L'ARTICLE 552
Vers la cinquantaine, M. Gilet, petit boutiquier batignollais, veuf, sans enfant, hérita une maisonnette au milieu d'un clos, dans un village bourguignon. Il s'y fixa. Et dès lors, l'instinct propriétaire, qui couvait en lui, fermenta, se déchaîna avec une violence furieuse.
Le désir de s'affirmer, de durer, de se prolonger par la possession est au cœur de l'homme. Mais, dans cette âme étroite et mesquine, il prit sa forme la plus vile et la plus répugnante.
M. Gilet jouit de son bien avec un égoïsme épais, une jalousie féroce. Nul ne franchissait son seuil. Il n'avait de tendresse que pour sa terre, ses fruits et ses légumes. Car il avait proscrit les fleurs, qui tiennent une place inutile.
Pendant des manœuvres, un paysan voisin tua d'un coup de fusil un petit soldat harassé qui cueillait des cerises dans son champ, au bord de la route. M. Gilet l'admira. Et il glorifia dans son cœur un autre rural qui, pour ne pas perdre de terrain, cultivait, tour à tour, le blé, la betterave et la luzerne sur la tombe de ses parents.
Bref, séché, racorni, courbé vers la terre, agité pour elle d'une passion honteuse, il vivait, entre les quatre murs de son enclos, l'existence la plus bornée, la plus rance et la plus fétide.
Or, un jour, devant le morceau de journal qui enveloppait son hareng saur quotidien, il tomba en arrêt. Il s'agissait de propriété. A propos d'aviation, on exhumait l'article 552 du Code: «La propriété du sol entraîne la propriété du dessous et du dessus.» Suivaient quelques développements.
M. Gilet relut plusieurs fois le journal. Il possédait le dessous et le dessus! Cette pensée pénétrait dans son cerveau, gagnait du terrain, à la façon du sérum injecté qui peu à peu envahit tout l'organisme.
Il rappela ses souvenirs d'école, lut, se renseigna. Ainsi, il possédait le sous-sol, jusqu'au centre de la terre. Évidemment, c'était flatteur. Mais cet invisible, ce noir domaine, si profond qu'il fût, avait des bornes. Tandis qu'au-dessus de sa tête, son royaume s'étendait à l'infini. A l'infini! Cela surtout le grisait, l'étourdissait de vertiges.
Il exigea des précisions, voulut connaître le contour exact de son empire. C'était une sorte de pyramide renversée, gigantesque, qui partait du centre du globe, s'appuyait aux limites de son terrain et qui s'évasait, s'évasait toujours, à mesure qu'elle s'élevait dans le ciel...
Et, à l'intérieur de ce cornet prodigieux, tout était à lui!... Oh! le vol des aviateurs ne lui apparaissait que comme une menace lointaine. Le jour venu, on aviserait. Ce qui le foudroyait, c'était la révélation, le sens de la possession immédiate, infinie.
Lui qui, depuis des années, vivait penché sur la terre, peu à peu, relevait la tête. Il découvrait l'espace, son espace.
Ainsi, ils vivaient chez lui, tous ces papillons bariolés, pareils en s'ébattant à de petits drapeaux qui jalonneraient la marche du printemps, pareils en s'élevant à des fleurs qui s'envolent.
Ils passaient chez lui, ces oiseaux qui montaient, planaient, descendaient, qui lançaient des cris d'ivresse éperdue et signaient leurs grands paraphes sur la page bleue du ciel.
Ils étaient à lui, ces parfums qui voguaient dans l'air, au-dessus de son clos. Parfum sucré des lilas, parfum chaud des blés mûrs, fin parfum de la vigne, âmes de fleurs éprises, baisers odorants qui cherchent où se poser. Et il les respirait avec délices, la face élargie.
A lui, le beau nuage aux flancs dorés, dont la forme changeante semble tour à tour imiter en reflet tous les spectacles de la terre, le troupeau, la montagne, le visage humain, le corps de la femme, la mer...
A lui, tous les astres qui s'allumaient au zénith. Le cerveau craquant, il apprit leur vie, leurs mœurs, leur éloignement insensé. Ainsi, il possédait des mondes, des soleils, des univers, encore plus loin, toujours plus loin, sans fin... Et pareil au bouquet de fête dans sa robe de papier blanc, son domaine, s'évasant sans cesse, jetait à l'infini sa gerbe d'étoiles.
Et M. Gilet, perdu dans sa contemplation, décidément levait le front. La terre passait au second plan, cessait d'être pour lui l'unique attrait de la vie.
Les liens étroits qui l'attachaient au sol se détendaient. Il planait dans son domaine sans bornes. Et il devenait indulgent et magnanime, comme tous ceux qui regardent de haut la fourmilière humaine.
Son intelligence brisait sa coque dure, s'aérait, suivait le nuage, les parfums, les oiseaux, montait jusqu'aux étoiles. Les vastes pensées descendaient en lui, puis l'emportaient d'un coup d'aile.
C'est ainsi qu'en une métamorphose singulière ce petit propriétaire racorni se redressa, s'éleva, s'élargit, s'accrut, s'épanouit, grâce au bienfait de l'article 552.
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