LE ROI

LE ROI

Quand Cagnard reçut l'invitation à déjeuner du roi d'Illyrie, il plissa le front et se gratta les cheveux sous sa casquette. Il était très embêté. On peut être roi de l'air sans avoir l'habitude des cours. Sacrédié de sacrédié... Comment se tirer de là?

Pas moyen de refuser. On était au deuxième jour de la semaine d'aviation de Numarest, la capitale de l'Illyrie, semaine dont Cagnard faisait tous les frais. Lisez qu'il en palpait tous les prix. Non, il ne pouvait pas se défiler, faire une crasse au souverain de l'endroit.

Mais quelle barbe! On a beau avoir été contremaître dans une usine d'autos, ce n'est pas en grattant sur un moteur qu'on apprend les pirouettes et les ronds de jambe. Vrai, à l'école des pilotes, on devrait vous enseigner les belles manières. C'est très joli, de savoir décoller vite, virer sec, atterrir dans un mouchoir. Mais puisqu'on est appelé, par le temps qui court, à fréquenter des majestés, on devrait aussi s'entraîner à ce métier-là.

Bah! Le mieux était d'y aller gaiement. Il en avait vu bien d'autres. Bouffer chez un roi, ce n'est pas plus terrible que de couper l'allumage à mille mètres. Faut un commencement à tout. Et puis, ça lui servirait: il se ferait la main, sur un monarque de second ordre. Des fois que, plus tard, le tsar ou le kaiser l'inviterait.

Le moment venu, Cagnard aborda donc crânement l'obstacle. Comment s'habille-t-on, pour croûter au palais? Il n'avait pas d'habit, pas de smoking. La belle affaire! Il mettrait ce qu'il avait de mieux, son veston des dimanches. Par là-dessus, une cravate d'un rouge éclatant, des croquenots vernis à faire cligner des yeux. Si le roi n'était pas content!...

Désinvolte, il passa devant la sentinelle qui, le schako sur les sourcils et le fusil raide au long du corps, montait la garde au seuil du palais. Mais à peine s'engageait-il sous le porche qu'une sorte d'amiral tout chamarré bondit d'une loge, comme un chien de sa niche. Il prononça des paroles impérieuses. Cagnard n'y comprit rien. Mais il lui fourra son carton sous le nez. Aussitôt l'autre s'apaisa et requit un soldat du poste afin d'accompagner l'invité du roi.

—Hein? Ça lui en a rodé un clapet, déclara le pilote satisfait.

Au côté de son compagnon, il traversait une immense cour pavée, chauffée à blanc par le soleil de midi.

—Dis donc, mon vieux, demanda Cagnard, est-ce qu'il fait aussi chaud que ça tous les jours, dans ton patelin?

Mais le soldat ne pipait pas. Il ne comprenait même pas le français. Paysan, va!

Au faîte d'un perron, un deuxième pipelet, plus chamarré encore que le premier, accueillit l'aviateur. Il portait une chaîne d'or au cou et un sabre au flanc. Drôle d'idée de traîner un bancal pour tirer le cordon. L'homme à la chaîne lut encore le carton puis, d'un geste noble, indiqua un escalier, si large qu'on aurait pu le monter en biplan. Trois grands coups de timbre tombèrent dans le silence.

—Chouette, on annonce bibi, murmura Cagnard.

Il grimpa. Un tapis doux comme de la mousse couvrait les marches de marbre. Partout des plantes et des statues. Au palier, un troisième larbin, en gants blancs et culotte courte, salua d'un petit signe protecteur.

«Celui-là est à la coule», pensa-t-il.

Il le suivit. Ils traversèrent une antichambre blanche, toute en glaces, comme un café; puis un billard, d'un sérieux et d'un cossu de cathédrale. Enfin, ils s'arrêtèrent dans un salon. Mais quel salon! Même au musée, même au théâtre, on ne voyait pas si beau. Cagnard fit entendre un claquement de langue admiratif. Il voulut féliciter le larbin du goût de son patron. Mais la culotte courte avait disparu.

Tant qu'il avait fallu monter à l'assaut, le pilote avait crâné. Mais maintenant qu'il était dans la place, tout seul, sa belle assurance le lâchait. Il restait debout, immobile, car, dans cette pièce-là, les sièges n'étaient pas faits pour s'asseoir, ni les tapis pour marcher.

Une question surtout le préoccupait. Comment appeler le roi? Il n'avait pas pu se renseigner. Il ne connaissait personne dans la ville. Et il n'avait emmené avec lui que son mécano qui, évidemment, ne pouvait pas lui être d'un grand secours dans la circonstance. Disait-on Sire, Majesté, Altesse? Si on l'appelait monsieur, il se froisserait.

Et comment le saluait-on? Révérence, poignée comble de l'élégance consistait à balancer agréablement le haut du corps, en glissant en même temps la semelle sur le plancher, à la façon d'un frotteur. Mais il n'en était pas très sûr.

Le roi... Cagnard le reconnut, l'ayant entrevu la veille aux tribunes. Il était en veston. Bonne affaire. Et puis il parlait français. On pourrait s'entendre. Dame, tout en complimentant l'aviateur, il gardait bien des airs de grand chef, de monsieur qui a des moyens. Mais il ne pouvait pas s'en déshabituer d'un coup, cet homme. On l'avait élevé comme ça. Et malgré tout, il y aurait du bon, si l'on déjeunait dans le tête-à-tête.

Le tête-à-tête... Ah! bien oui! On était une douzaine à table. La reine, d'abord, et des chambellans, et des aides de camp, des tas de gens pincés, lisses, glacés à frapper les carafes. Le pauvre Cagnard avait beau se dire que la reine ressemblait à la patronne d'un petit bistro de Billancourt, il en perdait tout de même la direction.

Sûr, qu'il n'était pas dans son équilibre pendant le repas. Vous parlez, qu'il avait les grosses sueurs. Et pour tout. De quel couvert se servait-on, pour les hors-d'œuvre? De la petite fourchette à deux pointes, du couteau d'argent? Il en avait toute une trousse, devant lui. Et où replaçait-on son outillage? Sur la nappe, ou dans l'assiette? Et puis des déveines. Ainsi, les tranches de jambon étaient mal coupées dans le plat. Elles tenaient ensemble. Quand on en tirait une, il en venait quatre.

A tout moment il manquait de pain, dont on lui donnait des lichettes de rien. Et c'était aussi embarrassant d'en redemander que de rester le couvert en l'air. Autre supplice, de sculpter les os avec la fourchette et le couteau, au lieu d'y mettre franchement les doigts. A chaque instant, il tremblait de les faire sauter au milieu de la table. Puis la reine, sa voisine, s'avisant de lui poser une question tandis qu'il buvait, il faillit s'étrangler pour lui répondre. Ah! ce qu'il avait envie de se faire la paire!...

Enfin, on apporta des bols d'eau chaude, où trempaient des violettes. Chacun fit sa petite toilette. Les mains, la bouche. Pourquoi pas les pieds? C'était assez dégoûtant, de se laver à table. Mais Cagnard était vague. L'émotion, la gêne, les vins qu'il avait humés au petit bonheur dans l'escouade de verres alignés devant lui, tout cela lui composait une sorte d'ivresse morne et de vertige sans joie.

Quand il quitta la salle à manger, la reine à son bras—c'était roulant!—une seule idée fixe émergeait de son esprit troublé comme un pylône dans un brouillard: ouf! c'était fini.

Cependant, une heure plus tard, Cagnard s'élève en lentes spirales au-dessus de la ville à bord de son biplan. Sa mémoire s'éclaircit au vif de l'air. Il revoit ses épreuves, sa gaucherie, ses bévues, les sourires pincés des chambellans, les regards amusés qu'échangent à la dérobée les souverains. Ce qu'il a dû gaffer. Ce qu'on a dû se payer sa tête. Bon sang! Il en rougit, rien qu'à se souvenir. Tout de même, ce n'est pas juste, des différences pareilles, et que les uns soient élevés dans du coton, et les autres à la dure...

Mais il se penche. A cinq cents mètres au-dessous de lui, toute la ville est dehors. Au flanc des collines environnantes, des files humaines descendent, ruissellent, qui vont grossir la foule et l'acclamer à l'atterrissage.

Et une pensée l'éclaire et le dilate. Lui aussi, on l'ovationne, et mieux qu'un souverain! Quand on l'applaudit, ce n'est pas par habitude, c'est pour lui-même, pour son énergie, pour son sang-froid, pour son courage. Lui aussi, il a un trône, fait d'un bout de sapin, c'est vrai, mais un trône qui vole. Son sceptre est son volant. Et lui, il a vraiment les peuples à ses pieds. Il a le pouvoir. Il règne... Alors pourquoi se frapper, se croire inférieur, pour quelques singeries de salon qu'on ne sait pas?

Et, ragaillardi, vengé, Cagnard s'apostrophe gaiement:

—Mais, mon salaud, c'est toi, le vrai roi!

237

238

239

Share on Twitter Share on Facebook