LA RÉVOLTE DES AILES
Dans l'aube indécise, à la lisière de la forêt où il s'était posé la veille au soir, le monstre de toile apparut. L'aviateur et son mécanicien dormaient à l'abri de ses ailes.
Alors, dans le monde des oiseaux et des insectes, où l'on se lève avec le jour, ce fut bien vite un ramage, un bourdonnement inusités. Ce géant les intriguait et les inquiétait. Était-il mort, ou simplement endormi? La curiosité, la peur, hantaient les cervelles. On s'interpellait, on s'interrogeait. De tous les points de l'horizon, franchissant les monts et les bois, la gent ailée se concentrait autour du biplan. Un congrès s'institua dans l'aurore.
Un moineau couleur de poussière, qui avait roulé sa boule à travers le monde, et qui avait assisté aux premières envolées d'Issy-les-Moulineaux, donna la clef du mystère. On avait sous les yeux une sorte d'oiseau construit et monté par les hommes.
Une clameur énorme s'éleva. Par les hommes! Quoi, les hommes quittaient vraiment la terre, leur domaine? Ils osaient se lancer, d'un essor définitif, à la conquête des airs?
Les avis s'entre-croisaient, dans un tumulte assourdissant.
Une alouette, que grisait déjà la rosée du matin, s'écria d'une voix éperdue:
—Ce n'était pas assez de nous fusiller! Ils nous envahissent!
Et, aussitôt, on sortit tous les vieux griefs accumulés contre la race détestée. Une autruche, accourue du désert, érigea son col nu et congestionné:
—Ils nous arrachent nos plumes pour les mettre aux chapeaux de leurs femmes!
Une fauvette se lamenta:
—Leurs enfants détruisent nos nids.
Le paon, superbe de courroux:
—Ils ont fait des plumeaux de mes plumes.
La basse-cour, qui avait perdu dans la servitude l'usage de ses ailes, s'indignait d'autant plus aigrement contre l'homme volant. Une poule gloussa, en baissant une pudique paupière:
—A peine attendent-ils que nous ayons pondu pour nous prendre nos œufs.
Le coq jeta, le jarret tendu, l'œil sanglant:
—Ils mettent nos crêtes en vol-au-vent.
Le dindon secoua un jabot violacé de fureur:
—Ils ne nous gavent que pour nous manger.
Amer, le chapon précisa ses scabreuses rancunes.
Cependant quelques dissidents penchaient vers l'indulgence. Un pinson lança gaiement:
—Bah! Ils nous donnent leurs jardins.
—Nous leur donnons nos chants, répliqua fièrement le rossignol.
L'hirondelle risqua:
—Ils fêtent mon retour...
Mais un hibou coupa, très sec:
—Ce n'est pas toi qu'ils saluent, c'est le printemps.
Un papillon balbutia:
—Ils nous laissent les fleurs...
—Ils nous prennent le miel, bourdonna l'abeille.
Une grue rêva, en lissant ses plumes:
—C'est chic, les hommes...
La colombe roucoula:
—Ça doit être joli, de s'envoler à deux, sous la même paire d'ailes...
Mais ces voix favorables étaient aussitôt couvertes par des cris de colère.
Un pierrot, assidu des réunions publiques, s'écria:
—Citoyens, on veut nous affamer. Tous ces engins du diable suppriment le cheval, bon semeur de crottin, qui nous donnait, si l'on peut dire, la becquée...
Un pigeon voyageur, qui portait sur les ailes l'estampille officielle, secoua, d'un élan de révolte, le joug hiérarchique:
—Ces machines me dégoûtent à jamais de porter des dépêches. Vive la grève!
Le pélican, mélancolique, nargua le radiateur:
—Ça, des entrailles? Qu'ils les donnent donc en pitance à leurs enfants!
Un manchot, jaloux, agita ses moignons inutiles:
—Et ça voudrait voler!
Les becs acérés claquaient de haine. Un vieux corbeau, qui s'était régalé sur des champs de bataille, décréta:
—L'homme, ça n'est bon que quand c'est mort.
Docte, un gros perroquet ricana:
—Figurez-vous que les hommes passent leur temps à répéter mes paroles...
Une libellule poussa le coude aigu d'une sauterelle, en lui montrant l'aéroplane:
—En somme, de la contrefaçon, ma chère.
Les insectes, en essaims pressés, animaient les airs de leur fureur sonore. Les mouches clamaient qu'on les empoisonnait, qu'on les embouteillait, que les hommes leur faisaient expier par mille morts le crime de vivre. Les hannetons racontaient les tortures que leur faisaient subir les écoliers... Les moustiques, altérés de sang, criaient que l'heure de la revanche était venue.
Aveuglés de rage, tous chargeaient les hommes des travers et des vices dont ils étaient eux-mêmes le symbole. La pie les traitait de voleurs, la linotte d'écervelés, le coucou de paillards...
Soudain, tout se tut. L'aigle planait sur l'assemblée. Ses vastes ailes répandaient de l'ombre. On eût dit que la nuit revenait, qu'il avait, sous son fixe regard, contraint le soleil levant à rentrer sous l'horizon. Il parla:
—Oui, vous avez raison. L'homme est coupable de tous les forfaits que vous rappelez. Et celui dont il nous menace les dépasse tous. Il ne faut pas qu'il l'accomplisse. L'espace est à nous. Je ne veux pas que ces machines humaines viennent nous briser de leur masse ou dans leurs remous. Je ne veux pas qu'elles violent le ciel, notre ciel. Sauvons l'empire des ailes. Unissons-nous contre l'envahisseur. Mettons en œuvre contre lui tous les moyens de défense dont nous arma la nature. Que tous les becs, que toutes les griffes, lacèrent les étoffes et crèvent les yeux. Que tous les dards plongent, que tous les venins empoisonnent. En avant!
Il dit et, suivi de la horde innombrable, fond vers la terre. Mais tout à coup, de furieuses détonations éclatent et crépitent, ininterrompues. L'air tremble comme un drapeau dans le vent. Le moteur est en marche! Et c'est aussitôt, dans le ciel, une soudaine déroute, la panique des ailes, un gigantesque bouquet d'oiseaux qui fuse et s'éparpille, tandis que, majestueux, l'aéroplane s'enlève, auréolé par le soleil... 246
247
248
249