VOCATION

VOCATION

Parmi les grands aviateurs de demain, il faut compter Paul Epernon. Il a étudié et construit un appareil dont les essais sont gros de promesses et qui marque un progrès sensible sur les types existants. Epernon a toutes les qualités du pilote: la science et la patience, le flegme et l'audace. Il est jeune, cultivé, séduisant, aussi bien renté qu'apparenté. Bref, tout lui prépare un magnifique essor.

Je lui demandais l'autre soir comment il avait été amené à entreprendre la conquête de l'azur, à se «vouer au bleu», selon sa propre expression. Il se confessa de très bonne grâce.

—Naturellement, me dit-il, l'aviation m'a attiré dès ses débuts. Mais j'admirais en spectateur. J'hésitais à me mêler à la lutte. Et c'est un incident précis qui m'a jeté dans l'arène.

«C'était l'hiver dernier. J'avais été passer quelques jours à Castagnari, sur le lac Majeur. Ce voyage n'aurait rien d'héroïque—surtout depuis que la percée du Simplon permet de l'effectuer en treize heures—s'il n'entraînait, aller et retour, quatre passages à la douane.

«J'ai la douane en horreur. Je suis stupéfait que notre dignité, notre respect de nous-même, puissent s'accommoder d'un procédé aussi barbare. Tenez. Je m'amuse à noter sur un carnet ce que j'appelle «les étonnements de nos petits-neveux». De même que nous admettons difficilement l'arrogance des seigneurs qui faisaient battre l'eau des douves pour imposer silence aux grenouilles, la misère des paysans réduits en plein XVIIe siècle à manger de la terre, la saleté physique de la Cour du Grand Roi, de même notre état social actuel provoquera des surprises chez nos descendants. Eh bien, je suis certain qu'ils seront spécialement ahuris par notre douane et notre octroi.

«Mais j'arrive au fait. J'ai donc, pendant ce court voyage au lac Majeur, goûté et comparé les façons de trois douanes: la suisse, l'italienne et la française. Il faut l'avouer: les procédés de nos voisins sont courtois, à côté des nôtres. Ah! cet arrêt au retour, à Pontarlier, vers une heure du matin, dans la neige et la tourmente! Le train en tremblait. Déjà, nous avions plus d'une heure de retard. Mais n'allez pas croire que les opérations de la douane en furent hâtées d'une seconde. La terre croulerait que ces gens-là ne vous feraient pas grâce d'une formalité.

«J'étais seul dans mon compartiment. Un premier fonctionnaire passa et, sans phrase, releva les stores qui voilaient la lumière. Puis il me demanda si j'avais une malle aux bagages. Je lui répondis négativement.

Un deuxième employé, dix minutes plus tard, m'ordonna de tenir ma valise ouverte pour la visite. Vingt autres minutes s'écoulèrent. Je voyais, à travers la vitre, de pauvres gens, tirés du sommeil, qui s'acheminaient sous la neige vers la salle des bagages.

«Enfin, un troisième individu parut dans le couloir. Il était vêtu d'un paletot et coiffé d'une casquette dorée. Il avait un binocle, de longues moustaches blondes, l'air narquois et souverain. Méthodique, il s'accota au montant de la porte, se caressa le menton de deux doigts et me demanda, subtil et satisfait:

«—Qu'est-ce que vous avez à déclarer?

«Admirez l'insidieuse question. Il ne doutait pas: j'avais quelque chose à déclarer. Je cachais certainement dans ma valise un objet soumis à la taxe. Il le voyait. Je n'avais plus qu'à le découvrir bon gré mal gré. C'était canaille, mais c'était habile. Quiconque ne se serait pas senti la conscience tranquille se fût troublé. Je lui répondis avec l'accent de la rage et de la vérité:

«—Je n'ai rien à déclarer.

«Alors il se tourna vers un acolyte qui portait le classique uniforme des douaniers et que je n'avais pas encore aperçu dans le couloir. Il fit un signe, dit un mot:

«—Fouillez.

«Je bondis:

«—Monsieur, je viens de vous dire que je n'avais rien à déclarer!

«Mais il feignit de ne pas m'entendre et s'éloigna. Ainsi, cet homme avait le droit de douter de ma parole! Quand je lui crie que je n'ai rien à déclarer, il peut passer outre et tenir mon affirmation pour nulle. Dans la vie normale, je souffletterais à tour de bras l'individu qui se permettrait de me soupçonner de mensonge. Une rixe ou un duel s'ensuivrait. Ici, je dois m'incliner devant l'injure de ce bas fonctionnaire. N'est-ce pas odieux et grotesque?

«Cependant l'acolyte se disposait à exécuter l'ordre de son chef. Ses grosses mains s'abattirent sur mon sac. Elles écartèrent les objets ingénieusement rangés, se frayèrent un chemin, parvinrent au fond, remontèrent, palpant tout, bouleversant tout, violant tout.

«Je ne sais pas de spectacle plus révoltant. Nous avons aboli le cabinet noir. Une lettre, une simple lettre nous est sacrée. Et un quidam quelconque, au nom de la loi, peut éventrer nos malles et nos paquets. Y a-t-il cependant rien de plus intime qu'une valise? Nous y avons entassé des choses qui ont servi à nous vêtir, à nous laver, des choses si proches de nous qu'elles sont un peu de nous. C'est notre vie condensée, avec ses souvenirs, ses secrets, ses pauvres servitudes. Et un inconnu vient tirer tout cela à la lumière!

«Le douanier, n'ayant rien trouvé, se relevait avec un soupir. Je croyais en avoir fini. Quelle erreur! Il céda la place à un second sbire qui stationnait dans le couloir. Celui-ci était armé d'une immense tringle de fer, terminée par un crochet. Et si longue, si longue, que malgré l'habitude, il la cognait partout, aux cloisons, aux vitres, s'entravait aux portes, n'avançait qu'à une allure titubante d'ivrogne. Enfin il parvint à l'introduire dans mon compartiment, la glissa sous les banquettes, racla les planchers, sonda les plus obscurs recoins, ramena de vieux chiffons, des pelures d'orange, toutes sortes de menues ordures oubliées dans l'ombre. Il tenait à la fois de l'inquisiteur et du ramasseur de mégots.

«Donc, j'étais soupçonné—et le soupçon pesait sur moi seul, puisque je n'avais pas de voisin—d'avoir caché un objet prohibé sous les banquettes. J'avais pu, me couchant dans la poussière du plancher, glisser une boîte de cigares dans cet infect réduit. Peu importait ma déclaration, ma bonne foi, ma probité... Je pouvais être un menteur, après tout!

«J'étais indigné. Je suffoquais. Et c'est de cette minute-là que date ma vocation. Les poings serrés, j'évoquai la folle joie de faire la nique à ces gardes-chiourme, de hâter la fin de cette barbarie. Je voulus me joindre à la petite escouade qui prépare les temps futurs, avancer l'ère où les États devront demander, par la force des choses, leurs ressources à des moyens moins avilissants.

«Je veux être le premier à franchir, en aéroplane, une frontière. Avant que—par une réaction dérisoire, mais inévitable—on n'essaie d'entraver l'irrésistible mouvement par des saisies à l'atterrissage, je veux donner l'exemple. J'irai m'installer dans la plaine de Neufchâtel. Je passerai le Jura, précisément au-dessus de Vallorbes et de Pontarlier. Et dans un instant voluptueux, qui me paiera de mon labeur et de mes risques, je tiendrai, ahuris et penauds, mon homme galonné et ses sbires à leur vraie place, sous mon séant...»

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