CHAPITRE XXX.

La loi vous l’accorde et la cour vous l’adjuge.

SHAKSPEARE. Le Marchand de Venise.

Remarquable Pettibone, à qui la bonne place qu’elle occupait dans la maison de M. Temple avait fait enfin oublier la blessure que l’arrivée d’Élisabeth avait infligée à son orgueil, fut chargée de reconduire miss Grant dans l’humble demeure que Richard appelait le Presbytère, et elle ne tarda pas à la remettre entre les bras de son père.

Pendant ce temps Marmaduke, resté tête à tête avec sa fille, se faisait répéter le détail des dangers qu’elle avait courus, et de la manière presque miraculeuse dont elle y avait échappé. Il se promenait dans l’appartement avec un air de mélancolie affectueuse, tandis qu’Élisabeth était couchée sur un canapé, l’œil humide et les joues encore enflammées.

– Il était temps que le ciel t’envoyât un libérateur, Bessy, dit Marmaduke ; il en était temps ! Et tu as eu le courage de ne pas abandonner ton amie !

– Je ne sais trop s’il faut appeler cela du courage, mon père, car je crois que je n’aurais pas eu la force de fuir. Et quand j’aurais fui, à quoi la fuite m’aurait-elle servi ? Mais je n’y ai pas pensé un instant.

– Et à quoi pensais-tu donc dans ce moment terrible ?

– À la panthère ! s’écria Élisabeth en se couvrant le visage des deux mains ; à la panthère ! je ne voyais qu’elle, je ne songeais qu’à elle. J’ai voulu un instant élever mes pensées vers le ciel, mais cet effort m’a été impossible : le danger était trop horrible, trop près de moi.

– Allons, allons, te voilà en sûreté, ne parlons plus de ce sujet désagréable. Je ne croyais pas que ces animaux féroces osassent venir si près de nos habitations ; mais quand ils sont pressés par la faim…

Il fut interrompu par Benjamin, qui ouvrit la porte d’un air mécontent, comme s’il eût pressenti qu’il venait mal à propos troubler la conversation d’un père avec sa fille dans un pareil moment.

– Hiram Doolittle est en bas, Monsieur, dit le majordome ; et il prétend qu’il faut qu’il vous parle. J’ai couru avec lui quelques bordées dans la cour, en cherchant à lui faire comprendre que ce n’était pas le moment de jeter le grappin sur vous, quand vous étiez avec votre fille, à peine sauvée de la gueule d’un lion ; mais il n’entend pas plus raison que si c’était un des nègres qui sont dans la cuisine, et comme il manœuvrait toujours pour entrer dans la maison, je l’ai laissé en rade dans le vestibule, pour venir vous en avertir.

– Il faut qu’il ait quelque chose d’important à me communiquer, dit Marmaduke ; probablement quelque affaire ayant rapport à ses fonctions, attendu la session très-prochaine de la cour.

– C’est cela même, juge, dit Benjamin, vous avez pointé juste. Il paraît qu’il a une plainte à vous faire contre ce vieux Bas-de-Cuir, qui, à mon avis, est le meilleur des deux bâtiments. C’est un brave homme au fond que ce M. Bumppo, et il manie le harpon comme s’il avait fait toute sa vie la pêche de la baleine sur les côtes du Groënland.

– Contre Bas-de-Cuir ! s’écria Élisabeth en se levant.

– Soyez tranquille, mon enfant, dit Marmaduke ; ce ne peut être que quelque bagatelle, et je crois même que je sais déjà de quoi il s’agit. Fiez-vous à moi, Bess, votre champion n’a rien à craindre. Faites entrer M. Doolittle, Benjamin.

Miss Temple parut satisfaite de cette assurance, mais elle ne put s’empêcher de regarder l’architecte de mauvais œil, quand il entra dans l’appartement.

Il se présenta avec un air de gravité magistrale qui faisait honneur au poste qu’il occupait, salua le juge et sa fille, prit une chaise sur l’invitation de Marmaduke, et garda le silence quelques instants.

– Il paraît, dit-il enfin, d’après ce que j’ai ouï dire, que miss Temple l’a échappé belle ce matin sur la montagne, et je l’en félicite de tout mon cœur.

Marmaduke fit une inclination de tête et ne répondit rien.

– Ce n’est pas une mauvaise affaire pour Bas-de-Cuir, continua Hiram ; car la loi accorde une prime pour la mort d’une panthère.

– J’aurai soin de veiller à ce qu’il soit récompensé, monsieur Doolittle.

– Personne n’a jamais douté de votre générosité, juge. Savez-vous si le shérif est décidé à mettre dans la nouvelle église un lutrin ou un banc pour les anciens ?

– Il y a quelque temps que je ne lui en ai entendu parler.

– Je crois que la session de la cour des plaids communs ne sera pas longue, car il n’y a sur le rôle que deux affaires civiles, et Jotham Riddel est convenu avec celui à qui il a vendu ses défrichements de prendre des arbitres pour prononcer sur leur contestation.

– J’en suis charmé ! car c’est toujours avec peine que je vois des colons perdre leur temps et leur argent en querelles judiciaires.

– Oh ! l’affaire s’arrangera. Jotham m’a choisi pour arbitre ; le capitaine Hollister est celui de la partie adverse, et en cas de différence d’opinion, nous sommes convenus de prendre M. Jones pour conclure pour l’un ou pour l’autre.

– Et aurons-nous quelque affaire criminelle ?

– Il y a celle des faussaires. Comme ils ont été pris sur le fait, il est probable qu’on instruira leur procès. On parle aussi d’une couple de daims qui ont été tués hors de saison ; mais ce n’est qu’un cas d’amende.

– N’importe, dit le juge ; qu’on m’en fasse la dénonciation, et je ferai exécuter la loi.

– Je savais bien, juge, que telle était votre intention, et c’est pour une petite affaire de cette nature que je suis venu vous voir.

– Vous ! s’écria Marmaduke, qui comprit en un instant qu’il s’était laissé circonvenir par l’astuce du charpentier ; et qu’avez-vous a me dire, Monsieur ?

– Je crois que Natty Bumppo a en ce moment dans sa hutte le corps d’un daim qu’il a tué, et je viens vous demander un mandat pour faire une perquisition chez lui.

– Vous croyez, Monsieur ? Mais vous ne devez pas ignorer que la loi exige un serment pour que je puisse délivrer un tel mandat. Un soupçon ne suffit pas pour violer le domicile d’un citoyen.

– Je pense que rien ne m’empêche de faire serment moi-même, et Jotham est là dans la rue prêt à en faire autant.

– Vous êtes magistrat, monsieur Doolittle ; vous pouviez recevoir le serment de Jotham, et délivrer vous-même le mandat. Pourquoi venir m’importuner de cette affaire ?

– Comme c’est la première de cette nature depuis la promulgation de la loi, et que vous avez à cœur de la faire exécuter, monsieur Temple, j’ai cru qu’il convenait que le mandat de perquisition émanât de vous-même. D’ailleurs, comme je suis souvent dans la forêt pour y choisir des bois de construction, je ne suis pas très-curieux de me faire un ennemi de Bas-de-Cuir, au lieu que vous avez dans le pays une considération qui vous met à l’abri de toute crainte.

– Et qu’est-ce qu’un homme honnête a à craindre du pauvre Bumppo ? demanda Élisabeth en jetant sur le charpentier juge de paix un regard de mépris.

– Ma foi ! miss Temple, il n’est pas plus difficile de lâcher un coup de fusil sur un magistrat que sur une panthère. Mais si le juge ne trouve pas à propos de délivrer le mandat, je vais me retirer, et je le délivrerai moi-même à tout risque.

– Je n’ai pas refusé de le délivrer, Monsieur, s’écria Marmaduke, qui vit qu’il y allait de sa réputation d’impartialité. Descendez dans mon bureau, je vais vous y rejoindre, et je délivrerai le mandat.

Doolittle sortit, et Élisabeth se disposait à faire quelques remontrances à son père ; mais Marmaduke lui mit la main sur la bouche en souriant…

– Les apparences sont plus effrayantes que la réalité, mon enfant, lui dit-il ; je suis assez porté à croire que Natty a tué un daim, d’autant plus que vous l’avez rencontré dans la forêt avec ses chiens ; mais il n’est question que de faire une visite dans sa cabane pour trouver l’animal, après quoi il sera condamné à une amende de douze dollars et demi, que nous paierons pour lui. Il me semble que ma réputation d’intégrité vaut bien cette bagatelle.

Cette assurance tranquillisa Élisabeth, et son père la quitta pour aller remplir la promesse qu’il venait de faire à Hiram.

Après s’être acquitté de ce devoir désagréable, il vit Edwards qui arrivait à grands pas, avec l’air de la plus vive agitation. Dès que le jeune homme aperçut Marmaduke, il courut à lui, et s’écria avec un ton de chaleur et d’affection qu’il prenait bien rarement en lui parlant :

– Je vous félicite, Monsieur, je vous félicite du fond du cœur ! Mais c’est un souvenir trop horrible pour s’y appesantir. Je viens de la hutte ; Natty m’a dit qu’il avait tué une panthère, m’en a montré la peau de la tête, et ne m’a parlé de la circonstance la plus importante qu’en dernier lieu. Je ne puis trouver des termes, Monsieur, pour vous exprimer la moitié de ce que j’ai éprouvé en apprenant… Il s’arrêta un instant, comme s’il se fût rappelé qu’il excédait les limites qu’il s’était prescrites, et continua avec quelque embarras : – En apprenant que… miss Grant et… et votre fille avaient couru un si grand danger.

– Je vous remercie, Edwards, répondit Marmaduke, dont le cœur était trop ému pour qu’il remarquât l’air de confusion du jeune homme qui lui parlait ; je vous remercie ; mais, comme vous le dites, cette scène est trop horrible pour qu’on ne cherche pas à l’oublier. Allons trouver ma fille, car Louise est déjà retournée au presbytère.

Edwards s’élança en avant, et, ouvrant la porte de l’appartement où était miss Temple, il laissa à peine à Marmaduke le temps d’y entrer avant lui.

Edwards renouvela ses félicitations à miss Temple avec tant de chaleur et de sincérité, que la froideur avec laquelle Élisabeth lui parlait souvent disparut entièrement. Marmaduke, de son côté, oublia tout à fait les soupçons qu’il avait conçus pendant sa promenade du matin, et ils passèrent deux heures ensemble avec toute la cordialité d’anciens amis. Edwards annonça plusieurs fois son intention d’aller aussi au presbytère féliciter M. Grant de la sûreté de sa fille ; mais ce ne fut qu’à la troisième qu’il se détermina enfin à remplir ce devoir d’amitié.

Pendant ce court espace de temps, il se passa près de la hutte de Natty une scène qui dérangea complètement les intentions bienveillantes de Marmaduke envers le vieux chasseur, et qui détruisit l’harmonie toute récente qui venait de s’établir entre lui et le jeune homme.

Quand Hiram eut obtenu le mandat de perquisition, il ne songea plus qu’à se procurer un officier de justice pour le faire mettre à exécution sans perdre de temps. Le shérif était en tournée pour porter lui-même des sommations aux jurés qui devaient se trouver à Templeton le lundi suivant ; son substitut, qui résidait dans le village, était en course d’un autre côté pour le même objet ; le constable de la paroisse avait été nommé à cette place par un motif de charité, car il était infirme et boiteux. Hiram avait le projet d’accompagner l’officier comme spectateur, mais il n’avait nullement envie de s’exposer personnellement au choc d’une bataille. Cependant on était au samedi ; le soleil commençait déjà à descendre vers les pins qui couvraient les montagnes de l’ouest ; le consciencieux magistrat ne pouvait songer à faire mettre un mandat à exécution le dimanche, et le lundi on aurait eu le temps de prendre des mesures pour faire disparaître tout ce qui pourrait servir à prouver la mort du daim illégalement tué.

Tandis que le digne juge de paix était dans cet embarras, il songea heureusement à Billy Kirby, et, comme il était fertile en expédients, il vit tout à coup ce qu’il avait à faire. Jotham, qui était son associé dans toute cette affaire, et qui était avec lui, ne pouvait lui être utile dans cette opération, car il avait dans le système nerveux la même faiblesse que l’architecte. Il le chargea d’aller chercher l’habitant des bois.

Lorsque Billy arriva, Hiram l’invita à s’asseoir, et le traita, sous tous les rapports, comme s’il eût été son égal.

– Le juge Temple a résolu de mettre en vigueur la loi sur les daims, dit Hiram après les premières civilités. On lui a dénoncé un individu qui en a tué un ce matin ; il a délivré un mandat de perquisition, et il m’a chargé de trouver quelqu’un pour le faire mettre à exécution.

Kirby pensa que puisqu’on le faisait appeler pour lui parler d’une affaire de cette importance, il devait avoir voix délibérative, et qu’en conséquence il pouvait se permettre quelques questions.

– Cela ne regarde-t-il pas le shérif ? demanda-t-il en relevant la tête.

– Il est en tournée.

– Et son substitut ?

– Il est absent aussi.

– Mais j’ai vu le constable se traîner sur sa béquille, dans le village, il n’y a pas une heure.

– C’est vrai, mais pour cette affaire il faut un homme, et non un invalide.

– Ah ! ah ! dit Billy en riant, il y aura donc résistance ?

– Eh ! eh ! répondit Hiram, le particulier est un peu querelleur, et il a une assez bonne opinion de sa force.

– Je l’ai entendu une fois se vanter, ajouta Jotham, qu’il n’y avait personne, depuis la Mohawk jusqu’à la Pennsylvanie, qui fût en état de lutter coutre lui.

– En vérité ! dit Kirby en se levant ; il n’a donc jamais senti sur ses côtes le poing d’un Vermontois ? Et comment appelez-vous ce gaillard ?

– Comment on l’appelle ? répéta Jotham ; c’est…

– Taisez-vous ! s’écria Hiram. Il est contre la loi de le nommer, Kirby, à moins que vous ne vouliez prêter serment comme constable spécial. C’est l’affaire d’une minute. Bien entendu que vous serez payé.

– Et qu’est-ce que vous me donnerez ? demanda Kirby en tournant avec un air d’insouciance les feuillets d’une grosse Bible qu’Hiram avait devant lui ; y aura-t-il de quoi payer une tête cassée ?

– Le paiement sera honnête, répondit Hiram.

– Au diable le paiement ! s’écria Kirby ; je ne m’en soucie pas plus que d’un pin de deux ans. Ainsi donc vous dites que ce gaillard se vante d’être le plus vigoureux compère du pays ? Je ne serais pas fâché de pouvoir lui prouver le contraire. Combien a-t-il de pouces ?

– Il est plus grand que vous, répondit Jotham, et… L’impatience du bûcheron ne lui permit pas de continuer. La physionomie de Billy Kirby n’avait rien de féroce ni de brutal, son expression n’annonçait même qu’une bonhomie pleine de vanité ; mais, comme tous ceux qui n’ont pas à se vanter d’autre chose, il était fier de sa force extraordinaire ; et étendant son bras nerveux et sa large main : – Allons, allons, dit-il, voyons votre livre ; faites-moi jurer, et je vous ferai voir que quand je jure ce n’est pas pour rien.

Doolittle ne lui laissa pas le temps de changer d’avis, et lui fit prêter serment en qualité de constable spécial, à l’instant même. Cet acte préliminaire terminé, ils se mirent en marche, traversèrent la grande rue du village, passèrent devant la maison de Marmaduke, et se dirigèrent ensuite vers le lac.

– Dites-moi donc, monsieur Doolittle, dit le nouveau constable, qui se souvint alors qu’il avait droit aux privilèges des initiés, est-ce que nous allons faire une perquisition dans les bois ? Excepté Bas-de-Cuir et Mohican, il n’y a personne qui demeure de l’autre côté du lac. Dites-moi chez qui vous voulez aller, et je vous réponds que je vous y conduirai par un chemin plus court. Il n’y a pas à dix milles de Templeton un pin que je ne connaisse.

– Nous sommes sur la bonne route, répondit Hiram en doublant le pas et en prenant le bras du bûcheron, comme s’il eût eu peur que Kirby ne l’abandonnât. C’est chez Bumppo que nous allons.

Kirby s’arrêta, regarda ses deux compagnons l’un après l’autre, d’un air surpris, et partit d’un éclat de rire assez bruyant pour être entendu dans tout le village.

– Quoi ! s’écria-t-il, c’est Bas-de-Cuir dont il est question ! il peut se vanter d’avoir le coup d’œil sûr pour ajuster, car depuis que je l’ai vu tuer un pigeon au vol avec une seule balle, je conviens que je ne passe qu’après lui. Mais à coups de poings, allons donc ! je le prendrais entre le doigt et le pouce, et je me le mettrais autour du cou comme une cravate de Barcelone. Vous-même, Jotham, vous en viendriez à bout aussi aisément que de couper un pin d’un an. Songez donc qu’il a soixante-dix ans, et qu’il n’a jamais passé pour être bien vigoureux.

– Je ne m’y fierais pas, dit Hiram ; il est plus fort qu’il n’en a l’air. D’ailleurs il a son fusil.

– Que m’importe son fusil ? reprit Kirby ; croyez-vous qu’il voudrait tirer sur moi ? Eh ! non, non, il n’a jamais fait de mal à personne. S’il a tué un daim, je crois qu’il en a le droit aussi bien que qui que ce soit sur la patente. C’est son métier ; il n’en a pas d’autre, et nous vivons dans un pays libre où chacun a le droit de faire tel métier que bon lui semble.

– À ce compte, dit Jotham, tout le monde a droit de tirer sur les daims en toute saison.

– Je vous dis que c’est son métier, répéta Kirby ; la loi n’a jamais été faite pour un homme comme lui.

– La loi est faite pour tout le monde, dit Hiram, qui commençait à craindre que, malgré son adresse, le danger auquel pouvait exposer l’exécution du mandat ne retombât sur lui ; et elle punit très-sévèrement ceux qui manquent à leur serment.

– Je veux bien que vous sachiez, monsieur Doolittle, dit l’intrépide bûcheron, que je ne me soucie ni de vous, ni de vos serments ; mais puisque j’ai tant fait que de venir jusqu’ici, j’irai jusqu’au bout ; je parlerai à ce brave homme, et peut-être mangerons-nous aimablement une tranche de daim ensemble.

– Si vous pouvez réussir par la douceur, dit le juge de paix, j’en serai charmé. Les voies amiables sont toujours celles que je préfère ; et il faut, autant qu’on le peut, éviter les querelles.

Comme ils marchaient à grands pas, ils arrivèrent bientôt près de la hutte. Hiram jugea à propos de faire une halte derrière un grand pin que les vents avaient abattu, et qui formait en quelque sorte une fortification avancée du côté du village. Kirby sauta bravement par-dessus cette barrière, en poussant un cri qui fit sortir les deux chiens de leurs niches, et presque au même instant Natty lui-même sortit de sa chaumière.

– Tout beau, Hector ! À bas, vieux fou ! cria le chasseur ; croyez-vous être encore aux trousses d’une panthère ?

– Ah ! Bas-de-Cuir, s’écria Kirby, j’ai un message, pour vous. Le juge vous a écrit une petite lettre, et je suis payé pour vous l’apporter.

– Qu’est-ce que vous me voulez, Billy Kirby ? demanda Natty sans quitter le seuil de la porte. Est-ce que vous croyez que j’ai des défrichements à faire ? Dieu sait que j’aimerais mieux planter dix arbres que d’en arracher un.

– En vérité, mon vieux camarade ! s’écria Kirby, eh bien ! c’est tant mieux pour moi. Mais il faut que je fasse ma commission. Voici un papier pour vous. Si vous pouvez le lire, à la bonne heure ; sinon voilà M. Doolittle qui vous en expliquera le contenu. Il paraît que vous avez pris juillet pour août : voilà toute l’affaire.

Ces mots firent que Natty découvrit Hiram Doolittle à demi caché derrière les branches du pin, et l’expression calme et tranquille de sa physionomie se changea en un air de méfiance et de mécontentement. Il avança la tête dans sa hutte, dit quelques mots à demi-voix, et se tournant ensuite vers Kirby : – Je n’ai rien à vous dire ; ainsi allez-vous-en bien vite avant que le diable ne me tente. Je n’ai rien contre vous, Billy Kirby ; pourquoi viendriez-vous tourmenter un homme paisible qui ne vous a fait aucun mal ?

Kirby s’assit avec un air d’insouciance sur un tronc d’arbre étendu près de la niche des chiens, et se mit à caresser Hector, avec qui il avait fait connaissance dans le bois, où il le rencontrait souvent, et avec qui il avait quelquefois partagé les provisions de son panier.

– Vous tirez mieux que moi, Bas-de-Cuir, dit-il, je ne suis pas honteux de l’avouer, et je ne vous en veux pas pour cela. Mais vous avez tiré un coup de trop, car l’histoire dit que vous avez tué un daim aujourd’hui.

– Je n’ai tiré aujourd’hui que deux coups de fusil, Kirby, et tous les deux sur une panthère. Tenez, voilà la peau de sa tête ; j’allais la porter au juge pour qu’il me fasse payer la prime.

Hiram, enhardi par l’air paisible de Natty et par la vue du constable assis presque à la porte de la hutte, se hasarda alors à approcher, et prit la parole avec l’air de dignité qui convenait à ses fonctions. Il commença par lire le mandat, en appuyant sur les passages les plus importants, et termina par la signature du juge, qu’il prononça à haute et intelligible voix.

– Et Marmaduke Temple a mis son nom au bout de ce papier ! s’écria Natty. Eh bien ! c’est une preuve qu’il aime mieux ses défrichements, et ses terres, et ses lois, que sa chair et son sang. Je n’en veux point à miss Bessy ; elle a l’œil aussi brillant qu’une biche, et elle n’a pu choisir son père, la pauvre fille ! Eh bien, monsieur Doolittle, j’ai entendu votre lecture. Qu’y a-t-il à faire à présent.

– Rien qu’une formalité à remplir, Natty, répondit Hiram d’un ton patelin. Entrons chez vous, et nous en raisonnerons. Il ne s’agit que d’une amende, et l’argent ne sera pas difficile à trouver ; car, d’après ce qui s’est passé, je pense bien que le juge Temple la paiera pour vous.

Le vieux chasseur avait toujours eu les yeux ouverts sur tous les mouvements des trois individus qui venaient lui rendre une visite aussi inattendue que désagréable ; il avait maintenu sa position sur le seuil de sa porte avec un air déterminé, qui prouvait qu’il ne serait pas facile d’emporter ce poste. Quand Hiram s’approcha, comme s’il eût cru que sa proposition ne pouvait manquer d’être acceptée, il leva la main et lui fit signe de s’éloigner.

– Ne vous ai-je pas dit plus d’une fois de ne pas me tenter ? s’écria-t-il. Je ne tourmente personne ; pourquoi la loi veut-elle me tourmenter ? Retournez-vous-en, et dites à votre juge qu’il peut garder sa prime, mais qu’il ne fera entrer personne dans ma hutte malgré moi.

– Eh bien ! monsieur Doolittle, s’écria Kirby, voilà qui arrange tout. Puisqu’il fait grâce au comté de la prime, le comté doit lui faire grâce de l’amende. C’est ce que j’appelle un marché équitable, et il faut le conclure sur-le-champ.

– Je demande entrée dans cette maison, dit Hiram en s’armant de toute la dignité qu’il était en son pouvoir de prendre. Je la demande au nom du peuple, en vertu de ce mandat, et accompagné de cet officier de justice chargé de le mettre à exécution.

Croyant avoir suffisamment imposé à Natty, il s’avança encore.

– Retirez-vous, monsieur Doolittle, dit Bas-de-Cuir ; ne me tentez pas davantage !

– Osez m’arrêter ! dit Hiram. Kirby, Jotham, suivez-moi ; votre témoignage me sera nécessaire.

Il avait déjà le pied sur le seuil de la porte, quand Natty, le saisissant par les épaules, lui fit faire une pirouette, et le repoussa ensuite avec une telle force, que l’architecte alla heurter le tronc de pin qui était à une distance d’environ vingt pieds.

– Bravo ! vieille souche, bravo ! s’écria Kirby en poussant de grands éclats de rire. Eh bien ! monsieur Doolittle, vous le connaissiez mieux que moi. Mais voilà une belle pelouse à deux pas ; faites jouer les poings, videz la querelle en braves gens ; nous voilà, Jotham et moi, pour juger des coups.

– Billy Kirby, dit Hiram qui avait regagné sa première position derrière les branches du pin, arrêtez cet homme ! Je vous ordonne, au nom du peuple et de la loi, de l’arrêter.

Mais Bas-de-Cuir prit en ce moment une attitude plus menaçante. Sans avoir changé de position, il avait en main son fusil, et il en dirigea le bout vers le bûcheron.

– Retirez-vous, Billy Kirby, lui dit-il ; retirez-vous, je vous le conseille ; je ne vous veux pas de mal, mais votre sang et le mien rougiront l’herbe avant qu’aucun de vous mette le pied dans mon wigwam.

Jusqu’alors le bûcheron avait paru disposé à prendre le parti du plus faible ; mais dès que l’affaire devint plus sérieuse, et qu’il vit paraître une arme à feu, il changea tout à coup de manières. Il se leva, croisa les bras sur sa poitrine, et fit face au vieux chasseur avec intrépidité.

– Je ne suis pas venu ici comme votre ennemi, Bas-de-Cuir, lui dit-il ; mais croyez-vous me faire peur avec ce morceau de fer creux ? Je ne m’en soucie pas plus que d’une allumette ; et si le juge de paix prononce une parole de manière à ce que je sois bien dans la loi, nous allons voir qui aura le dessus de vous ou de moi.

Mais il n’y avait plus de juge de paix. Du moment que le fusil avait paru sur la scène, Hiram et Jotham en avaient disparu, et Kirby, surpris du silence que gardait le magistrat, s’étant retourné pour le voir, les aperçut tous deux courant vers le village avec une célérité qui prouvait qu’ils calculaient la portée d’une arme à feu et la vitesse d’une balle.

– Vous avez effrayé ces pauvres créatures, dit-il en les regardant d’un air de souverain mépris ; mais ce n’est pas moi que vous effrayerez ainsi, Bas-de-Cuir ; baissez donc votre fusil, à moins que vous ne vouliez qu’il y ait du bruit entre nous.

– Je vous dis encore une fois que je ne vous veux pas de mal, Kirby, répondit Natty en appuyant à terre la crosse de son fusil ; mais, je vous le demande à vous-même, pareille vermine a-t-elle le droit d’entrer de force dans ma hutte ? On veut savoir si j’ai tué un daim ; eh bien ! oui, j’en ai tué un, j’en conviens ; et, pour preuve, je vous en donnerai la peau. Je laisse ma prime pour payer l’amende, que veut-on de plus ?

– Cela doit suffire, mon vieux camarade, dit Billy, dont le front se dérida aussitôt à cette offre pacifique ; remettez-moi le cuir, cela doit satisfaire la loi.

Natty rentra dans sa hutte, en revint avec la peau du daim, la remit à Kirby, et ils se séparèrent en se donnant la main, aussi bons amis que s’il n’y eût eu aucune altercation. Mais, longtemps avant que Billy arrivât au village, il n’y était déjà question que du danger qu’avait couru le juge de paix, de la rébellion de Natty, et de la situation périlleuse dans laquelle on croyait le bûcheron. Des groupes se formaient dans les rues, et l’on se demandait si le shérif ne devait pas convoquer le posse comitatûs , pour prêter main-forte à l’exécution des lois. L’arrivée de Kirby avec la peau, de daim ne laissait aucun motif pour faire une perquisition ; et il ne s’agissait plus que de prononcer l’amende et de punir l’infraction aux lois dont Natty s’était rendu coupable, mais on ne pouvait s’occuper de cette double affaire avant le lundi suivant, et toute poursuite fut suspendue durant quarante-huit heures.

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