CHAPITRE XXXI.

Oses-tu donc braver le lion dans sa tanière, le Douglas dans son château ?

SIR WALTER SCOTT. Marmion.

L’agitation qui régnait dans le village se calmait enfin, les groupes commencèrent à se disperser ; chaque habitant rentrait chez lui et fermait sa porte avec l’air grave d’un politique venant de discuter les affaires de l’État, quand Olivier Edwards, sortant de la demeure de M. Grant, rencontra le jeune procureur nommé Lippet, avec lequel nos lecteurs ont déjà fait connaissance. Il y avait bien peu d’analogie entre le ton, les manières et les sentiments de ces deux jeunes gens ; mais comme ils appartenaient l’un et l’autre à la classe la plus intelligente d’une société encore peu nombreuse, ils avaient fait ensemble une sorte de connaissance. Le hasard les mettant en ce moment en face l’un de l’autre, la politesse ne leur permettait pas de passer leur chemin sans s’aborder, et le résultat de cette rencontre fut la conversation suivante :

– Voilà une belle soirée, monsieur Edwards, dit le procureur, mais il nous faudrait un peu de pluie. Voilà le malheur de ce climat ; c’est toujours un déluge ou une sécheresse. Vous avez sans doute été habitué à une température plus égale ?

– Pardonnez-moi, répondit Edwards ; je suis né dans l’État de New-York.

– Oh ! j’ai souvent entendu discuter ce point, reprit Lippet ; mais il est si facile de se faire naturaliser dans ce pays ! Peu importe où un homme soit né. Et savez-vous quel parti compte prendre le juge Temple dans l’affaire de Natty Bumppo ?

– De Natty Bumppo ! répéta Edwards ; que voulez-vous dire ?

– Quoi ! vous n’en avez pas entendu parler ? s’écria le procureur avec un air de surprise parfaitement joué. C’est une affaire qui peut devenir très-mauvaise. Il paraît que le vieillard est allé chasser ce matin sur les montagnes et qu’il a tué un daim, ce qui est un crime aux yeux du juge Temple.

– Oui-dà ! dit Edwards en détournant la tête pour cacher la rougeur qui lui montait au visage. Eh bien ! s’il ne s’agit que de cela, ce n’est qu’une amende à payer.

– Mais c’est une amende de cinq livres sterling, monsieur Edwards, et où Natty prendra-t-il une pareille somme ?’

– Où il la prendra, monsieur Lippet ? Je ne suis pas riche ; je puis même dire que je suis pauvre ; j’ai économisé mon traitement pour un objet que j’ai fort à cœur, mais je dépenserai jusqu’à mon dernier centime plutôt que de souffrir que ce brave homme passe une heure en prison. D’ailleurs, il a tué deux panthères, et la prime qui lui est due viendra en déduction de l’amende.

– Bien, bien, dit le procureur en se frottant les mains d’un air de satisfaction ; en ce cas nous le tirerons d’affaire quant à ce chef ; mais ce n’est pas là la plus mauvaise pièce de son sac.

– Que voulez-vous dire, monsieur Lippet ?

– Avoir tué un daim n’est qu’une bagatelle, en comparaison de ce qui s’est passé ensuite, continua M. Lippet avec un air de confidence et d’amitié qui gagna insensiblement le cœur du jeune Edwards, quelque peu d’affection qu’il eût pour cet homme. Il paraît qu’une dénonciation a été faite contre Natty ; qu’on a prêté serment que le daim tué se trouvait dans sa chaumière, et le juge Temple, conformément aux statuts, a délivré un mandat de perquisition.

– Un mandat de perquisition ! s’écria Edwards d’une voix tremblante d’émotion, et avec une pâleur remarquable ; et qu’a-t-on trouvé chez lui ? qu’a-t-on vu ?

– On a vu le canon de son fusil, et c’en est assez pour apaiser la curiosité de bien des gens dans les bois.

– Et il les a forcés à battre en retraite ! s’écria Edwards avec un rire convulsif ; les y a-t-il forcés ?

Le procureur le regarda d’un air surpris ; mais son étonnement fit place aux idées qui tenaient ordinairement le premier rang dans son imagination.

– Il n’y a pas de quoi rire, Monsieur. La prime due pour la mort des panthères, jointe à six mois de vos appointements, suffirait à peine pour arranger cette affaire. Porter la main sur un magistrat dans l’exercice de ses fonctions ; menacer un constable avec une arme à feu ; c’est une chose très-sérieuse, et que la loi punit non seulement d’amende, mais encore d’emprisonnement.

– D’emprisonnement ! répéta Edwards. On mettrait le vieux Bas-de-Cuir en prison ! non, non, ce serait l’envoyer au tombeau ; on n’aura pas cette cruauté.

– Eh bien ! monsieur Edwards, on dit que vous avez de l’instruction, mais si vous m’expliquez comment vous pourrez empêcher un jury de déclarer l’accusé coupable, si ces faits lui sont soumis et que la preuve en soit faite, je conviendrai que vous connaissez les lois mieux que moi, qui suis procureur depuis trois ans.

La raison d’Edwards commençait à l’emporter sur sa sensibilité ; et, voyant les difficultés réelles qu’offrait cette affaire, il tâcha de surmonter son émotion, pour écouter, avec autant d’attention que le permettait l’agitation où il était encore, les avis que lui donnait le procureur.

Malgré le trouble de son esprit, il reconnut pourtant que la plupart des expédients que lui suggérait M. Lippet étaient basés sur l’astuce de la chicane, et que, pour y recourir, il faudrait plus de temps qu’il n’en avait, et des moyens qu’il ne possédait pas. Il ne le quitta qu’après l’avoir chargé de la défense de Natty, s’il arrivait qu’il fût mis en jugement. Ils se séparèrent donc assez satisfaits l’un de l’autre, l’homme de loi se dirigeant avec une gravité magistrale vers une petite maison au-dessus de la porte de laquelle on voyait écrit en grosses lettres noires sur une planche : Chester Lippet, procureur ; Edwards se rendant à grands pas vers la maison de M. Temple. Nous prendrons congé de l’homme de loi pour suivre les pas de son client.

En entrant dans le vestibule, Edwards y trouva Benjamin, et il lui demanda avec empressement où était M. Temple.

– Dans son cabinet, répondit Benjamin, enfermé avec ce vaurien de charpentier, maître Doolittle, corsaire que je coulerais à fond d’une bordée si on me le permettait. Mais miss Lizzy est dans le salon, monsieur Edwards. Savez-vous bien que cette panthère a manqué de nous faire une mauvaise besogne ? J’avais bien dit qu’il y en avait une dans les environs, car je l’avais entendue rugir l’automne dernier, un jour que je péchais sur le lac, et si je l’avais rencontrée dans l’eau, nul autre que moi ne l’aurait tuée, parce que là je suis sur mon élément : mais pour, aller chercher un pareil animal au milieu des arbres, c’est comme si l’on m’ordonnait, quand je suis sur un bâtiment, de faire la manœuvre à bord d’un autre.

– Fort bien, fort bien, dit Edwards, il faut que je voie miss Temple sur-le-champ.

– Vous la trouverez où je vous dis, monsieur Edwards, dit l’intendant ; et quelle perte c’eût été pour le juge ! Du diable si je sais où il aurait pu trouver une fille semblable, c’est-à-dire tout équipée et gréée, car on ne lance pas une frégate en mer le jour qu’on sème le chanvre qui doit servir à en filer les cordages. Oui, oui, monsieur Edwards, ce Natty Bumppo est un digne homme ; il manie le fusil aussi bien que le harpon, et vous pouvez lui dire qu’il peut compter sur moi, sur terre comme sur mer ; je suis son ami pour la vie, et le vôtre aussi, monsieur Edwards, parce que je sais que vous voguez de conserve avec lui.

– Je vous remercie, mon digne ami, dit Edwards en lui serrant la main : nous pouvons avoir besoin de votre amitié, et en ce cas nous vous le ferons savoir.

Sans attendre la réponse que le majordome se disposait à lui faire, il entra dans le salon, et y trouva Élisabeth, assise au bout d’un sofa, le front appuyé sur une main dans une attitude rêveuse.

– J’espère, miss Temple, lui dit-il en la saluant avec respect, que je ne suis pas importun. J’ai grand besoin de vous voir, ne fût-ce que pour un instant.

– C’est vous, Edwards, dit-elle avec un ton de douceur, semblable à celui avec lequel elle parlait à son père, et qui fit tressaillir le jeune homme d’étonnement et de plaisir, comment avez-vous laissé notre pauvre Louise ?

– Bien, fort bien, répondit Edwards, tranquille et pleine de reconnaissance envers le ciel. Vous ne pourriez vous imaginer avec quel air de sensibilité elle a reçu mes félicitations. Je ne saurais comment en expliquer la cause, miss Temple ; mais après avoir appris l’horrible situation dans laquelle vous vous étiez trouvées, je me suis senti dans une sorte de stupeur qui me privait de l’usage de mes facultés, et je n’ai pu vous exprimer la moitié de ce que mon cœur éprouvait. Ce n’est qu’en arrivant chez M. Grant que j’ai retrouvé un peu de calme, et probablement j’ai pu peindre mes sentiments avec plus d’énergie, car miss Grant pleurait pendant que je lui parlais du plaisir que j’avais à la voir en sûreté.

– Votre ami Bas-de-Cuir est devenu le mien, Edwards, dit Élisabeth. Je songeais en ce moment à ce qu’il serait possible de faire pour lui. Vous connaissez si bien ses habitudes et ses besoins, vous pourrez peut-être me le dire.

– Je le puis, s’écria Edwards avec une vivacité qui fit tressaillir la fille du juge ; je le puis, miss Temple, et puisse le ciel vous récompenser de votre bonne volonté ! Natty a été assez imprudent pour contrevenir à la loi, en tuant un daim ce matin, et je dois même ajouter que si c’est un crime, j’en ai été le complice. Votre père en a été informé, et il a délivré un mandat de perquisition.

– Je sais tout cela, dit Élisabeth, vous ne m’apprenez rien ; ce n’est qu’une formalité qu’il fallait remplir, et il n’en résultera rien de fâcheux pour notre ami. Mais je vous adresserai à ce sujet la question que vous m’avez faite il n’y a pas longtemps, Edwards : Avez-vous vécu si longtemps avec nous sans nous connaître ? Croyez-vous que nous puissions souffrir que l’homme qui m’a sauvé la vie soit mis en prison ? Et quand il ne s’agit que d’une somme si modique ! Mon père est juge, mais il est chrétien ; il est homme. Tout est déjà convenu et entendu entre nous.

– De quel poids vous me soulagez, miss Temple ! s’écria Edwards. Ainsi donc il ne court aucun danger ; vous le protégerez, il ne sera point inquiété, vous m’en donnez l’assurance, et je dois vous croire.

– Voici mon père qui vous la donnera lui-même, monsieur Edwards, répondit Élisabeth.

Marmaduke entrait en ce moment, mais son air soucieux semblait démentir tout ce que sa fille venait de dire. Il s’avança dans l’appartement sans paraître s’apercevoir qu’il s’y trouvât quelqu’un, et s’y promena quelques instants sans que personne rompît le silence. Enfin il jeta les yeux sur Élisabeth.

– Nos plans sont renversés, mon enfant, lui dit-il ; l’obstination de Bas-de-Cuir a attiré sur lui l’animadversion des lois, et il m’est impossible de l’en préserver.

– Comment ! de quelle manière ? s’écria Élisabeth. L’amende n’est qu’une bagatelle, et…

– Comment aurais-je pu supposer, continua Marmaduke, qu’un vieillard, un homme comme lui, oserait s’opposer à l’exécution d’un mandat légal, menacer un officier public, insulter un magistrat ? S’il se fût soumis à la perquisition, j’aurais payé l’amende pour lui, et la loi eût été satisfaite ; mais à présent il faut qu’il en subisse la rigueur.

– Et quelle sera sa punition, Monsieur ? demanda Edwards d’un ton qui annonçait une vive agitation.

– Vous êtes ici, Monsieur ! je ne vous avais pas vu. Je ne puis répondre à cette question. Il n’est pas d’usage qu’un juge décide quel sera le châtiment d’un accusé, avant d’avoir entendu l’accusation, les preuves, la défense et la déclaration des jurés. Mais vous pouvez être certain d’une chose, monsieur Edwards, c’est que, quoi qu’il puisse m’en coûter, après le service qu’il a rendu à ma fille, je n’en ferai pas moins ce que la loi et la justice exigent de moi.

– Comment serait-il possible de douter de la justice du juge Temple ? dit Edwards avec amertume. Mais parlons avec calme, Monsieur. La vieillesse, les habitudes, l’ignorance de Natty ne peuvent-elles l’excuser ?

– Elles peuvent atténuer sa faute, mais non la justifier. Pourrait-on vivre en société, si les hommes répondaient avec le fusil aux ministres de la justice ? Est-ce pour cela que j’ai peuplé le désert, que je l’ai civilisé ?

– Si vous aviez dompté les animaux féroces qui menaçaient la vie de votre fille il n’y a que quelques heures, Monsieur, votre raisonnement serait plus applicable à la circonstance.

– Olivier ! s’écria Élisabeth.

– Paix, ma fille ! ce jeune homme est injuste, et je ne lui ai pas donné sujet de l’être. Je vous pardonne cette remarque, monsieur Edwards, parce que je sais que vous êtes ami de Natty, et que c’est cette amitié qui vous fait passer les bornes de la discrétion.

– Oui, je suis son ami, et je me fais gloire de l’être. Il est simple, ignorant, grossier ; il a peut-être des préjugés, quoique je sente que l’opinion qu’il a conçue du monde n’est que trop vraie. Mais il a un cœur, Monsieur, un cœur qui lui ferait pardonner mille défauts. Jamais il n’abandonnerait un ami, non, pas même un de ses chiens.

– C’est un caractère estimable, monsieur Edwards ; mais je n’ai jamais été assez heureux pour obtenir sa bienveillance, car il a toujours eu à mon égard des manières repoussantes ; j’ai supporté cette conduite comme un caprice de vieillard ; et quand je le verrai paraître devant moi, comme accusé, je puis vous assurer que je n’en serai pas disposé pour cela à juger plus sévèrement son crime.

– Son crime ! s’écria Edwards. Est-ce donc un crime que de chasser de chez soi un curieux insolent ? Non, Monsieur, non, si quelqu’un est criminel dans cette affaire, ce n’est pas lui.

– Et qui est-ce donc, Monsieur ? demanda M. Temple en regardant avec son calme ordinaire le jeune homme tremblant d’agitation.

Edwards avait fait de violents efforts sur lui-même jusque alors pour conserver un peu de sang-froid, mais cette question le mit hors de lui, et le torrent retenu n’en déborda qu’avec plus de force.

– Qui ? s’écria-t-il avec véhémence ; et c’est vous qui me faites cette question ? Demandez-le à votre conscience, Monsieur ; approchez-vous de cette fenêtre, regardez cette riche vallée, ce beau lac, ces superbes montagnes, et que votre cœur vous dise, si vous en avez un, pourquoi et comment vous en êtes propriétaire, et à qui ces domaines devraient légitimement appartenir. Interrogez Bas-de-Cuir, le vieux Mohican, et vous verrez s’ils ne vous regardent pas comme l’usurpateur du bien d’autrui.

– Olivier Edwards, répondit Marmaduke, qui avait écouté cette tirade sans manifester d’autre sentiment que celui de la surprise, vous oubliez à qui vous parlez. On dit que vous descendez des anciens propriétaires de ce pays, mais vous avez bien peu profité de l’éducation que vous avez reçue, si elle ne vous a pas appris la validité des droits qu’ont les blancs sur cette contrée. Elle a été concédée à mes devanciers par vos ancêtres eux-mêmes, s’il est vrai que vous en ayez parmi les Indiens, et Dieu sait si j’en ai fait un mauvais usage. Je vous avais donné un asile dans ma maison, mais le moment est arrivé où il faut que vous la quittiez. Après la manière dont vous venez de me parler, nous ne pouvons plus habiter sous le même toit. Descendez dans mon cabinet, et je vous paierai ce dont je vous suis redevable. Vos discours déplacés ne vous empêcheront pas de faire votre chemin dans le monde, si vous voulez suivre les avis que mon âge m’autorise à vous donner.

La violence irrésistible du sentiment qui avait occasionné la sortie d’Edwards commençant à se calmer, il fixa des yeux égarés sur Marmaduke qui sortait de l’appartement et resta quelques instants immobile, comme un homme qui a perdu l’usage de la raison. Enfin revenant à lui, il tourna la tête du côté d’Élisabeth, qui était encore assise sur le sofa, la tête penchée sur sa poitrine, et le visage couvert de ses deux mains.

– Miss Temple, lui dit-il d’un ton doux et soumis, je me suis oublié ; je vous ai oubliée. Vous avez entendu votre père, je vous quitte ce soir, mais je ne voudrais pas vous quitter chargé de votre inimitié.

Élisabeth leva lentement la tête, et une expression de tristesse se peignit un moment sur ses traits. Mais, lorsqu’elle se fut levée, ses yeux noirs brillèrent de leur feu ordinaire, et son teint s’anima de vives couleurs.

– Je vous pardonne, Olivier, lui dit-elle tout en s’avançant vers la porte, et mon père vous pardonnera aussi. Vous ne nous connaissez pas, mais un jour peut-être vous changerez d’opinion.

– Sur vous ! s’écria Edwards. Jamais ! jamais ! je…

– Je voulais vous parler, Monsieur, reprit Élisabeth, et non vous écouter. Il y a dans cette affaire quelque chose que je ne comprends pas encore bien ; mais malgré tout ce que vous venez d’entendre, dites à Natty qu’il peut compter, sur notre amitié, et qu’il ne prenne pas trop d’inquiétude. Vous ne pouvez lui donner plus de droits qu’il n’en a acquis, et ce que vous avez dit ne les lui fera pas perdre. Adieu, Olivier ; puissiez-vous être heureux !

Edwards voulait lui répondre, mais elle disparut avec tant de rapidité, que, lorsqu’il entra dans le vestibule pour la suivre, elle n’y était déjà plus. Il s’arrêta un instant, comme pour réfléchir à ce qu’il devait faire, et, sortant de la maison, sans entrer dans le bureau de Marmaduke, il se dirigea vers la chaumière des chasseurs.

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