III LE CHIEN DE GARDE

Comment peindre le bonheur du braconnier Lanoix, dit le Fistaud, le jour où l'aviateur Lucien Chatel l'attacha décidément à son service? Depuis la nuit où, dans les plaines de Touraine, il avait monté la garde autour de l'appareil de Chatel, il brûlait de s'arracher à sa vie ancienne et de se dévouer au jeune inventeur. Et voilà que ce rêve de rédemption se réalisait. On le prenait comme homme de peine. Quelle joie!

Mais un fauve ne s'apprivoise pas en un jour. Le Fistaud gardait ses habitudes de sauvagerie. Il obtint de coucher dans un coin du vaste hangar où s'abritaient les aéroplanes, à la lisière du plateau de Gravelle. D'oreille subtile et de sommeil léger, il excellait à ce métier de veilleur de nuit. Puis, le jour levé, il devenait l'homme à tout faire.

En réalité, il n'avait jamais su que tendre des collets aux lapins et prendre des perdrix dans les fines mailles des «panneaux». Mais sa force, son ingéniosité, son bon vouloir ne connaissaient pas de bornes. Et il n'était heureux que quand Lucien Chatel les employait. Rôdant sans cesse autour de son maître, il épiait ses regards, devinait ses désirs. Il n'avait pas son pareil pour abattre en trois coups de hachette le taillis qui gênerait l'essor, pour arracher du sol le quartier de roc où s'accrocheraient les roues du châssis, pour repousser, avec des gestes véhéments et des harangues brèves, la foule envahissante.

Dans la cour de l'atelier, il multipliait ses exploits. Son formidable coup d'épaule valait le plus formidable levier. A lui seul, il roulait dehors un appareil, dégageait le camion embourbé, transportait les pièces massives des machines-outils, les lourdes billes de bois d'où on tirait l'armature des aéroplanes.

Mais où il se montrait le plus touchant, le plus surprenant, vraiment unique, c'était dans son zèle farouche, dans sa fervente gratitude envers le patron.

Après un beau vol de Chatel, l'enthousiasme du Fistaud éclatait en tonnerre, dépassait celui de la foule. Il se lançait dans des louanges toutes gonflées de lyrisme, déclarait à qui voulait l'entendre—et même à qui ne voulait pas l'entendre—que «M. Chatel avait bien mérité son succès, parce qu'il avait du cœur dans le ventre et de l'âme dans le cœur».

Le jour où il apprit la décoration de Chatel, il fut foudroyé de joie, comme si l'événement tombait sur lui-même. Et pour montrer à son maître combien l'émotion l'avait bouleversé, il lui dit:

—Ah! mon fistaud, j'en faisais des larmes...

Par exemple, il détestait les rivaux et les concurrents de Chatel.

L'ardeur de sa rancune lui inspirait même parfois une sorte d'éloquence et de poésie. Pour blâmer la tactique de Choper, qui rase toujours prudemment le sol, au point qu'il le toucherait sans qu'on s'en aperçût, le Fistaud ricanait:

—Il va pleuvoir demain, les hirondelles volent près de terre.

Parmi les dates mémorables de l'histoire du Fistaud, il convient de rappeler celle où on lui confia, pour la première fois, la direction d'un camion automobile, d'une de ces voitures rudes et rapides qui transportent jusqu'aux champs d'aviation l'aéroplane démonté.

Il avait très vite appris à conduire. Cela lui plaisait, ces marches forcées où l'on roulait des nuits entières, à travers la campagne et les bois, pour livrer à temps la cellule ou le fuselage attendus. Et puis, il montait en grade.

L'orgueil de sa fonction, le sens de sa responsabilité nouvelle hâtaient sa métamorphose. Il avait pris, dans sa dure et cahotante existence, le goût de la boisson. Or, peu à peu, il renonçait à l'alcool. Bon sang, il ne s'agissait pas de conduire de travers et d'entrer dans du monde!

Le jour ne vint-il pas où Lanoix eut un livret de Caisse d'Épargne à son nom? Le Fistaud capitaliste! Il en rigolait lui-même.

Parfois, cependant, sous ce vernis bourgeois, la sauvagerie reparaissait. Jamais le Fistaud, par exemple, ne parvint à abandonner son tutoiement universel. Cela n'allait pas sans quelque inconvénient. Un riche client anglais, auquel Lanoix, du haut de son camion, avait livré un appareil, dit à Chatel, quelques jours plus tard, d'un air choqué:

—Oh! Quel est cet homme que vous m'avez envoyé et qui m'a tutoyé tout le temps?

Malgré ces à-coups inévitables, le Fistaud semblait s'adapter à sa nouvelle vie. Elle lui révélait d'agréables sensations. C'est ainsi que, livrant un aéroplane à Calais, il découvrit la mer. Arrivé à dix heures du soir, il s'était levé avant le jour, tant l'impatience l'agitait. Dans l'obscurité, il avait marché sur la plage, jusqu'à rencontrer le flot. Et là, les pieds dans l'eau, il avait attendu l'aurore.

C'est vers la même époque que Lanoix fut initié aux joies du théâtre. Son patron lui avait donné un billet pour une féerie à grand spectacle. Dès quatre heures de l'après-midi, le Fistaud, luisant de pommade, partit à pied de Vincennes pour le Châtelet. Il avait peur d'arriver en retard. Ce fut une merveilleuse soirée. Sûr que ce n'était pas du riflot. Malheureusement, elle ne se passa pas sans heurt. Des spectateurs jacassant dans une loge voisine, le Fistaud prétendit leur imposer silence en brandissant un poing formidable. Un peu plus tard, il faillit se faire expulser. Le héros enlevait l'héroïne en aéroplane. Et comme l'appareil glissait au long d'un fil d'acier, le Fistaud, soudain dressé, protesta avec véhémence:

—Y triche! Y triche!... Y a une ficelle!

Qui sait ce qu'aurait duré cette vie de délices? Mais le Fistaud pécha par excès de zèle. Un jour, rôdant autour des ateliers, il tomba en arrêt devant un ouvrier endormi sur un tas de copeaux. Le malheureux avait travaillé la nuit précédente, et le sommeil l'avait terrassé. Mais Lanoix n'entrait pas dans ces détails-là. Qu'on pût dérober à M. Chatel des heures d'atelier, des heures payées, voilà ce qu'il ne pouvait admettre. Indigné, il réveilla le camarade d'un coup de botte. L'autre goûta mal la leçon. On en vint aux arguments frappants. La victoire resta au Fistaud qui, d'un coup de barre de fer, décolla presque l'oreille du dormeur.

L'atelier ne sut pas estimer cet exploit. On trouva que le chien de garde dépassait son rôle. Et l'on jugea sa présence intolérable. Lucien Chatel le comprit. Mais, n'osant pas rejeter Lanoix à sa louche existence d'autrefois, il se proposa de l'attacher à son service personnel.

Une circonstance dramatique devait d'ailleurs, bientôt après, hâter sa résolution. Décidément partisan d'une justice expéditive, le Fistaud exécuta froidement, d'un coup de revolver, l'auteur d'une tentative criminelle, heureusement avortée, dont le jeune aviateur devait être la victime. Lanoix fut acquitté devant la Cour d'assises. Mais Chatel, qui venait précisément de se marier, saisit cette occasion d'attacher au logis son redoutable chien de garde.

Le Fistaud accepta. Dans la petite maison de Saint-Mandé, où habitait Chatel, il déploya son ardeur et son industrie. Il jardina, frotta, astiqua, donna la main aux gros ouvrages, courut aux commissions pour la cuisinière.

Pénétré de respect pour l'asile de son dieu, il circulait à pas feutrés de cambrioleur.

Cela dura tout un hiver. Puis, le Fistaud devint languissant. Ses soupirs ébranlaient les cloisons. Enfin, un matin de printemps, il se confessa devant Chatel, oubliant, dans cette circonstance solennelle, de le tutoyer:

—Écoutez, Monsieur Chatel, je peux plus durer. Je manque d'air, ici. C'est pas ma faute. La maison est chaude. La table est bonne. Je roule sur l'or. Mais enfin, j'étouffe. Je pèse six cents kilos. Je peux plus être frottisseur. Ce goût d'encaustique, ça me donne mal au cœur. J'ai besoin de passer des nuits dehors, de rouler, d'être libre. C'est plus fort que moi. Alors, faut que je parte. Faut que je retourne là-bas, en Touraine, par chez vous. J'oublierai jamais comme vous avez été bon pour moi, Monsieur Chatel. Aussi je vous promets que j'irai jamais plus braconner sur vos terres. Non, ça, jamais. Je bricolerai chez les voisins... 196

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