invinciblement l’un vers l’autre. L’ignorance même de la jeune fille et la solitude à laquelle le jeune homme avait fait une allusion si singulière, devaient travailler dans ce sens. Je voyais bien, d’ailleurs, que tout était fait déjà. C’était trop naturel. Il était évident qu’ils avaient dû penser l’un à l’autre longtemps avant de se rencontrer. Le ferme éloge que dans sa lettre un frère bien aimé accordait à ce seul ami avait, exalté l’imagination de la jeune fille ; et pour lui, il avait suffi de se trouver en présence de cette nature exceptionnelle. Si l’on pouvait s’étonner, c’était de le voir rester sombre et fermé devant la cordialité d’un accueil si clairement exprimée. Mais il était jeune et toute son austérité, tout son dévouement à l’idéal révolutionnaire, ne le rendaient pas aveugle. C’en était fini de la période de réserve ; il faisait des avances à sa manière. Il n’y avait pas à se méprendre au sens de cette visite tardive, car ce qu’il voulait dire, n’avait rien d’urgent. La véritable cause, je la sentais : il avait pris conscience de son besoin d’elle… et c’est le même sentiment qui l’avait guidée, elle aussi… C’est la seconde fois que je les voyais ensemble, et je comprenais qu’à leur prochaine rencontre je ne serais plus là. Ils pourraient se souvenir de moi ou m’avoir oublié ; mais j’aurais virtuellement cessé d’exister pour ces deux jeunes gens.
Toutes ces réflexions me vinrent à l’esprit en quelques instants. Cependant Nathalie Haldin racontait brièvement à Razumov nos pérégrinations d’un bout à l’autre de Genève. Tout en parlant elle levait les mains au-dessus de sa tête pour détacher son voile, et ce mouvement accentuait la grâce séduisante de son corps juvénile, revêtu d’un costume de deuil très simple. Dans l’ombre transparente que le bord du chapeau faisait tomber sur son visage, ses yeux gris brillaient d’un éclat attrayant. Sa voix au timbre si peu féminin et pourtant si adorable, était ferme, et elle parlait rapidement, franchement, sans embarras. Comme elle invoquait l’état mental de sa mère pour justifier ses démarches, une contraction douloureuse altéra l’harmonie de ses traits confiants et nobles. Lui d’ailleurs, avec ses yeux baissés avait l’air d’un homme qui écoute un morceau de musique, plutôt que des paroles articulées. Et lorsqu’elle cessa de parler, il parut écouter encore, immobile, comme s’il eût été sous le charme d’un bruit séduisant. Il revint à lui pourtant, et murmura :
« Oui, oui. Elle n’a pas versé une larme. Elle ne semblait pas entendre ce que je disais. J’aurais pu lui raconter n’importe quoi. On aurait cru qu’elle n’appartenait plus à ce monde. »
Mlle Haldin fit montre d’une détresse profonde. Sa voix sombra : « Vous ne savez pas jusqu’où elle en est arrivée. Elle s’attend maintenant à le voir ! » Le voile glissa entre ses doigts, et elle se tordit les mains d’angoisse. « Elle finira par le voir ! », s’écria-t-elle.
Razumov redressa brusquement la tête, pour attacher sur elle un regard prolongé et pensif.
« Hum ! c’est bien possible », murmura-t-il d’un ton singulier, comme s’il avait donné son avis sur une chose toute simple. « je me demande… » Il s’arrêta.
« Ce serait la fin de tout ! sa raison sombrerait tout à fait… et son intelligence même disparaîtrait bientôt ! »
Mlle Haldin détacha ses mains, pour les laisser pendre à ses côtés.
« Croyez-vous ? » demanda-t-il, d’un ton profond. Les lèvres de Mlle Haldin étaient légèrement séparées. Il y avait dans le caractère du jeune homme quelque chose d’inattendu et d’insondable qui l’avait fascinée tout de suite. « Non ! il n’y a ni vérité ni consolation à attendre des fantômes des morts », ajouta-t-il, après un silence pesant. « J’aurais pu lui dire une partie de la vérité ; le désir, par exemple, de votre frère, de sauver sa vie et de s’enfuir. Cela, c’est un fait certain. Mais je ne lui ai rien dit. »
« Vous ne lui avez rien dit de cela ? Et pourquoi ?
« Je ne sais pas ; d’autres pensées me sont venues à l’esprit », répondit-il. Il paraissait se surveiller attentivement ; on aurait dit qu’il essayait de compter les battements de son cœur, mais ses yeux ne se détachaient pas un instant du visage de la jeune fille. « Vous n’étiez pas là », poursuivit-il ; « je m’étais décidé à ne plus jamais vous voir. »
Ces paroles semblèrent, pendant un instant, couper la respiration de Nathalie Haldin.
« Vous… Comment, serait-ce possible ? »
« Oui ; vous pouvez bien me le demander… Mais c’est la prudence, je crois, qui m’a empêché de parler à votre mère. J’aurais pu lui dire aussi que son fils, au cours de sa dernière conversation d’homme libre, avait fait allusion à vous deux… »
« Cette dernière conversation, c’est avec vous qu’il l’a eue », interrompit-elle, de sa voix profonde et émouvante : « Il faudra quelque jour… »
« C’est avec moi, en effet… De vous, il a dit que vous aviez des yeux de loyauté. Je ne sais pas ce qui m’a empêché d’oublier cette phrase… Elle signifiait qu’il n’y avait en vous ni artifice ni tromperie, pas de fausseté ni de soupçon, qu’il n’y avait rien dans votre cœur pour vous faire reconnaître un mensonge vivant, un mensonge actif, un mensonge parlant, si vous veniez jamais à le rencontrer. Que vous êtes une victime prédestinée… Ah ! la suggestion diabolique ! »
Le ton convulsif et violent de ces dernières paroles montrait toute la peine qu’il avait à se maîtriser. Il était comme un homme qui, sur un sommet, veut braver le vertige, et chancelle soudain au bord du précipice. Mlle Haldin appuya sa main contre sa poitrine. Le voile qu’elle avait laissé tomber, gisait à terre, entre eux. Le mouvement qu’elle avait fait parut calmer Razumov : il tint ses yeux fixés sur la main qui retombait doucement, puis les reporta sur le visage de la jeune fille. Mais il ne lui laissa pas le temps de parler.
« Non ? Vous ne comprenez pas ? Très bien. » Par un miracle de volonté, il avait retrouvé sa maîtrise. « Alors vous avez causé avec Sophie Antonovna ? »
« Oui ; Sophie Antonovna m’a dit… » Mlle Haldin s’arrêta avec une surprise croissante dans ses grands yeux.
« Hum ! Celle-là, c’est mon honorable ennemie », murmura-t-il, comme s’il s’était trouvé seul.
« Elle m’a parlé de vous sur un ton parfaitement amical », remarqua Mlle Haldin, après un instant de silence.
« C’est votre impression ? C’est la plus intelligente de tous, évidemment. Alors tout va aussi bien que possible. Tout conspire pour… Ah ! ces conspirateurs », fit-il, lentement, avec un accent de mépris ; « ils vous mettraient la main dessus en un rien de temps ! Savez-vous, Nathalia Victorovna, que j’éprouve la plus grande difficulté à me soustraire à la croyance superstitieuse en une Providence active ? Croyance irrésistible !… Sans elle, il faudrait croire au Diable personnifié de nos très simples ancêtres. Mais alors il aurait exagéré, le vieux Père des Mensonges, notre patron national, notre dieu domestique que nous emmenons avec nous à l’étranger. Il a exagéré ! Peut-être ne suis-je pas assez simple… Oui ! c’est cela ! J’aurais dû savoir… Et je savais… », ajouta-t-il sur un ton de détresse poignante, qui m’accabla de stupeur.
« Cet homme-là est fou », me dis-je, très effrayé.
Puis, immédiatement, je ressentis devant lui une impression très particulière, impossible à définir en temps ordinaire. On aurait dit qu’il venait de se poignarder dans la rue et était rentré nous montrer sa blessure,… mieux que cela, qu’il retournait le couteau dans la plaie, et contemplait l’effet produit par son geste. Telle fut ma sensation, exprimée en termes concrets. On ne pouvait se défendre d’une certaine pitié. Mais c’est surtout à Mlle Haldin, déjà si atteinte dans ses affections profondes, qu’allait ma sollicitude émue. Son attitude, ses traits, exprimaient la lutte de la compassion avec un doute voisin de la terreur.
« Qu’y a-t-il Kirylo Sidorovitch ? » Il perçait une nuance de tendresse dans ce cri. Lui se contenta de la regarder, avec un abandon complet de tout son être, que chez un amant heureux on aurait nommé de l’extase.
« Pourquoi me regardez-vous comme cela, Kirylo Sidorovitch ? » Je suis venue à vous franchement. J’ai besoin, en ce moment, de voir clair en moi-même… » Elle fit une pause, comme pour lui donner l’occasion de prononcer une parole digne de la confiance exaltée qu’elle avait accordée à l’ami de son frère. Mais il gardait un silence impressionnant, comme s’il avait pris une résolution suprême.
À la fin, Mlle Haldin poursuivit, d’un ton suppliant :
« Je vous ai attendu anxieusement. Mais maintenant que votre bonté vous a amené chez nous, vous m’effrayez… Vous avez des paroles obscures… On dirait que vous m’avez caché quelque chose. »
« Dites-moi, Nathalie Victorovna », fit-il enfin, d’une voix étrange et sans timbre, « qui avez-vous vu, là-bas ? »
Elle tressaillit, comme si son attente avait été déçue.
« Où cela ? Chez Pierre Ivanovitch ? Il y avait M. Lespara et trois autres personnes. »
« Ah oui, l’avant-garde, le triste espoir du grand complot », murmura-t-il, en lui-même. « Les hommes qui veulent allumer la mèche et déchaîner une explosion, destinée à transformer de fond en comble la vie de millions d’autres hommes, pour permettre à Pierre Ivanovitch d’être à la tête de l’État. »
« Vous voulez me taquiner », protesta-t-elle. « Notre cher mort me disait un jour de me souvenir que les hommes sont toujours au service de quelque chose de plus grand qu’eux-mêmes… de l’idée. »
« Notre cher mort !… », répéta-t-il, lentement. L’effort qu’il faisait pour ne pas laisser paraître d’émotion, absorbait toute la puissance de son être. Il restait devant elle comme un homme à peine animé d’un souffle de vie. Ses yeux, creusés comme par une grande souffrance physique, avaient perdu tout éclat.
« Ah, votre frère… Mais, dans votre bouche… avec votre voix… cela paraît ;… en fait, chez vous, tout est divin… je voudrais connaître, jusque dans leurs profondeurs les plus reculées, vos sentiments, vos pensées… »
« Et pourquoi, Kirylo Sidorovitch ? » s’écria-t-elle, alarmée par ces paroles, sorties de lèvres étrangement inertes.
« Ne craignez rien. Ce n’est pas pour vous trahir ! Alors vous êtes allée chez Pierre Ivanovitch ?… Et Sophia Antonovna ? Que vous a-t-elle donc dit ?… »
« Peu de choses, à la vérité. Elle savait que j’apprendrais tout de votre bouche, et n’a pris le temps de me dire que quelques mots ». La voix de Mlle Haldin sombra, et elle resta un instant silencieuse. « L’homme s’est tué, paraît-il », fit-elle tristement.
« Dites-moi, Natalia Victorovna », demanda-t-il, après un silence. « Croyez-vous au remords ? »
« Quelle question ! »
« Comment pourriez-vous le connaître, vous ! » murmura-t-il, d’une voix sourde. Il n’y a pas de remords pour des êtres tels que vous… Ce que je voulais vous demander, c’est si vous croyez à l’efficacité du remords ? »
Elle hésita, comme si elle n’avait pas compris, puis son visage s’éclaira.
« Oui, certainement ! » dit-elle, d’un ton ferme.
« Alors Ziemianitch est absous. D’ailleurs c’était une brute, une simple brute, un ivrogne… »
Un frisson secoua Mlle Haldin.
« C’était », poursuivit Razumov, « un homme du peuple, à qui les révolutionnaires venaient parler de sublimes espoirs… Il faut pardonner au peuple… Et il ne faut pas croire non plus tout ce que l’on vous a dit là… », conclut-il, avec une sorte de répugnance sinistre.
« Vous me cachez quelque chose ! » s’écria la jeune fille.
« Croyez-vous, Nathalia Victorovna, que la vengeance s’impose comme un devoir ? »
« Écoutez, Kirylo Sidorovitch. Je crois que l’avenir nous sera clément à tous. Révolutionnaires et réactionnaires, victimes et exécuteurs, traîtres et trahis, la grande pitié s’étendra sur eux tous, quand le jour se lèvera enfin, dans notre ciel sombre ! La pitié et l’oubli, sans lesquels il ne saurait y avoir d’union ni d’amour ! »
« Je comprends. Alors vous ne réclamez pas de vengeance ? Pas la moindre vengeance ? Jamais ? » Un sourire amer parut sur ses lèvres décolorées. « On dirait que vous représentez l’esprit même de ce généreux avenir. Il est étrange que cela ne facilite pas… Non ! Mais supposons que l’homme qui a réellement trahi votre frère – Ziemianitch eut une part dans cette trahison, mais une part insignifiante et tout à fait involontaire – supposons que ce fût un jeune homme bien élevé, un travailleur intellectuel, un esprit réfléchi, un homme à qui votre frère aurait pu se fier à la légère peut-être…, mais pourtant supposez… Il y a tout une histoire dans ce que je vous dis là… »
« Et vous connaissez cette histoire ? Mais alors, pourquoi ?… »
« Je l’ai entendue raconter. On y parle d’un escalier et même de fantômes… mais qu’importe… puisqu’un homme est toujours au service de quelque chose de plus grand que lui-même… de l’idée ? Je me demande quelle est, dans cette aventure, la plus grande victime ? »
« Dans cette aventure ? » répéta Mlle Haldin qui semblait pétrifiée.
« Savez-vous pourquoi je suis venu à vous ? Simplement parce qu’il n’y a, dans le vaste monde, nulle autre personne vers qui je puisse aller ! Comprenez-vous ce que je dis ? Personne vers qui aller ! Concevez-vous la désolation de cette pensée : personne – vers – qui – aller ? »
La jeune fille, totalement trompée par son interprétation enthousiaste de deux lignes d’une lettre de visionnaire, poussée par la crainte de jours solitaires, dans un monde assombri par les luttes ardentes, n’arrivait pas à voir la vérité qui luttait pour sortir de la bouche de Razumov. Ce dont elle avait conscience, c’était de la forme obscure de sa souffrance. Elle se préparait à lui tendre la main, en un geste impulsif, lorsqu’il éleva la voix à nouveau :
« Une heure après vous avoir vue, j’ai compris ce qu’allait être ma vie. Les terreurs du remords, les aveux, la vengeance, la colère, la haine, la crainte, ne sont rien à côté de la tentation atroce que vous avez mise en mon être, au jour où vous m’êtes apparue, avec votre voix, avec votre visage, dans le jardin de cette villa maudite ! »
Elle eut vers lui un regard éperdu, puis tout à coup, avec une sorte d’intuition désespérée, elle alla droit au fait :
« L’histoire, Kirylo Sidorovitch ; l’histoire ! »
« Il n’y a plus rien à dire ! » Il fit un pas en avant, et elle posa la main sur son épaule pour le repousser, mais la force lui manqua, et le jeune homme resta en place, tremblant de la tête aux pieds. « L’histoire finit ici, en ce lieu même ». Il appuya avec force un doigt dénonciateur sur sa poitrine, puis garda une immobilité absolue.
Je me précipitai, saisissant une chaise, et pus arriver à temps pour recevoir Mlle Haldin dans mes bras, et l’y laisser doucement tomber. En s’affaissant sur le siège, elle fit un demi-tour sur elle-même et resta affalée, la tête penchée au-dessus du dossier, nous tournant le dos à tous deux. Razumov la regardait avec une impassibilité effrayante. L’incrédulité, la colère, la stupeur et le dégoût m’empêchèrent un instant de proférer une parole. Puis je me tournai vers lui avec un murmure de rage.
« Voilà qui est monstrueux ! Pourquoi restez-vous là ? Qu’attendez-vous ? Qu’elle ne vous voie plus ! Allez-vous-en ! » Il ne bougeait pas. « Ne comprenez-vous pas que votre présence est intolérable, même pour moi ! Si vous avez gardé le moindre sentiment de pudeur… »
Ses yeux mornes se tournèrent lentement vers moi. « Comment cet homme-là est-il ici ? » murmura-t-il stupéfait.
Brusquement, Mlle Haldin bondit sur ses pieds, fit quelques pas, et chancela. Oubliant mon indignation et la présence même de Razumov je courus à son secours. Je la saisis par le bras, et elle se laissa conduire dans le salon. Loin de la lampe, dans l’ombre plus dense d’un coin reculé, le profil de Mme Haldin, ses mains, sa personne tout entière, avaient l’immobilité d’un tableau sombre. Mlle Haldin s’arrêta, et me désigna douloureusement la mère impassible et tragique qui semblait contempler une tête chérie posée sur ses genoux.
Cette attitude avait une puissance d’expression inégalable, et disait si bien tout l’humaine détresse, qu’on avait de la peine à y voir le seul résultat d’institutions politiques barbares. Après avoir mené Mlle Haldin jusqu’au canapé, je revins sur mes pas pour fermer la porte. Mes yeux tombèrent sur Razumov, qui, encadré dans l’embrasure, debout devant la chaise vide, immobile sous la lumière blafarde de l’antichambre blanche, paraissait rivé pour toujours au lieu de son horrible confession. Je m’étonnais que la force mystérieuse qui lui avait arraché son aveu n’eût pas, en même temps, brisé sa vie et détruit son corps. Il restait là, tout entier, intact. Je regardais fixement ses larges épaules, sa tête sombre, l’immobilité stupéfiante de ses membres. À ses pieds tranchait en noir intense, sous la blancheur crue de la lumière, le voile échappé à Mlle Haldin. Il le regardait, comme fasciné. Puis brusquement, avec une prestesse incroyable et sauvage, il se baissa pour le saisir et le presser des deux mains contre son visage. Je sentis mes yeux s’embrumer, du fait peut-être de mon extrême étonnement…, et il avait disparu, avant que je ne lui eusse vu faire un mouvement.
Le bruit de la porte d’entrée, violemment refermée, éclaircit ma vision, et je contemplais la chaise vide, dans l’antichambre nue. La signification de ce que je venais de voir se faisait jour, brutalement, dans mon esprit. Je saisis Nathalie Haldin par l’épaule :
« Le misérable a emporté votre voile », criai-je avec l’accent sourd et épouvanté de l’homme qui vient de faire une horrible découverte… Il… »
Je n’en dis pas plus long. Je reculai, en fixant sur elle un regard d’horreur silencieuse. Ses mains restaient ouvertes sur ses genoux, la paume en l’air. Elle leva lentement ses yeux gris, où des ombres semblaient passer, comme si la flamme toute droite de son âme s’était mise enfin à vaciller, sous des souffles délétères, souffles venus de l’immensité sombre et corrompue, qui la réclamait comme une de ses enfants, et où les vertus mêmes se transformaient en crimes sous l’empire d’un égal cynisme dans l’oppression et dans la révolte.
« Il est impossible d’être plus malheureuse !… » Le murmure languissant de sa voix me frappa de stupeur. « C’est impossible… je sens que mon cœur se glace… »